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mardi 19 juin 2012

Histoire approximative de la bande dessinée : La Création contemporaine, 1/5


A.S. : J'ai choisi, pour poursuivre cette étude subjective de la bande dessinée et de son histoire, de retenir cinq auteurs majeurs de la production française de ces 20 dernières années, de présenter leur parcours, et de prélever au sein de leur bibliographie une œuvre significative que je tâcherai de présenter un peu plus en détail. Aujourd'hui : Mattt Konture.

Mattt Konture, l'Underground à la française.

L'auteur :

- Le rapport au médium : Né en 1965, Mattt Konture est un auteur peu connu et pourtant essentiel dans le champ de la bande dessinée française, et ce à plusieurs titres. D'abord, parce qu'il est le représentant emblématique de la bande dessinée underground d'expression française. J'entends par là que son rapport au médium est déterminé par ce que nous sommes en droit de considérer comme un cadre de pensée précis (le courant underground), dont l'acception culturelle est apparue dans les années 50, puis s'est affirmée aux États-Unis dans les années 60/70. Ses principales caractéristiques sont la dimension expérimentale, le rejet concerté des courants culturels dominants, et le développement d'un système de diffusion indépendant des circuits commerciaux ordinaires. Le support privilégié de ce système de pensée est en bande dessinée le fanzine, journal libre sans existence officielle, né de la passion et de la conviction d'un amateur pas nécessairement éclairé, et publié autant que diffusé de manière assez aléatoire. C'est donc dans ce type de support que Mattt Konture vient à la bande dessinée, lui qui se revendique de la contre-culture punk. Toutefois, la singularité (et la virtuosité) de son esthétique confèrent à ses travaux une dimension artistique nettement supérieure à la norme du fanzinat. Il participe aux revues Viper, Nerf, mais surtout au Lynx à tifs, où il fait la rencontre de J-C.Menu, en compagnie duquel (et de quelques autres : Killofer, Trondheim, David B., Stanislas, Mokeït) il s'apprête à bouleverser le paysage éditorial (et donc le paysage tout court) de la bande dessinée française.




- L'Association (à la pulpe): descendant en droite ligne du Lynx, via les revues AANAL et Labo, cette structure éditoriale est fondée en mai 1990, sur le modèle juridique (comme son nom l'indique) d'une association Loi 1901. Sa formation résulte de la volonté affichée de ses fondateurs de poursuivre leurs ambitions esthétiques dans un nouveau cadre de diffusion, abandonnant la distribution clandestine sous le manteau, pour se lancer dans le grand concert de l'Édition. L'Association (à la pulpe) - puis très vite L'Association tout court, se caractérise d'emblée par des choix éditoriaux qui confinent au politique : maquettes soignées, collections nombreuses mais homogènes, grande variété de format, publication de jeunes auteurs (Sfar) en même temps qu'exhumations patrimoniales (Schlingo), noir et blanc de rigueur, matériaux de grande qualité, autant d'éléments qui ont fait de leur catalogue l'un des plus exigeants et des plus prestigieux du monde de la bd. L'Association a su montrer depuis plus de vingt ans (et malgré les récents ''remous''), que l'on pouvait, à force de compétence et de conviction, concilier exigences artistiques et impératifs économiques. Et au sein de cette structure qui se distingue par la radicalité de ses choix, Mattt Konture est peut-être l'un des auteurs les plus radicaux, avec J-C Menu et quelques autres. Sa production est toujours restée fidèle à ses premières amours, et s'est épanouie dans les collections les plus ''fanzinesques'' du label : ''Mimolette'', ''Patte de Mouche'' (c'est d'ailleurs lui qui inaugura cette collection). Fondateur autant que fondamental, Mattt Konture est intimement lié au parcours de cette ''utopie esthétique et éditoriale'' (ainsi que le dit le groupe ACME) qu'est l'Association, montrant qu'en cette fin de siècle, la bande dessinée est prête à accueillir, et surtout à reconnaître à la lumière du plein-jour, ce qui jusque là s'était développé dans l'ombre de ses souterrains.


- Corpus général : si l'on excepte l'auto-édition et les rares ''infidélités'' éditoriales (6 pieds sous terre), la quasi-totalité du corpus de Mattt Konture est hébergée par l'Association, ce qui, en un sens, n'est guère surprenant. Toutefois, il faut prendre garde à ne pas réduire aux œuvres effectivement publiées les dimensions d'un corpus que Pacôme Thiellement n'hésite pas à qualifier ''d'illimité''. Mattt Konture est un graphomane compulsif, qui ne cesse de dessiner et de noircir depuis des années des pages et des pages de dessins, d'illustrations, en vue (rare) ou non (moins rare) de publication. Les imposantes Archives parues récemment (2006) à l'Association sont en ce sens suffisamment éloquentes, et ne peuvent que nous convaincre qu'il ne s'agit là, malgré un effort de diffusion à souligner, que de la partie émergée de l'iceberg. On ne doit donc pas tenter d'appréhender le Grand œuvre de Mattt Konture dans sa dimension quantitative (tâche d'Hercule probablement irréalisable, certainement ridicule), mais bien qualitative; car depuis les proto-fanzines des années 80 jusqu'aux publications les plus récentes, Mattt Konture travaille sans cesse le même trait, exprimant sensiblement les mêmes univers. Il explore de manière systématique les ressources d'un n&b dont les hachures couvrent la totalité des pages, ne laissant rien respirer, et creuse ainsi la surface de la planche en une profondeur hypnotique. Ce trait hallucinatoire (voire hallucinogène) organise l'œuvre-fleuve de Mattt Konture en une façon de signature, et lui donne l'unité que son ampleur lui refuse.

L'œuvre : Krokrodile Comix I, in Printemps, Automnes, L'Association, 1993

- Inscription dans le corpus général de l'auteur : le premier numéro du fanzine Krokrodile Comix est d'abord paru en auto-publication, avant d'être réédité cinq ans plus tard par l'Association, en une somme des travaux précurseurs de l'auteur, Printemps, Automnes. Ainsi, il symbolise en même temps qu'il synthétise le parcours de Mattt Konture : réminiscent de son passé fanzinesque, il s'inscrit dans une collection établie de la toute récente association éditoriale, et fait ainsi le lien entre les deux types de production, soulignant du même coup les affinités qui existent entre l'Association et le fanzinat, symbole de la bande dessinée contre-culturelle (mais pas contre-productive). C'est également dans cet ouvrage que s'affirme un peu plus l'ambition qu'a l'auteur de travailler le matériel autobiographique, pressenti comme point d'origine de l'ensemble de son travail, sans que cela n'ait jamais été explicité. Mattt Konture se lance donc avec son premier Krokrodile dans une entreprise autobiographique, qui marque l'entrée de la bande dessinée dans un nouveau territoire vertigineux : l'espace intérieur, qui n'aura de cesse d'être exploré par les différents auteurs de l'Association, mais également par l'ensemble de la bande dessinée contemporaine.

- Caractéristiques ontologiques : Krokrodile comix, on l'aura compris, est un livre de marge. Et je vais tâcher d'expliquer ici en quoi ce principe marginal se retrouve aussi sur un plan esthétique. La bande dessinée se définissait jusqu'alors, d'un point de vue ontologique, selon deux critères : art figuratif et narratif. C'est précisément cette définition que Mattt Konture va remettre en cause, faisant de l'infra-figuration et de l'infra-narration les deux piliers de son œuvre. Par ''infra-figuration'', j'entends que son travail procède d'une sorte de saturation graphique : la planche est entièrement couverte de signes nerveux et hypnotiques (traits, taches, points, lignes) qui la maculent, et la rendent parfois illisible.

Mais cette saturation, si elle conteste l'ambition figurative du dessin narratif, ne verse pas pour autant dans l'abstraction pure : elle est plus au contraire l'expression d'une vision singulière, qui hésite entre perception (dehors) et imagination (dedans). Le dessin de Mattt Konture oscille en réalité entre figuration et abstraction, pour cerner au mieux l'expérience intime vécue par l'auteur-regardant ; le lecteur cesse alors de lire, il devient spectateur et est convié à expérimenter ce que v(o)it l'auteur. La bande dessinée, entre les mains de Mattt Konture, se dessine à la première personne. De la même manière, le parti-pris narratif, qui était le socle inamovible sur lequel s'était construite toute la bande dessinée jusqu'alors, vacille; le récit n'est plus l'unité structurelle de référence. Pourtant, Krokrodile est un livre extrêmement bavard ; à la saturation graphique évoquée plus haut répond en effet une saturation textuelle du même ordre, qui investit notamment le cadre des récitatifs, allant jusqu'à emplir des cases entières (abolissant pour le coup toute figuration graphique). C'est que le récit dans sa dissolution laisse le champ libre au discours : on passe d'un art de la narration à un art de l'énonciation, le narrateur devient énonciateur. La question qui doit conduire notre approche de l'œuvre n'est plus d'identifier ''de quoi ça parle ?'', mais bien de savoir ''qui en elle parle ?''. Par la remise en cause de la figuration et de la narration, Mattt Konture modifie sensiblement le fonctionnement de la bande dessinée, dont l'enjeu n'est plus de raconter, mais de parvenir à exprimer. Il est donc l'un des premiers auteurs à faire du style (dans toute la profondeur du terme) la pierre d'angle de son esthétique.

Nous verrons bientôt, par la confrontation à Fabrice Neaud et à son journal, comment des préoccupations globales similaires ont pu conduire à l'édification d'une œuvre aussi dissemblable.

lundi 26 mars 2012

Histoire approximative de la bande dessinée : Les Origines, 5/5

André Franquin, âge d'homme et phase terminale
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Né en 1924, il reprend dans les pages de l'hebdomadaire Spirou les aventures du héros du même nom (1947), puis crée en 1957 le plus célèbre antihéros de la bande dessinée franco-belge en la personne de Gaston Lagaffe. Je me concentrerai ici sur son travail le plus tardif : les Idées noires, dont la position terminale (dans tous les sens du terme) interroge une œuvre immense en même temps qu'elle rend compte d'un tournant décisif de l'histoire de la bande dessinée.
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Approche historique :
- Influences : à l'image de celle d'Hergé, l'œuvre de Franquin est d'une telle envergure (30 ans) que ses travaux les plus tardifs doivent être considérés à l'aune de ses travaux antérieurs. On notera simplement ici l'importance de l'inscription d'une œuvre dans un contexte de publication précis : celui des hebdomadaires illustrés pour la jeunesse, en l'occurrence le journal Spirou, de la maison Dupuis, alors en concurrence avec deux autres géants illustrés : Pilote (Dargaud), et Tintin. Ses plus grands succès se sont épanouis dans ce contexte précis, dont les principales caractéristiques sont : la publication en épisode (aménagement d'un suspens narratif), l'entreprise de divertissement (l'écrasante majorité des séries relèvent donc du genre comique ou d'aventure, ou bien des deux), et l'adresse à un public enfantin ou pré-adolescent. Ces trois dimensions (qui, ne l'oublions pas, datent de la fin du XIX° (Christophe)) déterminent largement la structure et les ambitions de la bande dessinée de la première moitié du XX° siècle (dite de ''l'âge d'or''), et ce jusqu'à la fin des années 60 (même s'il faut nuancer ce constat dans le cas de Pilote, dont la politique éditoriale assure une transition progressive entre publication enfantine et adulte) . Franquin n'échappe donc pas à la règle, même si le personnage de Gaston laisse progressivement entrevoir la possibilité d'une bande dessinée ''autre'', qui ne satisfasse pas à l'ensemble de ces trois critères, et notamment des deux derniers : l'ambition narrative, et le type de public visé.
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- Innovations : Franquin est l'exemple type de l'auteur charnière, venu à la bande dessinée dans ce genre d'illustrés, et qui a progressivement permis l'épanouissement d'une autre forme d'existence pour le médium, plus mûre, plus sombre, moins consensuelle ou politiquement correcte : bref, qui aura participé au passage à l'âge adulte de la bande dessinée. En effet, les revues destinées à un public plus adulte se multiplient au courant des années 60 et 70 (Hara-kiri (60), Charlie Mensuel (69), L'écho des savanes (72), Métal Hurlant et Fluide Glacial (75), (A suivre) (78)), et les genres narratifs (SF (Druillet), Fantastique (Moebius), Histoire (Bourgeon, Tardi), satire politique (Gébé), érotisme (Varenne, Manara)) comme les styles graphiques (aquarelles, n&b) témoignent d'une volonté du médium d'explorer de nouveaux territoires). Dans cette effervescence, Franquin poursuit son entreprise esthétique et idéologique en en durcissant les traits principaux, et avance dès lors ''à visage découvert'' : son trait, comme le ton général de son œuvre, devient résolument sombre; il ouvre les vannes du noir. Il laisse libre court à la noirceur qui parcourait son œuvre ultérieure de façon sous-jacente, et sans se départir de sa verve comique ni de sa vivacité d'esprit, son humour bascule résolument du côté obscur. Ainsi, ses Idées Noires (au titre en ce sens suffisamment explicite, tout comme la couverture retenue pour l'intégrale chez Fluide, où l'on voie l'auteur littéralement « broyer du noir ») voient le jour dans un exemplaire ''pirate'' du journal Spirou (Le Trombone illustré, ''supplément clandestin''), dont la seule existence dit bien la volonté de certains auteurs « d'attaquer », de mettre en péril la forme fixe et convenue de la presse enfantine illustrée, alors hégémonique. Ces planches résistantes poursuivront leur dynamique contestataire dans les pages d'une nouvelle revue illustrée, qui confirme bien cette entrée du médium dans l'âge adulte : Fluide Glacial. Ainsi l'œuvre de Franquin, en mettant progressivement bas les masques, a bouleversé son fonctionnement interne, en même temps qu'elle a accompagné, sinon suscité, une véritable révolution médiatique, en terme de genre aussi bien que de support.
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- Postérité : on vient de le voir, Franquin, par son parcours personnel (il est celui qui fut la figure centrale de l'hebdomadaire Spirou (créé en 1938), avant de contribuer au tout jeune Fluide), est emblématique d'une dynamique interne de diversification qui a secoué la bande dessinée entre les années 50 et les années 80. Il a, par sa production, accompagné le médium dans sa lente et longue mue. Il est intéressant de remarquer qu'il est cet auteur qui fit entrer de la manière la plus radicale le Noir sous toutes ses formes (si bien graphiques que thématiques) dans cet univers sans ombres (cf ''ligne claire'') qu'était la bande dessinée d'âge classique. Son apport est donc essentiellement symbolique : pour que la greffe prenne, il fallait qu'elle vinsse non d'une figure émergente et donc nécessairement marginale, mais bien d'une figure tutélaire et incontestable de ce qui s'appelait alors tout juste le 9°art. En ce sens, nous pourrions dire qu'il permit avec d'autres (Gotlib, Brétécher, Reiser), l'avènement d'une Nouvelle bande dessinée (comme il y eut un Nouveau roman et une Nouvelle vague), qui sans cette contribution minime (seulement 65 planches !) mais décisive (innombrables rééditions) serait restée dans l'ombre (dommageable) de l'anonymat.
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Approche ontologique :
- Gestion du multicadre : Franquin a inventé le terme de ''gaufrier'' pour désigner un principe de mise en page dont il usa de manière fréquente quoique non-systématique, et que B. Peeters qualifie pour sa part de ''conventionnelle''. Ce dispositif particulier, par sa régularité et sa discrétion, tend à se faire oublier au moment de l'acte de lecture; le regard ''glisse'' sur lui. On retrouve ce principe d'organisation dans certaines planches des Idées Noires, et l'on peut voir dans cette volonté de se priver de certaines ressources plastiques de la bande dessinée une certaine influence cinématographique, médium contraint à l'immuabilité du cadre. La fixité du dispositif concentre donc l'attention du lecteur sur la moindre variation intervenant en son sein, cela ayant pour l'essentiel des effets surprenants sinon comiques; le gaufrier est ainsi l'un des moyens techniques privilégiés du gag à chute. La régularité de la mise en page permet donc de favoriser les figures de surgissement ou de contestation, les divers effets de surprise, que cela concerne la mise en séquence, ou la mise en image. Chaque rupture, dans cette disposition constante, verra son impact exhaussé du fait même de la constance du dispositif. Dans une mise en page rhétorique (Hergé) ou productrice (McCay), il est rare qu'une vignette se distingue vraiment des autres, dans la mesure où, en quelque sorte, chacune d'entre elles est singulière. Certaines planches des Idées Noires montrent bien en revanche à quel point le gaufrier permet ces phénomènes de mise en relief (cf p12, 23, 40, 59) d'une vignette particulière, située la plupart du temps en situation terminale. Mais Franquin dépasse cette dialectique constance/écart, en poussant le principe du gaufrier à son comble, et ce afin de renforcer certaines histoires mettant en scène l'idée d'enfermement, obsession récurrente de l'album (p41, 60). Le gaufrier devient alors, sur le plan structurel, la meilleure façon d'exprimer l'idée d'inéluctable, de répétition du même jusqu'à l'enfermement, et chacune de ces planches devient comme la structure métaphorique du labyrinthe sphérique mis en image dans l'album. Le gaufrier est un multicadre dont la répétition et l'invariance disent l'impossibilité qu'il existe à sortir de certains schémas, et donc, d'une certaine manière, le profond pessimisme de l'auteur lui-même, qui pense que « l'on ne s'en sortira jamais ».
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- Écriture graphique : Franquin est l'un des chefs de file d'un style graphique dit « École de Marcinelle », fondée par le dessinateur Jijé, et dont les principales caractéristiques sont un goût prononcé pour le mouvement (cf formation dessin animé pour Franquin, Morris, Peyo), une grande attention portée aux détails – jusqu'à la saturation de certaines cases (on pense au bureau de Gaston ...), un trait foisonnant, une caractérisation bouffonne relevant de l'esthétique du ''groz-nez'', tous ces éléments ayant pour point de convergence une ambition assez globalement comique. Ces différents aspects font de l'école de Marcinelle le contrepoint absolu de l'école de Bruxelles, dont le chef de file était l'incontournable Hergé, si bien que l'on a pu désigner ce style graphique sous le vocable de ''ligne sombre'' (par opposition à ''ligne claire'' : astuce). Cette appellation trouve sa plus entière justification avec un album comme Idées Noires, où, du propre aveu de Franquin, l'on retrouve les personnages de Gaston mais comme « plongés dans de la suie ». La ligne est dès lors plus sombre que jamais. Et en effet, ne travaillant qu'au noir et blanc, Franquin donne ici à voir une sorte d'inquiétant théâtre d'ombres, où décors et personnages semblent tantôt gagnés par des sortes de ténèbres qui ont tout du mazout échappé des cales d'un navire (si bien que tout est comme englué, plongé rongé par cette marée noire), tantôt ensevelis par d'épais tapis de neige, ou soufflés par la déflagration aveugle et aveuglante d'un nuage atomique (on notera à ce propos la fréquence de motifs chromatiques tranchés : la neige et le mazout, donc, mais aussi l'espace intersidéral, les squelettes, les corbillards, les soutanes, les plumes, les taureaux et le sable blanc de l'arène ...). Les fragiles silhouettes tentent alors d'opposer une forme de résistance, en ombres chinoises, mais semblent toujours guettées par un total anéantissement, une disparition dans le blanc immaculé de la page ou dans le noir profond de l'encre de chine. Et cela donne lieu à des planches d'une beauté incroyable.
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- Dynamiques narratives : Dominique Petitfaux a dit des Idées Noires : « Cette bande dessinée est peut-être la plus grande réussite d'André Franquin, qui y révèle sa vision de l'humanité et sa nature fondamentalement angoissée ». Nous l'avons vu, la bande dessinée à cette époque atteint l'âge d'homme. Elle abandonne alors ses seules prétentions de divertissement à destination d'un public enfantin, et Franquin ne se gêne pas pour y clamer haut et fort ce qu'il sous-entendait déjà dans les volumes plus tardifs de Gaston : son dégoût de toute forme d'autorité et de violence, son mépris du fanatisme religieux et du militarisme, son aversion pour le système d'exploitation capitaliste, le ridicule de la société de consommation, et son pessimisme quant aux possibilités restant à l'homme de sortir de tout ça. Les Idées Noires sont en ce sens explicitement politiques (Franquin y prend à de nombreuses reprises position contre la peine de mort, non encore abolie en France), dans le sens le plus incorrect du terme. On y découvre un auteur profondément angoissé, et qui ne cherche plus à dissimuler ses angoisses, bien au contraire : il y a quelque chose de pourri au royaume de la bande dessinée, il y a quelque chose de pourri dans le monde qui nous entoure, et les Idées Noires sont là pour nous le rappeler. Il est d'ailleurs très intéressant de remarquer qu'Hergé avait, au moment de sa grande dépression, produit un album immaculé : Tintin au Tibet. Les deux monstres sacrés de la bande dessinée franco-belge étaient donc également dépressifs, et l'expression de cette état s'est traduit chez l'un par un album résolument Noir, et chez l'autre par un album résolument Blanc. L'étude comparative de ces deux œuvres reste à faire, et serait, très probablement, des plus intéressantes.
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C'est donc sur cette touche d'optimisme que j'achèverai le premier volet de mon étude subjective de la bande dessinée et de son histoire. Nous laissons le médium en proie à une grande effervescence ; l'exploration de nouveaux champs d'expression, ainsi que « l'érosion progressive des frontières » vont se poursuivre, et même s'intensifier. Les grands précurseurs, dont Franquin fait partie, ont semé ce que ne tarderons pas à récolter, à la fin des années 80, une génération de continuateurs (Menu, Trondheim, Killofer, Konture), qui contribueront par leurs différentes recherches à asseoir toujours un peu plus la légitimité d'un art en perpétuelle mutation.

mardi 20 mars 2012

Histoire approximative de la bande dessinée : Les Origines, 4/5

Article précédent : Edmond-François Calvo

Hergé, bouquet final
Nous sommes en 1963, et le moment est venu pour moi de m'attaquer au monument Hergé, Georges Remi , père incontesté (et incontestable) de la bande dessinée franco-belge d'âge classique. Outre certaines séries plus mineures (Jo, Zette et Jocko, Popol et Virginie au pays des Lapinos, Les exploits de Quick et Flupke, Totor le boy-scout), il est mondialement connu pour ses Aventures de Tintin, reporter au petit XX°, dont la geste court sur plus 50 ans et 24 albums. Je ne me risquerai pas ici à aborder de front tout le massif, mais choisirai plutôt d'en prélever ce que d'aucuns s'accorde à qualifier comme son plus beau spécimen : Les Bijoux de la Castafiore.
Approche historique :
- Influences : Hergé rédige cet album en 1963, soit 34 ans après les Soviets. Il s'agit du 21° album de la série. À ce stade de sa création, nous sommes en droit de considérer qu'il n'a plus d'influences précises, si ce n'est sa propre œuvre. L'incroyable longévité de sa série fait qu'il finit par ne plus venir que de lui-même. C'est en ce sens que B. Peeters déclare : « Tintin ne peut donc se souvenir de rien, hormis des autres volumes de ses Aventures. Sa seule mémoire est une mémoire des albums. » C'est d'ailleurs dans ses albums précédents qu'Hergé trouve l'idée de son titre, et de son titre découle la totalité du récit. S'il n'avait pas introduit quelques 25 ans plus tôt le personnage de Bianca Castafiore dans un de ses récits (Le Sceptre d'Ottokar), et s'il avait cessé de l'enrichir, de l'étoffer de loin en loin au cours de divers épisodes (Les 7 Boules de cristal, L'Affaire Tournesol, Coke en stock), ces Bijoux n'auraient jamais existé. La série a généré le titre (l'envie de se confronter à ce personnage secondaire féminin, la volonté de ''faire parler'' son nom, de gloser sur ce fameux ''air des bijoux'' …), et le titre a tout naturellement généré le récit. Et c'est d'ailleurs vis-à-vis des albums précédents que je vais me pencher sur cette œuvre précise. Si l'on veut absolument trouver des influences extérieures à l'art d'Hergé, nous pouvons citer le cinéma burlesque, pour le comique du slapstick (cf Dupondt), Benjamin Rabier pour son art du dessin, et Alain Saint-Ogan pour son art de la bande dessinée.
- Innovations : En terme d'innovations, il faut rappeler qu'Hergé est le fondateur (indirect, inconscient) d'une école bien précise dans le champ de la bande dessinée : celle de ''la ligne claire''. Ce terme est employé en 1977 par Joost Swarte, auteur néerlandais, pour qualifier le style graphique d'Hergé. Mais au-delà d'une écriture, le terme peut être étendu à toute une esthétique, allant de la pure graphie, à l'économie générale du récit. L'élément caractéristique de cette esthétique est un souci permanent de transparence, de lisibilité, qu'il faut entendre plus au sens de netteté que de simplisme. J'entends par là que la ''ligne claire'' n'exclue absolument pas toute forme de complexité, mais que cette complexité ne doit pas être synonyme d'opacité, et qu'elle se joue à un autre niveau de la représentation (mise en page, relation texte/image). Sur un plan plus technique, la ''ligne claire'' se définit par certaines caractéristiques fondamentales telles que le contour systématique, un même traitement graphique des différents niveaux de la profondeur de champ, une homogénéité égale dans la valeur des plans, la régularité des strips, les couleurs en à-plats, l'absence quasi-systématique de récitatifs. On le voit, ces différents éléments visent tous à favoriser l'acte de lecture, à aider l'œil du lecteur plus qu'à lui opposer une certaine résistance. Il est libre ainsi de se plonger dans la complexité du récit.
  • Postérité : L'impact d'Hergé sur le microcosme de la bande dessinée est d'une importance telle qu'il est très compliqué d'en dégager une filiation précise. En un sens, nous pourrions dire que tout vient d'Hergé, tant chez ceux qui s'en réclament, que chez ceux qui s'en défient. Que l'on cherche à l'imiter ou à s'en démarquer, il est une sorte de ''passage obligé'' de la création ultérieure. Si nous devions tenter un parallèle douteux, l'on pourrait dire qu'il s'agit d'une sorte de Balzac (ou de Proust) de la bande dessinée. Si l'on veut néanmoins extraire de cette globalité quelques émules avérés, on peut citer Jacobs, De Moor, Cuvelier, Martin, Tibet, ou bien Swarte, évidemment. Encore aujourd'hui, l'un des plus dignes descendant de la ligne claire, celui qui a le plus participé à son renouveau en même temps qu'à sa continuation, est bien entendu le génial américain Chris Ware, qui montre avec son Jimmy Corrigan que la brèche figurationnelle ouverte par Hergé est encore loin d'avoir livrée toute son potentiel créateur.
Approche ontologique :
- Gestion de la page : Hergé est l'exemple type d'un principe de mise en page que nous trouvions déjà chez Töpffer, et que nous avions qualifié de rhétorique : les dimensions de la case se plient à l'action décrite. Ce type d'organisation, valable pour tous les albums de la série, se vérifie encore ici. En revanche, Les Bijoux systématisent un autre principe organisationnel de plus grande ampleur, et que T. Groensteen appelle ''tressage''. Troisième type de mise en relation des cases (après les opérations de découpage (linéaire, unité du strip) et de mise en page (tabulaire, unité de la planche)), le tressage a cette particularité de se mettre en place dans toute l'épaisseur de l'album (voire de la série) comme un réseau d'éléments, de motifs singuliers qui peuvent se répondre in abstentia, et qui créent des phénomènes d'écho pouvant être simplement décoratifs, comme puissamment dramatiques (ainsi, le bizutage du barde Assurancetourix constitue un phénomène de tressage tout au long des aventures d'Astérix le gaulois). Les Bijoux de la Castafiore sont en ce sens véritablement innervés par tout un tas de ces réseaux distincts, qui fonctionnent comme autant d'embrayeurs narratifs. Le lecteur attentif suivant la piste de ces discrets indices réalisera une lecture pleine, tant sur le plan diégétique que sur le plan symbolique. Car tout l'album repose en effet sur un nombre restreint de motifs, dont la combinaison et les infimes/infinies variations assurent la conduite du récit sur différents niveaux. Nous pouvons ainsi citer au nombre de ces motifs : les fleurs (roses, œillets, parterres et massifs), les oiseaux (pie, perroquet, hibou, rossignol(milanais)), les couleurs (vert/blanc/rouge = couleur du drapeau italien, patrie de la Diva), la musique et les musiciens (Igor Wagner, le pianiste, gammes, enregistrement, fanfare de Moulinsart), les chutes dans l'escalier (Nestor, Haddock, Tournesol, même Tintin !) les agressions de Haddock (morsures, piqûres, entorse), les brouillages téléphoniques (le marbrier Boullu, la boucherie Sanzot)… Autant d'éléments qui, si l'on y est suffisamment attentif, donnent au récit toute sa profondeur, sa densité. Nous verrons plus loin les implications narratives de ces différents réseaux.
- Écriture graphique : nous l'avons dit, le style graphique d'Hergé possède un nom (pourquoi s'en priver ?) : la ''ligne claire''. Toutefois, le principe de netteté, de lisibilité que nous évoquions plus haut n'aura de cesse dans cet album, d'être contesté. En effet, Les Bijoux se distinguent des autres albums en ce sens que le principe esthétique qui régit habituellement l'univers d'Hergé y est subtilement attaqué, déséquilibré, et ce à différents niveaux : notons d'abord que les scènes nocturnes, crépusculaires (jusqu'au noir absolu) se multiplient, contrastant avec l'habituel décor solaire (à tous les sens du terme) dans lequel évoluent d'ordinaire les personnages. Le clair-obscur, dont Hergé avait su se préserver, semble ici menacer les lieux et les personnages (net contraste avec la blancheur éclatante de l'album précédent, Tintin au Tibet). Les dialogues ensuite, qui, malgré la présence des Dupondt, avaient su conserver une forme de cohérence et surtout, d'intelligibilité (''à haute et intelligible voix''), sont ici pris dans tout un réseau de bruits et de brouillages, qui donnent un sentiment de cacophonie (onomatopées, gammes, rumeur journalistiques, enregistrements, borborygmes …). Hergé met ici en scène une communication qui ne fonctionne plus, et ce à tous les niveaux. Enfin, ce sont certains éléments du code graphique que l'on croyait indéboulonnables (trait de contours, cadre des cases) qui sont ici contestés : bulles noires, voire rondes !, et la fameuse et éloquente séquence du Supercolor-Tryphonar, dans laquelle Hergé fait preuve d'une audace graphique et chromatique inédite et stupéfiante (il va même jusqu'à abandonner son principe de mise en page rhétorique pour une organisation en gaufrier, soit la plus conventionnelle qui soit !), et que l'on ne trouvera plus jamais ailleurs. En définitive, toute l'œuvre paraît soumise à ce régime de parasitage, qui conteste violemment le principe de la ''ligne claire'' en ce qu'il s'était donné pour objectif de donner une vision du monde et des choses la plus nette possible. De ce point de vue également, Les Bijoux de la Castafiore apparaissent bien comme un album à part, qui repousse et questionne les codes soigneusement établis tout au long des 20 précédents albums.
- Dynamiques narratives : et cet aspect de l'œuvre, évidemment, n'échappe pas plus à la règle que les deux autres précédemment traités. Les Bijoux est un album atypique en ce sens qu'il remet en cause les deux notions fondamentales de la série, à savoir la notion ''d'aventure'', et le rôle joué par ''Tintin''. En effet, tout au long des 62 pages, nous ne sortirons pas du château, si ce n'est pour aller au village voisin de Moulinsart. Avouons qu'après avoir parcouru les cinq continents, le fond des océans, et jusqu'à la surface de la lune, ce cadre-là paraît bien peu propice à l'aventure ! (Spielberg et Jackson ne s'y sont d'ailleurs pas trompé, en ne l'adaptant pas). En fait d'aventure, nous n'aurons qu'un enquête policière à résoudre ; du moins c'est ce que nous croyons à la première lecture, mais l'album ne tarde pas, sur ce plan également, à nous décevoir : cette énigme (qui a volé les bijoux ?), qui met tant de temps à démarrer, va nous lancer successivement sur quatre fausses pistes (Wagner, les bohémiens, les paparazzis, l'inconnu du grenier), qui seront toutes démenties au fur et à mesure de l'album, pour se résoudre, quatre pages avant la fin, par un dénouement plutôt trivial, et qui a tout d'un gag, car le voleur s'avère être … une pie ! Voilà qui justifie l'un des phénomènes de tressage dont nous parlions précédemment : celui des oiseaux (la pie est présente au premier plan de la première case de l'album … la clé de l'énigme est donc donnée dès le début de ce qui, du coup, a tout les aspects d'une fausse intrigue policière). Quant à Tintin, si c'est à lui que l'on doit la résolution de cette énigme (qui n'est qu'un prétexte narratif), il est étrangement passif, absent du reste de l'histoire (on compte de nombreuses planches – une vingtaine – d'où il est absent, physiquement ou symboliquement); il va même jusqu'à tomber dans les escaliers ! La remise en cause de son statut de héros (on est loin du Reporter qui sauve le Monde Libre) doit porter notre attention sur les éléments que nous pourrions dire périphériques du récit, mais qui s'avèrent être son ''noyau dur''. En effet, la fragilité de Tintin laisse la place libre à l'épanouissement d'un autre protagoniste, en l'espèce, bien sûr, du personnage-titre. Nous pourrions disserter longuement sur le statut de la femme dans l'œuvre d'Hergé, et en particulier sur celui de la Castafiore. Nous dirons simplement ici qu'elle est le vrai cœur de cet album, qui se joue sur un plan plus symbolique. Ce qui justifie Les Bijoux, c'est la confrontation d'un univers exclusivement masculin (Tintin, Haddock, Tournesol, Dupondt, Nestor, même Milou !) à la Féminité, et notamment à cette féminité démultipliée qu'est la Castafiore tout au long de l'album (perroquet – oiseau encore –, disque – musique - , fleur : autant de réseaux précédemment cités) et qui, en ce sens, reste éminemment problématique.
Nous dirons finalement que cet album, c'est l'épreuve que fait l'univers hergéen (du dispositif jusqu'aux personnages) de la contamination, et sa capacité de résistance face à ces diverses invasions. En ce sens, le couple (impossible ?) Haddock/Castafiore peut être lu comme une métaphore de cette entreprise générale. Et c'est de la mise en regard (d'une complexité folle) de ces deux antagonistes que naît toute la saveur de ce que l'on est en droit de considérer comme le chef-d'œuvre d'Hergé.

mercredi 14 mars 2012

Histoire approximative de la bande dessinée : Les Origines, 3/5

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Edmond-François Calvo, entre chiens et loups
Né en 1892, il se lance tardivement dans l'illustration (1938), après avoir réalisé quelques dessins pour le Canard enchaîné (1919) et mené un commerce à la faillite. Dans d'innombrables illustrés, ou en publication directe, il ne cesse, jusqu'à sa mort, de dessiner, et d'ainsi produire une œuvre immense, considérée aujourd'hui comme l'un des piliers de notre patrimoine dessiné.
Approche historique :
  • l'œuvre de Calvo, quoiqu'immense et donc nécessairement éclectique, s'insère dans un courant bien particulier du médium : la bande dessinée animalière. Cette veine (pour ne pas parler de genre) s'inscrit au confluent de deux traditions : la fable (satirique et symbolique), et la littérature de jeunesse. Elle fait ses débuts aux États-Unis en 1895 (Little Bears and Tykes, James Swinnerton). Il faut attendre 1923 et le Gédéon de Benjamin Rabier pour qu'elle fasse son apparition en France, suivi en 1931 par le Babar de Jean de Brunhoff et en 1933 du Prosper l'ours d'Alain St-Ogan. La bande dessinée animalière, bien que se développant toujours majoritairement outre-atlantique (en 1930, Walt Disney crée Mickey Mouse), commence donc à se répandre ponctuellement sur le vieux continent (Italie, Grande-Bretagne, Espagne, Pays-Bas, France, Belgique : Hergé crée en 1934 sa série mixte Popol et Virginie). C'est en 1943 que Calvo fait son entrée dans cette ménagerie avec Patamousse, suivi immédiatement (1944-45) par les deux opus de La Bête est morte !, sur un scénario de son ami Victor Dancette et de Jacques Zimmerman. Il continue de produire des séries aux caractères relevant majoritairement du monde animal (Cri-Cri, Moustache et Trotinette, Coquin le gentil cocker) jusqu'à la fin de sa vie. L'après-guerre voit s'inverser les tendances éditoriales de ce genre animalier, les exemples américains s'atténuant, ou se diluant dans la masse de la production franco-belge (Calvo, Macherot, Peyo, Franquin, Dupa, Gotlib …). On compte encore aujourd'hui de nombreuses séries persistantes (Garfield, Canardo) ou apparaissantes (Blacksad, Salvatore), attestant des affinités inépuisables qu'il semble exister entre le genre animal et ce média particulier qu'est la bande dessinée.
  • Dans le vaste champ de la production animalière, et même dans celui non moins important de la production calvienne, pourquoi donc avoir prélevé La Bête est morte ? D'abord parce que Calvo est considéré, par les critiques et par ses pairs, et malgré certains illustres prédécesseurs (Rabier, Brunhoff, Hergé), comme le père fondateur de la bande dessinée animalière d'expression française, comme a pu l'être pour l'ère américaine Walt Disney (leurs écritures graphiques présentent d'ailleurs de plaisantes similitudes). Ensuite, parce qu'au sein même de l'œuvre de Calvo, entre ses croquis pour Le Canard, et les aventures de Coquin le cocker, La Bête est morte a cette particularité de réunir les deux traditions de la bande dessinée animalière, étant une version allégorisée de la WWII à destination des enfants. Il y fait en ce sens preuve à la fois d'une grande maîtrise, mais également d'une grande audace. Outre le contexte de production, qui lie déjà l'œuvre à une forme d'engagement, il faut se rappeler que cette bande dessinée s'adresse explicitement aux jeunes enfants ayant connus, de près ou de loin, la seconde guerre mondiale. Calvo, en résistance aux mièvreries du genre (histoires quotidiennes d'anecdotes triviales), n'escamote ni la violence, ni le tragique de la réalité guerrière. Cette œuvre, si elle s'adresse aux enfants, ne prend pas les enfants pour des incapables, et le trait de Calvo, relevant d'une certaine esthétique du Sublime et du spectaculaire, ne refuse pas la gageure, et met à leur portée le fracas de l'Histoire. Il assume pleinement, par certains choix graphiques, la volonté communes des auteurs de raconter le second conflit mondial aux enfants.
  • Calvo, de manière directe et malgré son foisonnement, n'a pas de véritable descendance. Tout au plus l'on peut citer le jeune Uderzo, qui alla certains jours se pencher sur sa table à dessin et qui lui rendit un bel hommage à l'occasion de sa mort dans les pages de Pilote, ou même Florence Cestac et la rondeur de son trait. En revanche, il paraît difficile d'établir, ainsi que l'ont fait certains sur une seule base thématique et ''générique'', une filiation entre La Bête est morte ! (Calvo) et le Maus de Spiegelman. La dimension symbolique de l'animalisation, et le sujet (partiellement) commun de la WWII ne suffisent pas à faire oublier les énormes divergences, tant graphiques (n&b minimaliste) que narratives (autobiographie), qui séparent les deux œuvres. Toujours est-il qu'au contraire de certains de ses contemporains, de belles entreprises éditoriales (Futuro, avec Étienne Robial ; Gallimard aujourd'hui) ont permis à Calvo, à défaut d'une ostensible descendance, de se construire une postérité certaine. Son nom semble en effet à ce jour définitivement sauvé de l'oubli et il le doit, très certainement, à ses talents de dessinateur, ainsi que nous allons le voir tout de suite.
Approche ontologique :
  • la gestion de la page : Calvo est un artiste au statut flottant, qui hésite entre illustrateur et auteur de bande dessinée. Ce clivage n'est nulle part aussi évident que dans la gestion toute particulière qu'il fait de ses planches. Ses images étant complètement muettes, le seul élément du dispositif qui nous permette de parler de bande dessinée est le maintien (quasi-permanent) d'un multicadre, qui fragmente l'espace de la représentation en plusieurs vignettes. Mais ce multicadre même tend vers l'illustration : irrégulier, multipliant les inserts, le nombre de cases et de strips par page, il est, pour reprendre la terminologie de Peeters, strictement décoratif (en ce sens que Calvo ne tire aucun parti narratif de ces innovations structurelles, à l'inverse de McCay, par exemple, pour qui une mise en page en escalier sera prétexte à la mise en scène d'une chute).
Et qu'en est-il par ailleurs des illustrations pleine-page ? Est-on toujours dans la bande dessinée ? Nous serions tentés de répondre que non, puisque dans pareils cas, aucun élément du code fondamental de la bande dessinée (plus même le multicadre) n'est maintenu, à cette nuance près : ces illustrations sont la plupart du temps employées pour mettre en scène de spectaculaires affrontements, foisonnants de détails (je vais y revenir). Ainsi, ce qui s'offre comme une scène globale est en réalité fragmentée par tout un ensemble de micro-scènes (on peut penser aux dessins de Dubout, ou encore au cinéma de Tati), que l'on peut virtuellement enfermer dans des cadres potentiels. Nous pourrions donc dire que, d'une certaine manière, le multicadre est ici maintenu in abstentia.
  • L'écriture graphique : le style graphique de Calvo est un style complet, qui associe une grande maîtrise du représentant (trait fermé, net, peu d'ombres, couleurs en à-plat) à un grand foisonnement du représenté : tout l'espace est occupé, les moindres scènes fourmillent de détail, si bien qu'il faudrait presque lire La Bête est morte à la loupe. Le trait rond, généreux (affirmant ainsi certaines affinités avec Disney et l'univers cartoonesque) invite à une lecture agréable, en même temps que le fourmillement de la case implique un certain effort de lecture (ne serait-ce que pour le temps de déchiffrage qu'il implique). En ce sens, nous pourrions dire que l'écriture graphique de Calvo est grouillante, mais pas brouillonne (aux antipodes de ce que pourrait être, en ce sens, un Reiser). À cette tension représentant/représenté s'ajoute un talent de composition des images, qu'il parvient à organiser de manière à la fois équilibrée et dynamique, grâce à la mise en place de lignes de forces qui animent véritablement certaines images, certaines scènes. À propos de cette grande maîtrise, Christian Rosset écrit : « Si quelque chose cloche dans LBEM, c'est peut-être dû à cette volonté de tout maîtriser (…) LBEM est un chef-d'œuvre au sens classique, c'est-à-dire un modèle qui témoigne la maîtrise de l'artisan, le consacre dans une conception immobile de l'Histoire. »
  • Dynamique narrative : qu'il nous soit permis ici de douter du rôle joué par le texte (d'une partialité et d'un chauvinisme parfois nauséabond) dans le sauvetage patrimonial de La Bête est morte !. De deux choses l'une : soit l'on ne fait pas l'effort d'une remise en contexte et l'œuvre est dès lors illisible; soit l'on se replace dans un contexte résistancialiste de reconstruction nationale, et l'œuvre est à jamais figée dans une strate historique exclusive. D'une manière ou d'une autre, le récit à proprement parler tire l'œuvre vers le bas, l'ancre, le grève. Simplement parce que, comme a pu le dire Christian Rosset, elle s'attaque à « des faits qui ont déjà dépassés tout ce que l'on peut en dire. » Outre un simplisme et un patriotisme parfois douteux, ce texte est un échec sur le plan médiatique; il leste de pavés blancs (récitatifs systématiques) et d'une italique alambiquée (indéchiffrable) la dynamique interne des cases que nous évoquions précédemment. Texte et image sont présentés ici comme deux matériaux fondamentalement hétérogènes (nous sommes loin de Töpffer et de son impératif de continuité graphique entre écrit et dessin), et le texte prenant en charge de manière exclusive la conduite du récit, l'image se trouve réduite, pour le coup, à un simple rôle d'illustration. Il n'y a pas véritablement d'égalité hiérarchique entre le texte et l'image, et, de ce point de vue-là, l'œuvre constitue bien une sorte de régression. Mais au-delà de ça, ce qu'il faut en conclure, c'est que, relégué dans un soi-disant second plan narratif, l'image de Calvo a su faire preuve de suffisamment de génie pour parvenir jusqu'à nous, toujours en mouvement.
Cette œuvre, par son traitement autant que par sa forme, est un exemple paradoxal de ''classique marginal''. Elle n'a pas cette aura de ''bd absolue'' que peut avoir un Little Nemo ou même, dans une certaine mesure, un « petit livre » de Töpffer, mais j'espère avoir montré dans quelle mesure est-ce qu'elle pouvait compter dans cette longue marche de l'Histoire de la bd.

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lundi 12 mars 2012

Histoire approximative de la bande dessinée : Les Origines, 2/5


Winsor McCay, la bande dessinée à l'épreuve de l'irréel
Né en 1867, père de nombreuses séries développées dans la presse (Hungry Henrietta, Little Sammy Sneeze, Dreams of a rarebit fiend), il crée en 1905 dans les pages du NY Herald son œuvre la plus fameuse, Little Nemo in Slumberland. Oubliée durant plusieurs décennies, elle est remise à l'honneur par l'exposition Bande dessinée et figuration narrative au Musée des Arts décoratifs de Paris en 1967, et est aujourd'hui considérée comme l'un des monuments et points incontournables de la bande dessinée mondiale. (cf article de B. Peeters ''Winsor McCay invente la BD'') Il est un des seuls auteurs à disputer le titre de « père de la bande dessinée » à Töpffer, tant fut grande son influence sur le médium; mais cette comparaison entre les deux hommes ne me semble pas pertinente, tant sont importants les écarts entre leur production, et surtout le contexte de leur production, ainsi que nous allons le voir tout de suite.
Approche Historique :
  • Influences : Avant de se lancer dans le dessin de presse, le jeune McCay fait ses armes auprès du professeur Goodison, qui lui apprend l'art de la perspective, dans lequel il s'épanouira de manière assez virtuose. Deux autres univers vont l'impressionner au point de déterminer l'ensemble de son œuvre : la grande exposition de Chicago en 1883 (sensationnalisme des architectures, influence baroque/antique), et les parcs d'attractions (vertige, mouvement), dans lesquels il exerce ses talents de portraitiste de rue. Il développe durant ces années une incroyable capacité de travail, et révèle une aptitude inouïe à la mémorisation visuelle.
  • Le contexte et les supports de production changent radicalement de Töpffer à McCay : on passe du livre imprimé et diffusé de manière confidentielle à la presse quotidienne, où McCay livre chaque dimanche une pleine page en couleur (Sunday page vs daily strip). Cette méthode de diffusion est soumise à d'autres impératifs et oblige l'auteur à redéfinir sa production : il doit proposer au lecteur quelque chose de suffisamment beau pour accrocher et plaire à son regard (séduction), en même temps que suffisamment captivant pour l'amener à la lecture et parvenir à le fidéliser. Soumis, comme l'ensemble de ses contemporains, à ce double-impératif, McCay avec Little Nemo se démarque néanmoins de ses autres comics en rompant avec le modèle chronophotographique dominant (mise en page régulière – ici Little Sammy Sneeze) au profit d'une mise en page plus singulière, où prime la valeur d'ornementation et la mise à l'épreuve du code spécifique de la bd.
    Je vais donc m'attarder désormais sur ces deux aspects déterminants de son œuvre : le sensationnel, et l'expérimental.
  • L'œuvre de ce boulimique de dessin ne peut bien évidemment se résumer à la seule livraison de ces Sunday pages; on notera, entre mille autres développements, que sa fascination pour le mouvement et sa représentation sur une surface imprimée le conduira à développer un art naissant : le cinéma d'animation, avant que des impératifs financiers ne l'obligent à s'interrompre. Outre ce travail cinétique, les deux plus grandes dettes qu'entretiennent les bandes dessinées (et l'ensemble des arts visuels) à son égard sont la capacité d'auto-engendrement du dessin (sur le modèle de la libre association d'idées – cf notamment surréalistes), qui autorise tous les déploiements d'imaginaire, à la limite de la narrativité; et la plasticité des corps et leur propension métamorphique subie (Little Nemo n'est pas maître de ses rêves), qui ouvrent ainsi la voie à l'un des univers les plus imposants de la bande dessinée mondiale : celui des superhéros (cf Fantastic Four).
Approche ontologique :
  • la gestion de la page : si l'on s'autorise aujourd'hui à penser que McCay a pu révolutionner à ce point le monde de la bande dessinée, il le doit en grande partie à son art de la mise en page. Si l'on était encore avec Töpffer dans une logique du strip, qui est celle du dévidement horizontal de la bande, on acquiert avec McCay une dimension supplémentaire, la verticalité, et l'on saute ainsi dans un nouvel espace de référence : la page. Dès lors, tout le travail de McCay s'organise autour de cette tension qu'il existe entre la progression dramatique horizontale du strip, et le déploiement vertical de la page. Entre linéarité et tabularité, la bande dessinée oscille, et notre regard aussi, qui hésite entre lecture et contemplation. Et refusant de favoriser la lecture par une mise en page qui saurait rester discrète (régulière), il expérimente au contraire le plus grand nombre de composition possible, et met la page dans tous ses états. Dès lors, il nous est impossible en tant que lecteur de ne pas voir le principe de mise en page qui règle l'organisation de telle planche singulière, et n'être pas aussi spectateur. McCay excelle donc dans la gestion de ces deux dynamiques, et la beauté de ces pages vient probablement de ce qu'elles peuvent être appréhendées selon ces deux modes, vectorisé ou global. Une seconde opposition vient enrichir ce principe de fonctionnement, puisque chaque page organise invariablement la représentation spectaculaire d'un rêve, avant que de s'achever systématiquement par un retour au réel dans la dernière case, invariablement petite et carrée, et étriquée. Les incessantes innovations en matière de mise en page (jeu sur forme/dimensions des cases) sont ainsi constamment contredites par cette case terminale indéboulonnable, qui scande chaque planche à la manière d'un point final, signant par son invariance le retour au réel et la fin des fantaisies graphiques et ''chorégraphiques''. L'art de McCay apparaît ainsi fortement contraint, et rattaché d'une certaine manière aux exercices de style, qui sont comme l'on sait l'une des formes les plus marquées de l'expérimentation en littérature : il raconte en effet plus de 260 fois l'histoire qui mène au réveil de Nemo. La série relève donc bien de ce que l'on pourrait appeler une ''variations sur un même thème''.
  • L'écriture graphique : au-delà des diverses influences contemporaines que révèle le trait de McCay (Art Nouveau, Japonisme, Modern Style), ce qui frappe en premier lieu est son incroyable virtuosité : il n'est pas une perspective, pas une déformation qu'il ne semble être à même de représenter. B. Peeters a dit que l'origine de Little Nemo était bien plus à chercher dans la frénésie graphique de son auteur, que dans une quelconque ambition narrative. Le récit semble passer son temps à justifier les débordements et les exagérations graphiques de ce graphomane. C'est en cherchant à canaliser les dérives de son crayon que l'artiste bâtit l'équilibre de sa mise en page (on parlera en ce sens de mise en page productive), qui répond aux déséquilibres de sa mise en image. Son écriture graphique est en ce sens gouvernée par deux principes de déformation : la métamorphose, qui est une déformation, une transformation de la chose elle-même, et l'anamorphose, qui est une déformation dans notre façon de voir la chose. La bande dessinée, qui dans son fonctionnement même est un art de la transformation (art séquentiel, qui transforme un espace en durée), est donc ici redoublée par un principe de représentation que McCay semble s'être érigé en règle : ''rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme''. Le dessin est là pour faire éprouver ce principe au lecteur, censé par la confrontation à chaque planche ressentir le mouvement, ou la déformation suggérée par l'image. Cette dynamique ''hallucinatoire'', ''fantasmatique'' est de plus renforcée par l'usage que McCay fait des couleurs : tantôt servant à créer une continuité, tantôt à opérer des ruptures chromatiques, l'usage très libre et inventif de la couleur par McCay concourt à cette déformation lente et raisonnée de tous les sens auquel nous confronte Little Nemo.
  • Dynamiques narratives : une approche critique de l'œuvre ne doit pas se laisser induire en erreur par un titre impliquant trop ou trop facilement une lecture psychanalytique. Bien que strictement contemporaine, la parution du Traumdeutung ne doit pas ici beaucoup nous aider. « L'onirisme, dira très justement B. Peeters, est moins ici un thème qu'une forme ». Il doit simplement être envisagé comme un cadre propice à l'épanouissement du trait fantaisiste (au sens plein) de l'auteur (la malhabileté dont fait preuve McCay dans son traitement de situations quotidiennes dans des daily strips souligne bien le fait son génie graphique s'accommode mal d'impératifs réalistes, ainsi qu'à tout travail de scénarisation trop poussé). On ne saura d'ailleurs rien de la vie diurne du Petit Personne. Il est une sorte d'anti-héros, de surface vide de projection accessible à l'Edde chacun. Cette liberté est d'ailleurs soulignée par l'apparition d'un nouveau mode de narration, qui permet de se passer d'une autorité narrative extérieure : la bulle. En effet, McCay supprime très rapidement (6 mois) les récitatifs en pied de case, qui alourdissait le récit. Les personnages s'expriment désormais exclusivement par des bulles de paroles. Cette innovation dans le champ du récit graphique favorise une plus grande fluidité de l'expression, en même temps qu'elle atténue encore un peu l'importance du verbal sur le graphique (même si elle peut être parfois entre les mains de cet inventeur incessant un nouvel objet d'expérimentation). La bande dessinée, avec Winsor McCay, est plus que jamais un art visuel.