mardi 10 janvier 2012

De l'expression en musique


" Ma profonde émotion en apprenant les nouvelles de la guerre qui faisaient vibrer mes sentiments patriotiques, ma tristesse d'être loin de mon pays se trouvaient en partie compensées par la joie que j'éprouvais à me plonger dans la lecture de la poésie populaire russe. Ce qui me séduisait dans ces vers, ce n'est pas tant les anecdotes, souvent truculentes, ni les images ou les métaphores toujours délicieusement imprévues, que l'enchaînement des mots et des syllabes, ainsi que la cadence qu'il provoque et qui produit sur notre sensibilité un effet tout proche de celui de la musique. Car je considère la musique par son essence, impuissante à exprimer quoi que ce soit : un sentiment, une attitude, un état psychologique, un phénomène de la nature, etc. L'expression n'a jamais été la propriété immanente de la musique. La raison d'être de celle-ci n'est d'aucune façon conditionnée par celle-là. Si, comme c'est presque toujours le cas, la musique paraît exprimer quelque chose, ce n'est qu'une illusion et non pas une réalité. C'est simplement un élément additionnel que, par une convention tacite et invétérée, nous lui avons prêté, imposé, comme une étiquette, un protocole, bref, une tenue et que, par accoutumance ou inconscience, nous sommes arrivés à confondre avec son essence. La musique est le seul domaine où l'homme réalise le présent. Par l'imperfection de sa nature, l'homme est voué à subir l'écoulement du temps – de ses catégories de passé et d'avenir – sans jamais pouvoir rendre réelle, donc stable, celle de présent. Le phénomène de la musique nous est donné à la seule fin d'instituer un ordre dans les choses, y compris et surtout un ordre entre l'homme et le temps. Pour être réalisé, il exige donc nécessairement et uniquement une construction. La construction faite, l'ordre atteint, tout est dit. Il serait vain d'y chercher ou d'en attendre autre chose. C'est précisément cette construction, cet ordre atteint qui produit en nous une émotion d'un caractère tout à fait spécial, qui n'a rien de commun avec nos sensations courantes et nos réactions dues à des impressions de la vie quotidienne. On ne saurait mieux préciser la sensation produite par la musique qu'en l'identifiant avec celle que provoque en nous la contemplation du jeu des formes architecturales. Goethe le comprenait bien qui disait que l'architecture est une musique pétrifiée. "
Igor STRAVINSKI, Chroniques de ma vie, 1935, Paris : Denoël, p. 63-64.
Igor Stravinski orchestrant
La musique, à la manière d'un simple langage, est-elle porteuse d'un sens qui suffirait à la justifier ? Est-ce qu'un rythme, un son, une mélodie ou une harmonie veulent dire quelque chose de précis ? Ou la musique se rapproche-t-elle plutôt de la poésie, dont la vocation ne peut être réduite à l'expression d'un message signifiant ? Telles sont les premières questions qui viennent à l'esprit du lecteur découvrant l'intéressant témoignage d'Igor Stravinski, dans cet extrait de Chroniques de ma vie (1935), son seul écrit autobiographique. Il nous invite ainsi à partager les réflexions d'un jeune compositeur expatrié, tandis que la Première Guerre mondiale éclate. Un mois avant les premiers conflits, Stravinski est encore en voyage à Kiev ; mieux vaut, devant l'imminence du danger, chercher un refuge. C'est à Clarens, où il a déjà fait plusieurs séjours, qu'il choisit de s'installer, avec sa famille. Quatre années durant, il demeurera comme cloîtré en ce coin de la Suisse vaudoise. De son séjour à Kiev, Stravinski a rapporté tout un lot de poésies populaires russes, qui représenteront pour lui, un objet de fascination et de réflexion ; ces recueils serviront d'ailleurs de base à la plupart de ses œuvres jusqu'en 1920 – citons le ballet Renard (1916-1917), histoire burlesque qui met en scène un renard s'attaquant à un coq, et L'Histoire du soldat (1917), pièce dont l'argument, certes d'inspiration faustienne, reprend un vieux conte russe compilé par Alexandre Afanasiev, dans lequel un soldat pauvre vend son âme au Diable contre un livre qui permet de prédire l'avenir –. L'extrait soumis à notre étude propose le récit rétrospectif de cet été 1914 : l'occasion pour l'auteur de remémorer ses projets compositionnels et surtout ses opinions esthétiques quant à la musique. Prenant appui sur les propos de Stravinski, ce commentaire se développera en quatre temps. Il s'agira d'abord d'évoquer les liens étroits qui ont uni musique et poésie dans les siècles passés. Sera ensuite traitée la remise en question du pouvoir expressif de la musique, illustré en particulier par l'Expressivo des musiciens romantiques. Cet examen permettra de présenter d'autres positions esthétiques comme l'impressionnisme et la recherche de l'inexpressif. Nous aborderons enfin cette idée-maîtresse défendue par Stravinski : le seul objectif de la musique, et peut-être même son essence est « d'instituer un ordre dans les choses, y compris et surtout un ordre entre l'homme et le temps ». L'époque antique associe déjà la poésie et la musique dans le mythe d'Orphée. En lui se confondent la figure du musicien et celle du poète. La magie de ses chants s'exerce sur tous, y compris aux Enfers. Apollon, dieu musicien, est lui même à la tête du cortège des neuf muses, parmi lesquelles plusieurs symbolisent l'art poétique. Plus tard, en Italie, dès le XIIIe siècle, musique et poésie sont intimement liées. Prenons comme exemple la figure du poète florentin Dante Alighieri, qui revendique comme projet de placer la douceur de la langue toscane au premier plan. Quelques décennies plus tard, Pétrarque ira plus loin, en abordant clairement, dans le Canzoniere, la dimension sonore de la poésie. Pour lui, les qualités sonores de sa langue prévalent sur les qualités logiques. La poésie de Pétrarque se caractérise par deux qualités particulières : la « gravità » et la « piacevolezza ». Il est intéressant de remarquer que ces deux qualités se manifestent par le son : la place de l'accent, le type de rimes ou encore les jeux entre consonnes et voyelles. Il apparaît judicieux d'interroger le rapport entre la poésie mise en musique et la poésie simplement lue. Observons à cet effet la relation entre les notes et les paroles, développée par l'écrivain et musicien Marc'Antonio Mazzone, dans la préface de son premier livre de madrigaux à quatre voix, en 1569. Une relation identique à celle reliant le corps à l'âme, même si pour Mazzone, la musique se veut au service du sens des paroles. Le compositeur doit savoir, « avec les notes tristes, joyeuses ou sérieuses, exprimer le sujet » propre aux paroles. Pour Girolamo Russelli, « les vers sont déjà harmonieux et musicaux ». Le fait de chanter n'est pas un ajout, mais un révélateur : la musique et le chant permettent en quelque sorte de libérer la musicalité déjà propre aux vers. Le poète français Eustache Deschamps expose en 1392, dans L'art de dictier, sa conception de la musique et de la poésie. La poésie y est décrite comme une « musique de bouche » qui profère des « paroles métrifiées ».1 Jean Molinet insiste quant à lui sur l'importance de la dimension rythmique dans la poésie : ainsi, dans L'art de la rhétorique (XVe siècle), la poésie est « une espèce de musique appelée rythmique ». Comme on le remarque aisément, la poésie est gage d'harmonie parce qu'elle est rythmique (mesurée, mètres). C'est d'ailleurs encore aujourd'hui le rythme qui distingue la poésie en vers de la prose. Les poètes de la Pléiade, comme Pierre de Ronsard ou Joachim du Bellay ont eux aussi, à l'instar d'Igor Stravinski, souligné cette capacité à sonner, inhérente à la poésie. Il faut bel et bien chanter pour révéler la musicalité inscrite dans les mots. Dans sa note adressée au lecteur de La Franciade (1572), Pierre de Ronsard explique les codes de ponctuation, les signes (!) et les incidences sur la lecture qui en découlent.
« Je te supplierai seulement d'une chose, lecteur, de vouloir bien prononcer mes vers et accommoder ta voix à leur passion, & non comme quelques uns les lisent, plutôt à la façon d'une missive ou de quelque lettre royaux que d'un poème bien prononcé : et te supplie encore derechef où tu verras cette marque ! Vouloir un peu élever ta voix pour donner grâce à ce que tu liras. »2
Le poète attend donc bien ici du lecteur une profération, à haute voix, et une capacité à jouer sur les hauteurs de voix pour servir la poésie. La langue poétique semble ici relever du musical. Jean Jacques Rousseau va jusqu'à donner à la voix un sens musical, dans son Essai sur l'origine des langues : « La colère arrache des cris menaçants, que la langue et le palais articulent : mais la voix de la tendresse est plus douce, c'est la glotte qui la modifie […] les accens en sont plus fréquens ou plus rares, les inflexions plus ou moins aiguës, selon le sentiment qui s'y joint. Ainsi la cadence et les sons naissent avec les syllabes : la passion fait parler tous les organes et pare la voix de tout leur éclat ; ainsi les vers, les chants, la parole, ont une origine commune. »3 Cette origine commune à la voix chantée et à la voix parlée est ici, d'après Rousseau, guidée par la passion et le sentiment ; on perçoit clairement dans son propos un attachement, presque même un assujettissement de l'acte poétique ou musical à l'expression d'un état émotionnel. C'est aussi, nous l'avons vu, la théorie défendue par Marc'Antonio Mazzone quand il ordonne à la musique d'exprimer par les notes tristes, joyeuses ou sérieuses le sens, « l'âme » des paroles. Mais si l'association entre poésie et musique semble tout à fait pertinente, – par leur capacité commune à jouer avec les cadences, la place de l'accent, ou encore les scansions rythmiques – faire de l'expression leur raison d'être peut être l'objet de diverses critiques. Si la voix se prête à porter le sens, peut-on dire de la musique instrumentale qu'elle est, elle aussi, vouée à exprimer ? Comme le confie volontiers Stravinski, dans l'extrait qui nous est proposé, l'intérêt qu'il porte aux vers est d'abord stimulé par « l 'enchaînement des mots et des syllabes, ainsi que [par] la cadence ». La « joie » qu'il éprouve à cette lecture évoque, chez lui, un effet « tout proche de celui [provoqué par] la musique ». Ce constat permet au compositeur russe de poursuivre son propos en affirmant que la musique est, par essence, « impuissante à exprimer quoi que ce soit ». Pourtant, si la musique instrumentale semble certes incapable d'exprimer des idées, ne pourrait-on pas la concevoir comme le langage des sentiments et des émotions. Peut-être plus que la prose ou la poésie, la musique ne serait-elle pas un moyen de nous transmettre des confidences sur l'intimité des affects du créateur ou de l'instrumentiste ? C'est, n'est-ce pas, la conception défendue par les romantiques, celle du moins qu'ils avançaient eux-mêmes pour expliquer leurs propres œuvres ? Tolstoï définissait l'art comme « l'activité humaine par laquelle une personne peut, volontairement, et au moyen de signes extérieurs, communiquer à d'autres les sensations et les sentiments qu'elle éprouve elle même ».4 Pour lui, dès que les spectateurs ou les auditeurs éprouvent les sentiments que l'auteur exprime, il y a œuvre d'art. Cette conception fait de la musique, et de l'art plus généralement, un moyen d'évoquer, de communiquer... bref : un langage. La musique pourrait en quelque sorte dire en sons ce que le logos dit avec des mots. Les structures de la musique et du langage ont, il est vrai, en commun le caractère avant tout auditif de la communication qu'elles instaurent, ainsi que le fait de pouvoir être transcrites. L'art, en s'appuyant sur le système linguistique, deviendrait donc un système de signes porteurs de sens, et cherchant à communiquer une signification. De tous les arts, c'est bien la musique qui, par son expression « sonore », se rapproche le plus du langage. Il convient, à ce moment de notre étude, de questionner le possible message transmis par l'art. Vladimir Jankélévitch, dans La Musique et l'Ineffable, interroge :
« Une symphonie est-elle un discours ? la sonate est-elle comparable à une plaidoirie ? la fugue à une dissertation, l'oratorio à un sermon ? Les thèmes jouent-ils dans la symphonie le même rôle que les « idées » dans la leçon du conférencier ? Visiblement ce sont là des manières de parler, des métaphores et des analogies que nous dictent nos habitudes oratoires et discursives. »5
Vladimir Jankélévitch
Signifier, en musique, ne veut pas dire faire comprendre : l'œuvre musicale tendrait plutôt à communiquer une sensibilité personnelle présentée à nos sens, sans chercher à délivrer de message. On peut d'ailleurs douter d'un rapport immédiat entre les interprètes d'une musique et leurs auditeurs : alors que le langage crée un rapport transitif entre les interlocuteurs, où l'auditeur est une « deuxième personne » interpellée directement, l'auditeur-spectateur d'un concert est tiers, ou témoin et non plus interlocuteur. Certes, la musique se conçoit comme un système de signes, c'est-à-dire d'objets reconnaissables selon une codification établie, mais elle reste un art non signifiant. Peut-on dès lors la traiter comme un langage porteur de sens ? La conception esthétique du romantisme apparaît moins convaincante : l'intention signifiante de la confidence était-elle réellement présente dans le temps de l'exécution ? On peut en douter. Igor Stravinski est l'un des premiers à considérer l'expression comme une « illusion et non pas une réalité ». Les musiciens du vingtième siècle, volontiers critiques envers l'Expressivo romantique, raillent le préjugé d'une expression univoque. L'essence de la musique, donc, ne semble pouvoir être assujettie à la volonté d'exprimer des idées ou des sentiments. Il peut être intéressant de voir les positions esthétiques défendues par les « anti-romantiques ». Pour Jankélévitch, les musiciens du vingtième siècle ont globalement réagi en proposant deux formes distinctes contre l'expressionnisme romantique : l'impressionnisme et la recherche de l'inexpressif.
« L'impression qui est sensorielle, mais objective, décharge l'expression, qui est exhibitionniste et subjective. […] Les 'Préludes' de Debussy ne laissent pas à la vie affective le temps de s'attarder ; et de même dans les tableautins minuscules de Federico Mompou, […] dans les 'Pribaoutki' et les 'Berceuses du Chat' de Stravinski, dans les 'Sports et divertissements' d'Erik Satie, la brachylogie signifie la crainte d'appuyer et le souci de ne jamais insister. »6
Bartok propose, avec « Im Freien », En plein air (1926), un recueil de cinq pièces où les bruits de la nuit répondent aux tambours et musettes du village. Le compositeur réussit en quelque sorte à capturer l'esprit qui anime la nuit, à en livrer une impression. Il est intéressant de noter que la locution « en plein air » désigne justement une technique picturale française, aussi appelée « peinture sur le motif », grandement utilisée par les peintres du courant impressionniste comme Claude Monet ou Pierre-Auguste Renoir. Le principe consiste à peindre « en plein air », afin de mieux cueillir, de mieux saisir les subtils dégradés générés par la lumière sur chaque élément, et ainsi d'atteindre la véritable essence des choses. C'est donc un art relevant de l'imitation, de la mimesis dans le sens exposé par Socrate à propos des arts plastiques qui imitent la nature. Ce processus témoigne de manière évidente d'un attachement tout particulier à la nature – ne parle-t-on pas d'ailleurs de lumière « naturelle » ? –, qui semble bien être en opposition à la volonté d'exprimer l'intériorité profonde de l'artiste et son mystère. Il s'agit de peindre la nature telle qu'elle nous apparaît, dans la lumière du moment présent, de rendre compte des différents aspects que peut prendre un motif selon les heures du jour. Les effets d'atmosphère priment sur le pittoresque. Ne pas se raconter soi-même mais nous parler des choses qui nous entourent est un moyen d'éviter la confession.
Claude Monet dans son atelier, à Giverny
Comme l'impressionnisme, le style inexpressif réagit contre le pathos et les élans de l'expression romantique. Mais alors que l'impressionniste note ses sensations sur les choses, la musique inexpressive tend, selon Jankélévitch, à laisser parler les choses elles-mêmes, dans leur crudité primaire : bref, une sorte de retour au « concret », vers les choses elles-mêmes.
« [...]nez à nez avec le réel tel qu'il est, à même le réel : ce n'est même plus la donnée immédiate et objective, c'est la nature en personne qui est devant vous. […] Ce sont les cloches elles-mêmes qui carillonnent dans les Soirs armoricains de Louis Vuillemin, – non pas, comme chez les romantiques, une transposition idéaliste et subjective de la poésie des cloches : les quartes de bronze résonnent directement sur le clavier avec leurs harmoniques dissonants. »7
Les Histoires naturelles de Ravel, petites pièces pour chant et piano composées en 1906 à partir d'extraits des Histoires naturelles de Jules Renard, donnent la parole aux animaux, presque dans leur vérité brute ; Ravel, d'ailleurs, ne se contente pas de rendre les cris animaux, il donne à entendre les objets mêmes, il anime l'inanimé comme ses fameuses horloges déréglées. Voyons par exemple l'orchestration originale de L'Enfant et les Sortilèges, sa fantaisie lyrique : à l'orchestre traditionnel Ravel a ajouté une flûte à coulisse, des crotales, un fouet, une crécelle, une râpe à formage, des wood-blocks, sortes de claves, et un éoliphone pour l'imitation du vent. Et quand les sortilèges font vivre les meubles et parler les animaux, Ravel, avec humour, nous donne à entendre des pastiches de menuets aux harmonies discordantes pour le fauteuil, une polka déformée pour l'arithmétique, ou encore un fox-trot pour la théière. Tout n'est que subtil mensonge, musique du passé déformée par un modernisme outrancier. On peut percevoir une certaine ironie chez Ravel, inscrivant paradoxalement la note « sans expression » au dessus de la phrase la plus pathétique de son hypnotique Gibet8, ou Satie qui, dans les pièces pour quatre mains intitulées Morceaux en forme de poire (1903), demande au pianiste de droite de jouer « comme une bête » au moment où la musique se fait la plus tendre. Outre l'humour railleur, les musiciens de l'inexpressif fondent aussi leurs travaux sur la notion de violence, témoignant d'un commun mépris pour le bien-dire, l'élégance mélodieuse ou la grâce académique. On pense au ballet Le Pas d'acier, monté en 1928 par Sergueï Prokofiev, ou au Sacre du Printemps (1913) d'Igor Stravinski. Mais comme le remarque Jankélévitch, la violence « n'est peut-être pas le moyen le plus efficace d'étrangler l'expression : car il y a dans ses fureurs mêmes et dans ses outrances quelque chose de suspect qui annonce l'intention passionnée et le tourment de l'humaine, trop humaine angoisse ».9 Il faut cependant bien reconnaître dans les automates et les horloges de Ravel, les pantins de Stravinski ou le bruit des machines chez Prokofiev, la révélation d'une profonde défiance à l'égard de l'exaltation lyrique ou de l'élan pathétique. Et si on est certes en droit de ressentir une émotion à l'écoute du Sacre du Printemps, ne doutons pas qu'elle relève d'autres mécanismes que de la compréhension d'un supposé sentiment ou état psychologique, volontairement exprimé par le compositeur. Mais alors si, comme nous y invite justement le compositeur du Sacre, on considère que l'expression ne doit pas être retenue comme étant la « propriété immanente de la musique »10, comment définir l'acte musical ? Si son essence n'est pas d'exprimer, quelle est-elle alors ? Pour Igor Stravinski, la musique permet avant tout d'instaurer un rapport privilégié entre l'homme et le temps. Ne dit-on pas du musicien qu'il compte avec le temps, qu'il mesure le temps ? C'est même, selon le compositeur russe, « le seul domaine où l'homme réalise le présent ».11 La musique est généralement considérée comme l'art d'arranger et d'ordonner les sons et les silences au cours du temps, le rythme constituant le support de cette combinaison dans le temps et la hauteur, celle de la combinaison dans les fréquences. Dans son essai sur le temps musical, le musicologue Christian Accaoui traite précisément de la question : il explique que dans toute perception temporelle, l'esprit est confronté à un mélange d'écoulement et de synthèse. « La musique sculpte le temps et le temps sculpte la musique. Le musicien – compositeur, interprète, auditeur – agit sur le temps et le subit. Cette action et cette passion sont au cœur même de l'œuvre ».12 L'instant fascine et interroge la condition humaine : comme le souligne Stravinski, l'homme ne peut que subir la loi d'un temps insaisissable, incontrôlable. La musique témoigne de cette évanescence puisqu'elle n'existe que dans l'instant de sa perception. On pense à « Mystère de l'instant », titre donné en 1989 par le compositeur contemporain français Henri Dutilleux à une de ses œuvres, ou encore à Vladimir Jankélévitch avec Debussy et le mystère de l'instant (1976). L'inclination témoignée par Gabriel Fauré pour la figure de l'eau, avec des pièces comme Au bord de l'eau (1871), Le Ruisseau (1881) ou Eau vivante (dans La chanson d'Ève, 1906-1910), appelle aussi à notre esprit le flux des eaux courantes évoqué par Héraclite. « Tout s'écoule, proclamait-il, l'homme ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve ! » C'est ce flux perpétuel qui, selon le philosophe grec, caractérise l'essence du monde. Bergson ne l'associe-t-il pas, d'ailleurs, à une image du temps vécu ? Le phénomène de la musique semble bien, comme le suggère Igor Stravinski, instituer « un ordre entre l'homme et le temps » et selon lui, la réalisation de cet ordre, de ce cosmos, requiert uniquement une construction, une architecture.
« Pour être réalisé, (l'ordre) exige donc nécessairement et uniquement une construction. […] C'est précisément cette construction, cet ordre atteint qui produit en nous une émotion d'un caractère tout à fait spécial... »13
L'émotion spéciale dont il est ici question, n'est pas intrinsèquement nommée par le compositeur. Il se contente dans cet extrait de préciser cette sensation en « l'identifiant (à) celle que provoque en nous la contemplation du jeu des formes architecturales ». Vladimir Jankélévitch propose quant à lui d'appeler « charme » l'émotion spécifique à la musique.
« Si la Beauté consiste dans la plénitude intemporelle, dans l'accomplissement et l'arrondissement de la forme, dans la perfection statique et l'excellence morphologique, le charme, lui, a quelque chose de nostalgique et de précaire, je ne sais quoi d'insuffisant et d'inachevé qui s'exalte par l'effet du temps. […] Le charme est toujours naissant : car la succession ne nous accorde le moment actuel qu'en nous soustrayant le moment antérieur. »14
Je soulignerai pour conclure la pertinence et la richesse du texte soumis à notre étude, qui suscite encore aujourd'hui bien des questionnements. S'il n'est pas fondé sur l'expression, le charme de la musique semble relever de son aptitude à instituer un ordre entre l'homme et le temps. Nous avons montré que le phénomène musical tend vers un ineffable, c'est à dire vers ce qui ne peut être exprimé de façon adéquate par des mots, mais peut seulement être approché de manière interne. Pierre Lassere nous rappelle que pour Nietzsche, la musique n'exprime même pas la douleur en général ou la joie en général, mais une émotion indéterminée.15 Debussy considère également que la musique est faite pour l'inexprimable.16 Il est intéressant de remarquer qu'ineffable a étymologiquement la même origine qu'infans, terme latin désignant le très jeune enfant qui ne parle pas, qui n'a pas encore acquis le langage. Ne pourrait-on pas voir, dans la figure de l'enfant, l'incarnation d'un autre rapport au temps ? Pour l'enfant comme pour le musicien, il s'agit avant tout de jouer dans un espace et un temps qu'ils cherchent à investir. De même que le musicien sculpte l'instant et que l'architecte joue avec les formes d'un édifice, l'enfant ne crée-t-il pas lui aussi ses propres jeux ? Ainsi, le phénomène musical devrait être envisagé comme un faire plus que comme un dire ; en ce sens, il s'apparenterait bien à l'acte poétique, comme le faisait à juste titre observer Stravinski, dans l'extrait étudié. D'ailleurs, par le terme Poïesis, les Grecs anciens désignaient l'action de faire, le processus de création. Le charme de l'œuvre musicale, comme de l'œuvre poétique, réside en priorité dans cette capacité prodigieuse à réconcilier, en quelque sorte, l'homme avec le temps.

1. Eustache DESCHAMPS, Art de dictier, 1392.
2. Pierre de RONSARD, La Franciade, 1572, « au lecteur ».
3. Jean-Jacques ROUSSEAU, Essai sur l'origine des langues, 1781, œuvre posthume suite à une esquisse de 1755.
4. Léon TOLSTOÏ, Qu'est-ce que l'art ?, 1898. PUF, Quadrige, 2006.
5. Vladimir JANKÉLÉVITCH, La Musique et l'Ineffable, 1983, Paris : Seuil, p. 26.
6. Ibid. p. 42-43.
7. Ibid. p. 45.
8. Maurice RAVEL, Gaspard de la nuit, triptyque pour piano d'après trois poèmes d'Aloysius BERTRAND, 1909.
9. Vladimir JANKÉLÉVITCH, Op. Cit. p. 57.
10. Igor STRAVINSKI, Chroniques de ma vie, 1935, Paris : Denoël, p. 63-64.
11. Ibid.
12. Christian ACCAOUI, Le temps musical, 2001, Paris : Desclée de Brouwer, p. 8.
13. Igor STRAVINSKI, Op. Cit. p. 63-64.
14. Vladimir JANKÉLÉVITCH, Op. Cit. p. 122.
15. Pierre LASSERRE, Les idées de Nietzsche dur la musique, 1929, Paris : Calmann-Lévy.
16. Cité par Robert SIOHAN, « Possibilités et limites de l'abstraction musicale », Journal de Psychologie, 1959, p. 258.

1 commentaire :

  1. Ce qui serait très intéressant, ce serait une suite qui traiterait entièrement et en profondeur de ce rapport entre la musique et le présent !

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