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vendredi 8 novembre 2013

Lecture(s) de Descartes I : Discours de la Méthode (3/3)


Les deuxième et troisième parties du discours sont peut-être les plus riches, du moins les plus originales. Si la première partie expédie les années de formation du jeune Descartes sous la forme d'une "fable" (résumée parfois par la célèbre phrase qui en ouvre le récit, "J'ai été nourri aux lettres dès mon enfance"), que la quatrième partie sera amplement développée dans les Méditations Métaphysiques, tandis que la cinquième partie résume le Traité du Monde, et que la sixième partie tend essentiellement à justifier la publication du Discours et à proposer un programme scientifique pour le futur, il semble n'être, en fin de compte, véritablement question de la méthode que dans la deuxième partie du discours, dans laquelle Descartes donne les quatre principes censés garantir la synthèse des vertus méthodologiques reconnues dans la logique, la géométrie et l'algèbre. Ces quatre principes semblent avoir le même statut que le "grand nombre de préceptes dont la logique est composée", puisqu'ils s'y substituent. Pourtant, ce ne sont pas des axiomes théoriques, mais avant tout des injonctions pratiques : "ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle", "diviser chacune des difficultés", "conduire par ordre mes pensées", "faire partout des dénombrements"...

À ces injonctions méthodologiques répondent par ailleurs, de façon intéressante sinon curieuse, les quatre maximes de la morale de la troisième partie. Cette fameuse "morale par provision", dernier bagage fait avant le voyage périlleux dans les contrées du doute hyperbolique, et dont la présence au sein du Discours est peut-être l'un des points les plus surprenants de la démarche cartésienne (qui introduit aujourd'hui un ouvrage scientifique par l'exposé non seulement d'une méthode voire d'un éthique, mais également d'une morale ?) semble répondre en miroir aux principes de la méthode ; mais une comparaison approfondie de ces deux moments du Discours ne saurait hélas convenir au format ici adopté.

Dernier point : dans le Discours du moins, il n'est peut-être pas entièrement faux de dire que Descartes apparaît comme un penseur du temps libre. Son rapport ambigu à la publication de ses travaux traduit un désir aigu de gagner le plus de temps possible : avant le Discours, cela consistait essentiellement à travailler seul et à éviter les controverses et les objections stériles de possibles opposants. Dans le Discours lui-même, les précautions oratoires de l'auteur visent essentiellement et désamorcer un certain nombre de critiques qui pourraient lui être adressées, afin de lui éviter le plus possible la tâche fastidieuse de répondre. Mais le temps gagné à travailler seul est vite perdu lorsque Descartes en arrive à devoir réaliser un grand nombre d'expériences, et c'est bien l'une des raisons pour lesquelles le Discours est publié : Descartes lance un appel, demandant à demi-mots un soutien pécuniaire et manuel pour que ses expériences soient réalisées, si possible par des artisans plutôt que des savants, afin qu'il ne soit pas distrait par les questions possibles de ceux-là. La cité scientifique idéale de Descartes est celle dans laquelle le temps libre est maximal : celle-ci est donc réduite à l'individu tant que le temps passé à réaliser des expériences ne dépasse pas le temps qui serait perdu en interactions avec ses semblables ; mais lorsque les progrès de la science cartésienne font que le rapport s'inverse, il faut alors commencer à publier.

En outre, si le temps libre chez Descartes (le "loisir") est dévolu à la science, celle-ci n'est pas loin d'être elle-même dévolue en dernier lieu à l'accroissement du temps libre : ainsi, les bienfaits de la science cartésienne consistent principalement à "nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature". Mais il n'y a dans cette fameuse expression rien d'une quelconque volonté brute de domination sur le monde, et plutôt simplement un moyen d'accroître encore son temps libre, soit par la réduction de la charge de travail ("une infinité d'artifices qui feraient qu'on jouirait sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s'y trouvent"), soit par "la conservation de la santé" et l'allongement de la vie ("on se pourrait exempter d'une infinité de maladies [...] et même aussi peut-être de l'affaiblissement de la vieillesse").

La méthode, en somme, est autant en vue de la connaissance que du temps libre : elle permet non seulement de connaître de façon certaine, mais également de connaître vite, d'aller par le plus court chemin, comme évoqué dans la première partie ; mais parce qu'elle organise et rationalise en outre le travail du penseur, elle permet de dégager plus encore de temps libre, et le choix entre travail solitaire et publication dépend en dernier lieu du temps libre dégagé ; et c'est peut-être enfin dans le temps libre lui-même que la méthode rejoint les maximes de la morale, qui elles aussi sont censées permettre soit de gagner du temps (deuxième et troisième maximes), soit d'organiser celui-ci (première et quatrième maximes).

Lecture(s) de Descartes I : Discours de la Méthode (2/3)

Sur la publication encore (ou peut-être la publicité), mais sous un autre angle : le Discours est peuplé d'images concrètes et de fantômes. Parmi les premières, on retrouve les jalons presque mythiques que Descartes pose lorsqu'il fait "l'histoire de [s]on esprit" (expression tirée de la promesse faite à son ami Guez de Balzac, et dont celui-ci se souvient dans une lettre de 1628) : l'épisode du poêle, le "désert" hollandais, les années de voyages ; on retrouve également quelques succès, présentés (toujours modestement) comme éclatants, de la méthode qui est l'objet du discours telle l'explication du mouvement du cœur et de la circulation sanguine, mais aussi ces morceaux de bravoure métaphysique aujourd'hui bien connus que sont le Cogito, la (première) démonstration de l'existence de Dieu, ou encore l'élaboration d'une nouvelle théorie de la connaissance fondée sur la clarté et la distinction.


Mais le Discours est aussi habité pour une part importante par des absents : en premier lieu, les adversaires de Descartes, qu'ils soient identifiés (l'École et les aristotéliciens) ou indéterminés (n'importe quel objecteur, notamment le lecteur lui-même) : des possibles arguments de ceux-ci, aucune mention ou presque ne sera faite, et aucun développement possible ne sera donné : la dispute, au sens technique du terme, n'est pas ce qui intéresse Descartes. Autre absence, due probablement au caractère introductif due Discours : celle du cheminement de la pensée cartésienne à l'œuvre. Le Discours présente les résultats, et non les processus qui ont conduit à ceux-ci. Pour qui s'intéresse à certains résultats scientifiques, il faudra se reporter aux trois traités que le Discours introduit ; pour qui s'intéresse aux thèses métaphysiques, il faudra attendre les Méditations Métaphysiques pour retrouver le cheminement de la pensée cartésienne, recréé pour l'occasion comme s'il se produisait en acte sous les yeux du lecteur.

Dernier absent enfin, et non des moindres : le Traité du Monde, vaste ouvrage de physique (au sens le plus large possible du terme), quasiment terminé en 1633 et dont la publication n'aura jamais lieu du vivant de son auteur, puisque Descartes apprend en novembre 1633 la condamnation de Galilée pour avoir promu, ou du moins présenté comme possible, le "mouvement défendu", c'est-à-dire celui de la Terre autour du Soleil, mouvement dont Descartes écrira (dans une lettre à Mersenne, en novembre 1633) que "s'il est faux, tous les fondements de [s]a philosophie le sont aussi." Ce traité, dont le résumé, qui occupe la cinquième partie du Discours, se fait au passé simple, voire au plus-que-parfait, et donne l'image d'un chef-d'œuvre universel (à l'égal peut-être du "grand livre du monde" évoqué dans la première partie) désormais inaccessible, semble constituer la pierre angulaire de la pensée cartésienne, le moyen terme entre la métaphysique, "racines" de l'arbre de la connaissance que la méthode est appelée à faire pousser, et les sciences particulières, ces branches chargées de fruits dont les trois essais qui suivent le Discours sont censés être un échantillon. Peut-être peut-on même aller jusqu'à interroger le lien possible entre la non-publication du Traité du Monde et la méthode hypothético-déductive de ces essais : lorsque le chaînon manquant entre métaphysique et sciences particulières disparaît, les principes qui découlaient de la métaphysique et permettait de déduire tous les effets n'apparaissent plus comme des principes, mais comme des suppositions temporaires dont la vérité sera démontrée par les faits.

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mercredi 6 novembre 2013

Lecture(s) de Descartes I : Discours de la Méthode (1/3)

Note : Le présent article est une collection hasardeuse, à visée essentiellement mnémotechnique, de remarques sur le Discours de la Méthode. Il n'a prétention ni à l'exactitude, ni à l'exhaustivité ; encore moins à la systématicité.


I

Publié en 1637, le Discours de la Méthode est une introduction à trois essais scientifiques, la Dioptrique, les Météores et la Géométrie. Il s'agit des premiers textes publiés par Descartes, alors âgé de 41 ans. Les rapports complexes que ce dernier entretient avec la publication (comme avec la publicité) de ses travaux traversent tout le Discours. Si une certaine histoire de la pensée a gardé de Descartes l'image du penseur isolé dans son célèbre poêle allemand, scientifique solitaire voire métaphysicien de cabinet, cela est probablement dû en partie à certains passages du Discours, particulièrement dans la sixième partie, où Descartes affirme avec une modestie par essence suspecte que, bien que se considérant comme "extrêmement sujet à faillir", "l'expérience que j'ai des objections qu'on me peut faire m'empêche d'en espérer aucun profit". L'isolement cartésien, dans le Discours, n'est pas plus dans la rupture avec la tradition et la philosophie de ses "précepteurs", ceux qui écrivent en latin, que dans l'exercice secret de sa propre pensée : plus qu'une rupture avec le passé, c'est l'isolement vis-à-vis du présent, la mise à l'écart de ses contemporains, que le Discours érige en figure de la méthode cartésienne.

Mais la publication même du Discours complexifie le rapport de Descartes à ses semblables ; longtemps avare de ses découvertes, voici que Descartes les résume (c'est l'objet de la cinquième partie) et pointe les limites de sa propre démarche et de sa prétention à l'autarcie méthodologique : si la méthode fait œuvre de refondation des principes de toute science, elle est incomplète sans l'appareil expérimental, et Descartes confesse lui-même la sous-détermination de la cause des phénomènes particuliers par les principes généraux qu'il déduit :
"il faut aussi que j'avoue que la puissance de la nature est si ample et si vaste, et que ces principes sont si simples et si généraux, que je ne remarque quasi plus aucun effet particulier que d'abord je ne connaisse qu'il peut en être déduit en plusieurs diverses façons ; et que ma plus grande difficulté est d'ordinaire de trouver en laquelle de ces façons il en dépend, car à cela je ne sais point d'autre expédient que de chercher derechef quelques expériences, qui soient telles que leur événement ne soit pas le même si c'est en l'une de ces façons qu'on doit l'expliquer, que si c'est en l'autre."
L'expérience cruciale est, in fine, ce qui permet de trancher, de décider : la puissance de la raison la conduit à éprouver sa propre limite dans l'objectif d'une science universelle : certainement, tout peut être déduit à partir d'un certain nombre de principes que l'exercice seul de la raison, si l'on suit la méthode cartésienne, permettra de découvrir. Mais c'est le lien exact, univoque, entre principes et phénomènes, c'est-à-dire la détermination de la cause précise d'un effet donné, qui excède le pouvoir seul de la raison, sinon en droit, du moins en fait.

Descartes semble donc avoir longtemps hésité entre la méthode autarcique, faite de "batailles" menées seul avec la raison pour seule arme nécessaire et colonne vertébrale d'une physique a priori (c'est-à-dire dans la plus pure tradition scolastique), et ce qui est en train de devenir la science moderne, a posteriori et structurée par le paradigme hypothético-déductif. En ce sens, la publication du Discours de la Méthode (et non sa seule rédaction) semble être le signe clair que Descartes opte finalement pour la seconde possibilité, et décide, après la rupture avec le passé et le présent, de donner la possibilité d'un pont avec le futur (les "neveux") qui viendront avec lui et continueront son œuvre si jamais sa propre finitude (uniquement matérielle et temporelle) ne lui permettait pas de mener son projet à bien.

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mardi 9 octobre 2012

Le panoptisme

Le panoptisme est un dispositif permettant de tout voir (littéralement en grec), depuis un point fixe, généralement orthocentré, et ce sans être vu. Cette capacité à tout cerner, à tout embrasser d'un seul regard sans que la réciproque soit possible, est la notion clé de ce dispositif.

Le Panopticon, selon les plans de Jeremy Bentham
  
 Sa forme la plus aboutie, architecturalement parlant, est le projet conçu par Jeremy Bentham : le Panopticon. Il s'agit d'un bâtiment idéal, presque utopique depuis le XVIIIe siècle. Construit en forme d'anneau, lui-même entièrement constitué de cellules uniquement ouvertes sur des baies vitrées orientées vers la tour centrale, érigée comme un phare et reliée au monde extérieur par un tunnel souterrain. Afin de laisser dans le doute permanent les sujets surveillés (à savoir s'ils sont ou non continuellement surveillés par le gardien), Bentham avait mis au point un système de volets à persiennes et de portes à chicane (pour éviter toute variation d'éclairage), ainsi que d'une autre tour de contrôle pour assurer un pouvoir moins despotique à celui qui est présent dans la tour centrale de surveillance. Bien sûr, il s'agissait aussi de veiller à ce que celui-ci ne manque pas à son devoir de vigilance. Ce dispositif serait, selon son créateur, applicable pour surveiller aussi bien les prisonniers, que les malades mentaux (à son époque, les hôpitaux et centres spécialisés étaient encore loin de voir le jour), les malades hospitalisés, les ouvriers, les écoliers...
  
Un modèle d'installation panoramique selon R.Barker

   Certains ont su détourner ce modèle architectural à leur avantage. Tel le peintre Robert Barker, en 1792, avec ses Panoramas, toiles panoramiques qui recouvraient du sol au plafond une pièce circulaire dans laquelle le public accédait par un escalier à colimaçon au belvédère central. Ou encore dans les salles de projection spécialisées (pour figurer la voûte céleste par exemple) et des mises en scène théâtrales contemporaines : Wajdi Mouawad pour sa pièce Ciels a fait installer le public sur des sièges pivotant pour pouvoir suivre les acteurs au gré de leurs déplacements dans la scène qui entourait les spectateurs.

Ciels, de Wajdi Mouawad    ©photos Jean-Louis Fernandez

  L'avantage du panoptisme, et ceci Bentham le relève au sujet de son Panopticon, est que le "pouvoir de voir sans être vu" peut être donné à tout le monde, et il peut également être contenu. De plus, cela peut se réaliser sans faire entrer en jeu un grand nombre de personnes : un surveillant suffit pour des dizaines de surveillés cloisonnés. 
  Les médias actuels ont inversé la tendance : ce sont des milliers de personnes qui surveillent un petit nombre, dans la télé-réalité dont il est inutile ici de donner des exemples vu leur succès. Cela s'explique par le fait que notre société moderne est construite sur un principe de surveillance (encore jamais égalée dans l'Histoire) et que le public a la sensation de détenir un certain pouvoir sur ces cobayes consentants, pouvoir qui dans son quotidien lui échappe totalement. Car cette illusion est nourrie par la conscience même de se savoir surveillé. Il n'a pu échapper à quiconque l'omniprésence des caméras et systèmes de surveillance. Elle est l'assise du pouvoir : partout, tout le temps, sur n'importe qui, elle permet de briguer les esprits en mettant une pression tant morale que psychologique. Lorsque l'on se sait regardé, on ne sent plus libre d'agir à sa guise, et il devient irraisonnable d'agir contre l'ordre établi.

Jellyfish Eyes, Takashi Murakami, 2002
   Cette notion du panoptisme est donc essentielle pour asseoir son pouvoir et son efficacité : les forces en sont donc munies ; le pouvoir peut centraliser toutes les données (et cela est d'autant plus facile aujourd'hui avec le Web et les réseaux sociaux où les gens se répandent en informations personnelles), et s'en servir contre ceux qu'il cherche à réprimer.
 Ce danger, George Orwell le dénonçait en 1948 dans son œuvre majeure 1984 : la possibilité pour un pouvoir exécutif de centraliser et d'utiliser chaque donnée de chaque individu, de manipuler toutes les archives et les connaissances, etc.
  La surveillance n'a alors plus de raison d'être permanente : le système est si bien pensé que le sujet surveillé, se croyant toujours l'être, agit de la manière que l'on attend de lui (l'écolier ou l'ouvrier travaille sans se distraire, le prisonnier ne tente pas de s'évader, etc.), de même pour le surveillant qui est contrôlé à son tour. Il s'instaure une auto-surveillance comme une auto-censure. Le contrôle passe d'une personne extérieure voire d'un robot (cf. Hal9 dans 2001 l'Odyssée de l'espace de Stanley Kubrick, 1968), à une "conscience morale" intérieure qui officie seule, de manière innée.



  A l'inverse, le pouvoir en place actuellement prône une politique de la transparence, arguant qu'il n'a rien à cacher et que tout doit être accessible aux citoyens. Cela les rassure, croyant devenir ainsi "la seconde tour de surveillance", les surveillés surveillant les surveillants.
  Le voir est pouvoir, il serait donc juste que dans une démocratie ce soit le peuple qui voie.
Cela est d'autant mieux prouvé que lorsque l'on prive la société de son droit de voir, comme le fit Margaret Thatcher lors de la guerre des Malouines (un véritable embargo visuel), on le prive de son pouvoir (ici décisionnaire quant au pour ou contre cette fameuse guerre).

  Si cette notion du panoptisme explique en grande partie l'attachement d'un pouvoir en place à vouloir surveiller le monde qu'elle régit, elle ne doit pas toutefois généraliser le pouvoir de l'image. Voir n'est forcément savoir. Mais il est certain que tant que voir (et particulièrement tout voir) sera une possibilité, il y aura un double tranchant à ce pouvoir : bien régulé, il est le garant d'une sécurité et d'un ordre ; entre de mauvaises mains il est l'outil de prédilection pour la répression et la diffusion totalitaire.

Jeff Wall, Restoration, 1993


Pour en savoir plus, je vous invite à lire Surveiller et punir de Michel Foucault.




dimanche 8 juillet 2012

Art et politique

Dans son article intitulé "Art et compulsion critique", Nathalie Heinich se pose la question de l'art engagé : comment l'art peut-il s'engager politiquement ? l'art peut-il être engagé ? A ces questions, elle répond radicalement par la négative et apporte une critique intéressante à ce qu'on pourrait appeler l'évidence de l'art moderne.
Alors que l'artiste, depuis le XIXème siècle, se doit d'avoir un engagement politique vis à vis de la société, ce cas de figure est extrêmement rare et le mythe s'appuie sur des exemples comme Guernica qui allie à lui seul les trois dimensions de l'avant-garde : politique, sociale et esthétique. L'art et la politique semblent à Mme Heinich antinomiques puisque, dans les mouvements d'avant-garde, la qualité esthétique passe par l'autonomie de l’œuvre d'art et qu'au contraire, dans l'idéal d'un art engagé, l’œuvre est hétéronome, se nourrit de et parle à ce qui l'entoure. Pourtant, la figure de l'artiste engagé est toujours vivace dans notre société ; Nathalie Heinich en analyse alors les quatre mythes fondateurs d'une telle icône.

1. La marginalité
La figure de l'artiste engagé est une figure en marge de la société ; marginal plus qu'excentrique parce qu'il éprouve sa singularité dans le groupe comme l'illustrent fort bien les artistes bohèmes. Esthétiquement, cela se traduit inévitablement par l'innovation systématique, la rupture d'avec les codes ancien, en bref, l'idéal de "l'art pour l'art". Mais, finalement, cette impérative originalité de l'avant-garde conduit directement à l'élitisme, puisqu'il se coupe par définition des attentes du public, de la doxa.


Théophile Gautier par Nadar - 1856

2. L'utopie artistico-politique
Pour compenser la figure assez élitiste dessinée ci-dessus, un nouveau modèle va se superposer à l'artiste d'avant-garde : l'artiste populaire, c'est-à-dire allié au peuple. Cette figure, outre le fait qu'elle renforce l'opposition de l'artiste à la bourgeoisie et qu'elle colmate la brèche ouverte par l'élitisme, présente l'avantage de renouer du lien social, au moins dans l'intention.
Pourtant, ce modèle, même s'il a su trouver ses périodes de grâce - en particulier pendant la révolution russe et avec les mouvements associés comme le suprématisme ou le surréalisme ou avec mai 68 -, tombe devant les mêmes apories que le précédent : à se défier de ce qui est attendu, de ce qui est prévu du plus grand nombre, on ne peut pas privilégier l'originalité et l'adéquation aux masses. Ainsi, remarque l'auteur, si Zola est une grande figure de l'écrivain engagé, c'est Proust, quelques années plus tard, qui révolutionnera le roman, Proust dont on connait les origines sociales. On peut même difficilement exiger des artistes qu'ils se complaisent dans des formes prévisibles et stéréotypées comme on ne peut pas attendre du peuple qu'il apprécie pleinement les formes expérimentales avancées de l'art. Les avant-gardes ne sont pas nécessairement de gauche, comme le montre l'exemple des romantiques à majorité royalistes ou des futuristes fascistes ; à l'inverse, la proposition de Greenberg - critique d'art engagé à gauche -, qui est sans doute l'une qui porte au plus haut la quintessence de l'avant-garde, sera rejetée des critiques marxistes comme trop singularisante.
Au demeurant, le hiatus porte bien plus aujourd'hui sur l'adéquation de l'avant-garde et de la majorité que sur celle de l'avant-garde et du peuple, tant l'avant-garde a été assimilée par les institutions. Pour être véritablement en rupture, cela signifie que les avant-gardes devraient aujourd'hui se placer du côté du peuple ; mais comment ces œuvres pourraient-elles être réellement subjectives ? Au mieux, le grand public ne les voit jamais, au pire il les rejette comme n'étant pas de l'art.
Tatlin (tour à la Royal Academy)

3. L'avant-garde politique
Si la communion entre l'art et le peuple semble fortement compromis par ces deux remarques, l'avant-garde artistique peut essayer de s'en rapprocher par ses convictions politiques, anticapitalistes ou antiétatiques. Ainsi Breton lorsqu'il déclarait "La révolte seule est créatrice". L'art serait donc le lieu de la vérité critique sur le monde qui l'entoure, que ce soit par son rôle de critique sociale ou par ses vertus émancipatrices. De nos jours, Nathalie Heinich cite les travaux de Joëlle Zask - qui d'ailleurs a aussi écrit un article pour ce numéro de la revue - comme exemplaires de cette tendance, à savoir qui associe les valeurs artistiques et les valeurs politiques, qui prétend que les unes et les autres s'enrichissent mutuellement. Il est vrai que ces travaux peuvent être influencés par le prosélytisme politique de leurs auteurs - elle cite par exemple Benjamin et Adorno -, il est vrai aussi que l'on imagine mal d'autres disciplines que les disciplines artistiques avoir ces prétentions sans tomber dans le ridicule (si la chimie organique prétendait donner aux chercheurs et aux citoyens les qualités nécessaires à la vie en démocratie ?) ; mais N. Heinich n'avance finalement aucun argument solide pour contredire ces idées, il est vrai très difficilement vérifiables.
Dalí - Enfant géopolitique observant la naissance de l'homme nouveau

4. La compulsion critique
Enfin, Nathalie Heinich apporte un éclairage fort intéressant sur une tendance lourde (dans les deux sens du terme) de l'art contemporain : cette façon d'agrémenter sans arrêt toute production artistique d'un discours critique, s'orientant la plupart du temps vers une critique morale, sociale, politique. Cette compulsion critique est le dernier rempart d'une avant-garde artistique qui ne veut pas admettre sa coupure effective d'avec le peuple (son indifférence ou son rejet), son installation confortable dans les lieux de légitimations hautement élitaires. Le désir aveugle de croire que tout art véritablement authentique ne pourrait avoir une visée que subversive.

Kosuth - Art as idea as idea


Ce désir effréné, ce postulat qui impose à l'art des critères extra-artistiques trouvent selon l'auteur sa source dans le XIXème siècle, déjà tiraillé entre deux systèmes de valeurs contradictoires : la reconnaissance de l'excellence et l'exaltation de l'égalité. La question ultime serait alors "Comment construire une théorie démocratique de l'excellence ?" Saint-Simon fut indéniablement un des premiers penseurs de l'art comme pouvant répondre à cette question. Le suivra Victor Hugo qui déclarera en substance que la figure de l'artiste est celle-là même qui unit l'aspiration démocratique à la communauté et l'aspiration élitaire à la singularité. L'art en renonçant à être bourgeois (c'est-à-dire inséré socialement) ou aristocrate (c'est-à-dire qui a le pouvoir) peut représenter un privilège qui soir démocratiquement acceptable.
On pourrait alors imaginer non pas une mais trois figures de l'artiste : l'artiste mondain, l'aristocrate du passé ; l'artiste engagé, le démocrate au présent ; l'artiste bohème, la singularité au futur. L'artiste peut alors faire se conjoindre le privilège, le mérite et la grâce. Les conséquences de cette figure paradoxale de l'élite qui se tient en marge reste certainement encore à mesurer.

dimanche 24 juin 2012

Le jeu

Cet article a pour but d'introduire les thèses de Roger Caillois exposées dans son livre, Les jeux et les hommes, paru en 1958 aux éditions Gallimard. Interrogeant les rapports de l'homme aux jeux, explorant les différentes formes que ces derniers peuvent emprunter, leurs significations sociales, Roger Caillois, dans ce livre, pose un jalon fondamental dans la compréhension de l'espèce humaine.
Ce court article, qui sera suivi par d'autres, s'intéressera au chapitre 3, Iintitulé Vocation sociale des jeux. Le choix du non respect de la linéarité de l’œuvre originale s'explique par le fait que ces chapitres nous semblent mettre en exergue, d'une manière dont l'acuité le dispute à la clarté, les problématiques profondes du jeu.

Sir Lawrence Alma-Tadema, Egyptian Chess Players, 1879


Après avoir défini le terme et le concept du jeu, et en avoir établi une classification - comprenant quatre catégories, à savoir l'agôn (la compétition), l'aléa (la chance), la mimicry (le simulacre) et l'ilinx (le vertige), nous y reviendrons dans un article suivant -, Roger Caillois s'attache à démontrer le caractère social du jeu.
Il note ainsi d'emblée que le jeu n'est pas seulement une distraction individuelle, et qu'il l'est même beaucoup plus rarement qu'on ne le pense. Prenant l'exemple des jeux d'adresse (cerf-volant, toupie, bilboquet, cerceau, etc.), qui peuvent se jouer seul, il fait remarquer que ces pratiques donnent lieu à de nombreux rassemblements, rassemblements qui, la plupart du temps,  de la concurrence, si ce n'est de la compétition officielle. Mesurer son savoir-faire à celui des autres, briller dans sa discipline, admirer les autres joueurs apparait donc comme une condition quasiment obligatoire.
De jeu solitaire, il n'y a pour ainsi dire pas. "Les jeux ne trouvent généralement leur plénitude qu'au moment où ils suscitent une résonance complice". Et même les jeux de hasard semblent avoir plus d'attrait dans la foule. Toutes les différentes catégories de jeu impliquent, d'une manière ou d'une autre, un caractère collectif. Cela est vrai bien évidemment pour l'agôn, mais également pour les autres catégories qui, a priori, ne supposent pas la présence obligatoire d'autres semblables.
Corollaire de cet état de fait : l'émergence de règles qui encadrent strictement ces pratiques. Que ce soit dans l'intimité d'un salon ou à un niveau plus élevé, le jeu réclame des règles, et même, lorsque l'on atteint des proportions plus grandes, une hiérarchie, ainsi qu'un personnel spécialisé. Face à la multiplication des acteurs, mais aussi des enjeux, notamment financiers, la nécessité d'instaurer des règles de plus en plus strictes, mais aussi des personnes non intéressées pour surveiller le respect de ces règles (les arbitres par exemple) se fait ressentir.
Ainsi, chacune des quatre catégories fondamentales du jeu présente des aspects socialisés qui les ancrent dans la vie collective.
Pour l'agôn, ce sera notamment le sport ; pour l'aléa, il s'agit des casinos, des jeux de courses, de la loterie ; pour la mimicry, ce seront les arts du spectacle, de l'opéra au carnaval en passant par le théâtre et le bal masqué ; et, pour l'ilinx, nous parlerons des fêtes foraines et de ce que Roger Caillois appelle "les occasions annuelles cycliques, de frairie et de liesse populaire".
Roger Caillois assigne un certain nombre de caractéristiques au jeu. Selon lui, le jeu est une activité
1° libre ; 2° séparée ; 3° incertaine ; 4° improductive ; 5° réglée ; et, 6°, fictive.
En caractérisant le jeu comme étant une activité séparée, Caillois entend opposer, dans un passage de son premier chapitre, le monde du jeu à celui de la réalité, soulignant que "le jeu est essentiellement une activité à part". Il y a ainsi un espace du jeu, dont Caillois donne des exemples : la marelle, l'échiquier, le damier, le stade ; de plus, rien de ce qui se passe à l'extérieur de la frontière n'entre en ligne de compte, idéalement : "les lois confuses et embrouillées de la vie quotidienne sont remplacées, dans cet espace défini et pour un temps donné, par des règles précises, irrécusables, qu'il faut accepter comme telles et qui président au déroulement correct de la partie". 
La question se pose alors de savoir ce qu'il se passe lorsque l'univers du jeu n'est plus étanche ; quand il y a contamination avec le monde réel ; lorsque "ce qui était plaisir devient idée fixe ; ce qui "était évasion devient obligation ; ce qui était divertissement devient passion, obsession et source d'angoisse" ; nous pourrions rajouter : quand le jeu devient une profession, et que sa pratique devient un moyen de subsistance. Cette question est traitée dans le chapitre 4 du livre de Roger Caillois, intitulé Corruption des jeux, qui fera l'objet du prochain article.

mardi 12 juin 2012

Notes sur L'art en théorie de Nelson Goodman 4


Dans cette dernière partie, enfin, Goodman précise un nouveau concept : l'implémentation. L'implémentation, dit-il, se distingue de la réalisation d'une œuvre (même si cela est parfois assez délicat) : elle est la phase au cours de laquelle l’œuvre remplit sa fonction. Pour le roman, c'est être lu, pour la pièce de théâtre, c'est être présentée en public, la publication, la production devant un public, l'exposition sont des moyens d'implémentation des œuvres d'art. Les œuvres entrent ainsi dans la culture. La question de l'implémentation de la peinture se pose alors : une toile a-t-elle pour fonction d'être montrée publiquement ou en privé ?
 
Le Salon de Mme Geoffrin - Anicet-Gabriel Lemonnier

Mais le terme "implémentation" comprend aussi pour Goodman tout ce qui permet à l’œuvre de fonctionner correctement ; or, une œuvre fonctionne correctement quand elle est véritablement comprise, c'est-à-dire quand ce qu'elle symbolise et la façon qu'elle a de le symboliser est discerné et "affecte la façon dont nous organisons et percevons le monde". Une fois de plus, Goodman est suffisamment imprécis pour que la question du public visé puisse être débattue, car l'on sait bien, en pratique, que le grand public ne perçoit et ne comprend les œuvres d'art qu'après un certain temps. 
Pierro Della Francesca - Le triomphe de la chasteté
L'implémentation fait nécessairement suite à la réalisation de l’œuvre, car l'on ne peut bien sûr pas implémenter une œuvre qui ne serait pas faite. Pourtant, l'implémentation elle-même peut être réalisatrice d'art. En effet, en cohérence avec sa théorie explicitée en partie ci-avant, Goodman affirme qu'une œuvre d'art n'est jamais intrinsèquement une œuvre d'art, et inversement qu'un objet n'est jamais extrinsèque à l'art. Ce qui pourrait alors faire qu'une pierre trouvée sur une plage, ou une pissotière, soit ou non de l'art serait justement ce moment d'implémentation : si l'on permet à cet objet de fonctionner comme une œuvre d'art (c'est-à-dire, par exemple, le couper de son contexte d'origine, le placer en lumière, lui donner l'espace et le temps nécessaire à sa contemplation...), il fonctionnera effectivement comme une œuvre d'art ; l'implémentation est créatrice d'art.
Marcel Duchamp - Fontaine
Enfin, Goodman, termine en soulignant tout ce que le terme "fonctionner" recouvre : bien souvent, dit-il, les œuvres ne fonctionnent pas de manière esthétique, et bien souvent des non-œuvres fonctionnent esthétiquement. Il faut bien être éveillé à tout cela, pour faire en sorte que les œuvres puissent fonctionner correctement (voir à ce sujet les chapitres très drôles et très (im)pertinents : 3. "Un message en provenance de Mars" et 5. "La fin du musée ?" de la partie L'art en action)

dimanche 10 juin 2012

Notes sur L'art en théorie de Nelson Goodman 3

6. Les symptômes de l'esthétique

7. La vertu sous clé

Dans ce rapide chapitre, Goodman revient, à propos d'une remarque faite par Robert Nozick, sur sa conception de l'esthétique et de l'efficacité cognitive : il souligne le fait qu'il ne faut pas confondre la classification (œuvre d'art ou non) et un jugement de qualité (mauvaise ou excellente). Une œuvre qui fonctionne symboliquement est une œuvre qui fonctionne de façon esthétique ; mais ce fonctionnement n'est pas suffisant pour étudier l'excellence ou non d'une œuvre d'art : son efficacité cognitive ne dépend pas seulement de la façon dont elle symbolise, mais aussi de ce qu'elle symbolise. De "sa contribution à l'organisation efficace d'un monde".



8. Sur l'identité des œuvres d'art

L'auteur tente ici d'expliciter la distinction majeure qu'il avait présentée dans Les langages de l'art : la distinction entre les arts allographiques et les arts autographiques. Les arts allographiques sont les arts qui sont "justifiables d'une notation" ; c'est-à-dire que ce sont les arts qui proposent une consigne, une partition : la musique en est l'exemple le plus parfait, mais aussi plus récemment dans les arts plastiques le groupe Fluxus ou les artistes conceptuels ont pu produire des œuvres allographiques, comme le montre l'exemple ci-dessous, par George Brecht :

PIÈCE POUR PIANO
.Centre
on pourra pousser le piano au milieu de la salle de concert, frapper une touche au milieu du clavier, poser un objet au milieu des cordes, etc.

A l'inverse, la peinture, l'estampe, la gravure etc. sont des arts autographiques. Cette distinction ne coïncide pas avec celle qui tend à séparer les arts de l'unique des arts du multiple, comme le montre bien l'exemple de la gravure ou bien de la photographie. Cette définition, qui distingue les arts où il peut y avoir des contrefaçons de ceux où cela est impossible, n'est pourtant pas toujours aussi précise, les contrefaçons étant toujours possibles dans notre monde peuplé d'êtres parfois malintentionnés.
De plus, le fait de posséder une notation n'est ni un caractère suffisant ni un caractère nécessaire pour caractériser une œuvre comme allographique : "ce qui est nécessaire, c'est que l'identification d'une œuvre ou d'une instance d'une œuvre soit indépendante de l'histoire de sa production". Ainsi, les écritures au dos des tableaux qui servent à numéroter ou à cataloguer une œuvre dans une collection ne sont évidemment pas de nature à en faire des œuvres allographiques.  Goodman remarque enfin que ce système ne peut pas servir à classer toutes les œuvres d'art : par exemple John Cage peut éliminer la notion même d’œuvre, évacuant ainsi au passage toutes ces questions.
Il est finalement question de tradition, qui peut toujours changer dans le temps, aussi bien qu'une œuvre peut elle-même changer de statut au cours de son histoire ou que d'autres critères peuvent contribuer à faire d'une œuvre une œuvre allographique (comme des exécutions éphémères, ou bien une exécution collective).

Joseph Beuys - I like America and America likes me - 1974


J'ai utilisé le mot instance un peu plus haut. Il est temps d'expliciter ce terme et d'en montrer l'épaisseur : une œuvre allographique se manifeste dans des instances : l'exécution d'un opéra, par exemple, est une instance de cet opéra. Cette exécution nécessite qu'on détermine l'identité de l'auteur, de la partition, mais ce qui compte pour affirmer ou non qu'il s'agit d'une œuvre allographique c'est de savoir si "l'identité de l’œuvre est ou non indépendante de l'histoire de sa production". L'instance d'une œuvre allographique ne dépend pas du tout de cette origine ; on rejoint d'ailleurs ici une grande interrogation de Borges : dans Pierre Ménard, auteur du Quichotte, Borges se demande si la fidélité orthographique suffit à faire que le texte de Ménard, ou d'un singe tapant au hasard sur une machine à écrire, soit considéré comme étant le même que celui de Cervantes.
Passant outre l'explication de Wollheim qui suppose que la théorie d'un auteur détermine l'identité d'une œuvre littéraire en récusant le fait que les écrivains aient nécessairement une "théorie" de leur art, Goodman utilise cette problématique pour illustrer l'idée que la littérature est aussi un art allographique. Enfin, dans ce qu'il appelle sa "conception fonctionnelle" de l'art, Goodman présente son idée fondamentale pour l'esthétique analytique : bien entendu, un objet peut être ou pas une œuvre d'art, bien entendu l'objet esthétique n'est pas distinct du véhicule physique. Il faut seulement distinguer les fonctions esthétiques des autres fonctions et de se demander non plus "Qu'est-ce que l'art ?" mais "Quand y a-t-il art ?"

Marcel Duchamp - Porte-bouteille

mardi 5 juin 2012

Notes sur L'art en théorie de Nelson Goodman 2

5. Question de style

6. Les symptômes de l'esthétique

 Dans le chapitre suivant, Goodman attaque un point central de sa théorie : les symptômes de l'art. Un symptôme, rappelle-t-il, "n'est une condition ni nécessaire ni suffisante, mais plutôt un trait dont nous pensons qu'associé à d'autres, il peut rendre plus probable la présence d'un état notable." Il s'agit donc ici de repérer et de donner une liste des symptômes donnant l'indice d'une œuvre d'art. Goodman entoure cette définition et cette liste d'un grand nombre de précautions, expliquant par exemple que cette recherche n'est peut-être que le prémisse d'une théorie plus générale. Les symptômes de l'art doivent permettre de distinguer le fonctionnement artistique des autres fonctionnements symboliques.


Le premier de ces symptômes est l'exemplification : il s'agit du trait le plus frappant et le plus fréquent qui distingue les textes littéraires des textes non littéraires quand on le comprend comme l'usage d'exemples, c'est-à-dire de formes non nécessaires à la compréhension, c'est-à-dire de l'accent mis non seulement sur l'histoire, mais aussi sur la manière dont elle est racontée, représentée (puisque le symbole ne vaut plus uniquement pour ce qu'il dénote dans l'immédiat mais aussi pour ce qu'il évoque). L'exemplification permet aussi de dessiner les différences entre une illustration d'art et une illustration utile. L'art cherche à exemplifier certains traits de ce qu'il propose : exemplifier telle histoire (l'amour fou, la trahison, le malheur...) ou bien telle façon de dire quelque chose (la musicalité, l'association d'idée...) correspond en fait souvent à l'idéal d'atteindre le point le plus haut de quelque chose, la quête d'absolu de l'art.
Hokusai


Goodman cite ensuite la saturation relative : la différence, explique-t-il, entre une courbe du cours de la bourse et d'un dessin d'Hokusai se trouve justement dans cette saturation : même si les lignes sont exactement semblable, toute variation de n'importe quel aspect du trait est importante dans le cas de l'art, tandis que l'on tend au contraire dans un diagramme à l'atténuation, c'est-à-dire à schématiser au maximum.
La densité syntaxique et sémantique est le symptôme suivant que Goodman désigne. Bien que, souligne-t-il, elle peut paraître d'un faible intérêt esthétique puisque de nombreux textes sont syntaxiquement denses sans pour autant être artistiques. Il nous faut donc supposer qu'au sein de l'esthétique plus que dans les autres domaines "c'est la densité qui l'emporte". Ce qui en fait bien entendu un symptôme qui ne peut qu'évoquer l'esthétique, à condition qu'il soit mêlé à d'autres symptômes.

Jeff Wall - A Sudden Gust of Wind (after Hokusai) - 1993
Goodman propose ensuite la référence multiple et complexe : alors que le discours pratique cherche la singularité, la franchise et la clarté en évitant l'ambiguïté et la complexité de la référence, elle est en art une voie très utilisée - bien qu'il ne s'agisse pas d'un trait exclusif ou universel.
Après ces cinq symptômes, il faut éliminer la dénotation, qui représente l'ensemble même de l'activité de représentation et qui ne fonctionne absolument pas dans le cas de l'art abstrait ; de même, la figurativité ou la fictionnalité n'ont pas été retenues puisque de nombreux textes non fictifs sont artistiques. Enfin, la fictionnalité ne fonctionne jamais qu'à travers l’exemplification par expression ou à travers une chaîne de références, qui sont toutes deux déjà répertoriés comme symptômes.

Tous ces traits tendent à la fois à réduire la transparence et à accentuer la concentration sur le symbole. Il faut donc de la lenteur pour comprendre l'art, une attention à la saturation, à la densité... Pourtant, il ne faut pas céder à l'envie de systématiser ces propositions, et bien garder à l'esprit que ces symptômes ne désignent qu'une fonction et pas un mérité esthétique.

vendredi 1 juin 2012

Notes sur L’art en théorie de Nelson Goodman

 Nous essaierons ici de rendre compte de la pensée développée par Nelson Goodman dans les chapitres 5 à 9 de la partie « Théorie » de L’art en théorie et en action. Ces chapitres traitent plus précisément de l’art que les précédents, qui s’intéressent au récit.


 5 – Question de style

Dans ce chapitre, Nelson Goodman poursuit la pensée qu’il avait développée autour du style dans Manière de faire des mondes en répondant aux commentaires d’Anita Silvers. Il y aborde deux questions : celle de savoir ce que signifie le fait de dire qu’une œuvre appartient à un style donné et celle de savoir si l’on peut dire qu’une œuvre possède plus de style qu’une autre.

Goodman souligne la différence entre lui et Silvers à propos de l’usage du mot « signature » : tandis qu’elle l’utilise comme un synonyme de « style », au contraire Goodman l’utilise pour désigner le nom de l’artiste et, partant, tous les indices permettant de situer l’œuvre qui ne sont justement pas du style. Le trait stylistique d’une œuvre est le trait qui est exemplifié par l’œuvre, et qui permet de la situer parmi un corpus significatif d’œuvres ; une œuvre appartient en même temps à de nombreux styles (le style de Picasso, le style de la période bleue, le style du XXème siècle…) 
On peut en effet dire qu’une œuvre à plus de style qu’une autre si l’on compare non pas le nombre de styles auxquels les œuvres appartiennent, mais bien plutôt le poids que prennent les traits stylistiques par rapport à d’autres traits ou à d’autres fonctions. Cela ne signifie nullement qu’une œuvre ayant plus de style soit meilleure esthétiquement : une liste de courses présente des traits stylistiques assez minoritaires comparés à la dénotation tandis qu’une peinture maniériste est toute entière constituée de ses traits stylistiques. Une peinture du Greco, cependant, pourra exemplifier des traits stylistiques aussi puissamment tout en fonctionnant selon d’autres régimes esthétiques.
Picasso - La vie - 1903
La deuxième partie du chapitre est occupée par la discussion d’un point soulevé par Mark Sagoff : celui-ci souligne que, dans le domaine du langage, il est véritablement dangereux d’introduire des prédicats « déviants » (l’exemple consacré étant la couleur « vleu »). Goodman remarque ainsi d’abord que nos prédicats esthétiques recoupent largement dans le langage nos « catégories scientifiques implantées » et nos catégories quotidiennes, ce qui pose un problème puisque les prédicats de l’art sont, fondamentalement, changeants, novateurs, transgressifs… De même, d’ailleurs, que dans la recherche scientifique où tout l’enjeu réside justement dans la création de nouveaux concepts qui ne relèvent pas du système précédent. C’est le rôle, en esthétique, de l’interprétation contre la description : celle-ci s’échine à dépasser les classes de référence implantées.
La Gioconda - Museo del Prado - Attribuée à l'atelier de Leonard de Vinci
Sagoff interroge ensuite la relation entre l’original et la contrefaçon, la question étant de savoir si l’on peut distinguer l’un de l’autre de façon stylistique. Il se trouve que Goodman avait précédemment affirmé que oui, la différence entre l’original et la copie étant – même si la copie nécessite pour être découverte un examen scientifique minutieux – d’ordre esthétique, donc, puisqu’elle permet de différencier deux œuvres, d’ordre stylistique.
Pourtant, comment peut-on affirmer qu’une œuvre et sa copie presque parfaite n’ont pas le même style ? Goodman précise que le style est une entité complexe, composée par une multitude de traits stylistiques. Deux œuvres peuvent en partager certaines, et se distinguer sur d’autres ; il est donc extrêmement rare que deux œuvres soit exactement du même style. Ces styles doivent être déterminés « par la pratique, la stipulation ou le contexte », mais on peut malgré tout affirmer, dans un sens plus commun, qu’une œuvre et sa copie réussie sont du même style.

mardi 22 mai 2012

Les vêtements blancs de Hiroshima – 1998

Une chemisette, un bermuda, une cagoule de protection, un sac, une casquette, une robe et un kimono. Tous de blanc cousus par l’artiste Marie-Ange Guilleminot. Elle qui a soigneusement reporté toutes les mesures, les dimensions, et redessiné minutieusement les patrons des vêtements de victimes de la bombe atomique de Hiroshima, qui sont conservés au Musée de la Paix de la ville. A l’intérieur de chaque vêtement blanc sont inscrits le nom de la personne qui portait l’original, et deux dates, le 6 août 1945 et 1998, année de la réalisation du vêtement blanc.
Ce sont donc des reproductions collant au plus près à la réalité, aux originaux, afin d’éviter toute prise de distance qui aurait entraîné une interprétation. En tissu blanc, certainement pour différents motifs1, qui peuvent nous échapper, mais toutes ont cette unique couleur comme marquage d’une unité de lieu, de temps, d’une valeur testimoniale qu’elles partagent toutes, et ce malgré les origines différentes des  propriétaires des vêtements authentiques (hommes, femmes, enfants, agent de police, mère ou écolier…).



Ce projet, de l’aveu de Marie-Ange Guilleminot, a deux points de départ : la double découverte qu’elle a faite au Musée de la Paix de Hiroshima : d’une part le livre de
photographies d’ Hiromi Tsuchida, Hiroshima Collection2, recensant tous les vêtements et accessoires des victimes conservés au Musée et dont on connaît le nom de l’ancien propriétaire ; et d’autre part, les vêtements eux-mêmes.

« En créant les vêtements blancs de Hiroshima je tente de transmettre et de transformer ce que j’ai reçu du livre d’Hiromi Tsuchida et des vêtements des victimes, à savoir la responsabilité de rappeler à chaque personne concernée ce qui échappe à la mémoire, la tragédie de la bombe atomique, dans le contexte de la vie quotidienne hors du musée. »3



« Le vêtement comme un exercice de la mémoire » écrivait Pierre Giquel dans la préface du livre Projet4, et c’est dans cette phrase que se résume la démarche de l’artiste. Les vêtements de victimes sont parfois tout ce qui reste d’elles, ils constituent les derniers indices de leur existence, de leur passage et surtout de l’événement qu’elles ont vécu. Elles sont les « traces matérielles qui portent l'identité et la souffrance des victimes »5. Les vêtements blancs sont des reproductions qui peuvent aller à la rencontre d’un public qui ne se souvient pas ou plus de l’histoire de Hiroshima, de l’histoire de tous ces gens que l’on cache derrière des chiffres, des statistiques, des données informatives… Être au plus près du corps pour mieux en prendre compte, se vêtir de ces vêtements pour réaliser que c’étaient des hommes qui les portaient, et faire circuler cette pensée, cette remise en question de la mémoire.
6 août 1945, 8h15, l’Enola Gay qui survole le port de Hiroshima, lâche une bombe d’une toute nouvelle génération, le pikadon 6 auquel on ne saurait donner un nom. Un éclair blanc, aveuglant, précède la déflagration, et dissout tout ce qui se trouve à proximité de l’épicentre de l’explosion. « On a vu le drame atomique, on a vu un effacement. »7
D’une violence inouïe, cette bombe ne laissera que peu d’images : soit que le bombardement n’a pas été couvert sur le moment par les reporters japonais (et pour ceux qui sont arrivés assez vite, l’horreur était telle qu’il leur était impossible de prendre des clichés), soit qu’il y a eu censure par les deux camps, soit que les images ne se sont tout simplement pas impressionnées sous l’effet des irradiations.
Mais c’est aussi, parce que l’horreur est indicible, im-montrable, inimaginable : « il y a peu de photographies au musée de Hiroshima parce qu’il n’y a pas d’image « suffisante » pour dire Hiroshima »8. Ici les vêtements remplacent les images qui n’ont pas pu être faites, ou qui sont difficilement supportables, ils se substituent aux corps mutilés, voire même y sont assimilés : deviennent des corps blessés, à soigner. Avec les vêtements, l’artiste a l’impression de communier avec les victimes, d’entrer dans leur intimité, de soigner à la fois leur vêtement, leur corps et la mémoire qui survivra.

Chemise que portait l'Empereur Maximilien lors de son assassinat
Ils sont ici devenus les documents qui ont servi de base à son travail, remplaçant ce que la matière grise  des archives et des images n’a pu que refléter partiellement ou de manière lacunaire. Il est intéressant de voir que le statut de ces vêtements a changé à deux reprises : la première fois, quand les familles des victimes les ont donnés au Musée, ils ont quitté le statut de simples vêtements pour devenir des reliques, des pièces à conviction, des preuves du bombardement et de ses effets néfastes, ils sont sacralisés, on en prend grand soin. La seconde quand Marie-Ange Guilleminot décide d’en sélectionner sept, pour créer des copies conformes, (au détail près que les siens sont blancs) : ils deviennent des modèles, et simultanément leur caractère d’originaux gagne un surcroît d’accréditation ; et le point de départ d’une réflexion sur leur valeur testimoniale. Guilleminot ne passe par aucun autre intermédiaire que ces indices purs et bruts, elle en fait des documents historiques toujours plus complexes.
En outre, un autre fait est à noter : elle fut également amenée à ce projet par les photographies d’Hiromi Tsuchida, qui ont elles aussi un statut ambigu : à la fois matière à un catalogue qui recense tous les vêtements (dirons-nous) identifiables, qui les montre, et documents à part entière, témoins à leur tour de témoins. Elles font passer à travers un nouveau filtre  ces « traces matérielles », en sus du tamis de la sélection déjà opérée par le photographe.




Par cette œuvre, Guilleminot cherche à ramener hors du musée, d’un contexte conventionnel et parfois étriqué, les marques toujours existantes d’une  tragédie déclenchée par la main de l’homme, qu’on laisse trop souvent dans les méandres de l’Histoire et du passé, en lui donnant un caractère anecdotique à travers une masse de données informatives dénuées de toute humanité et d’images iconiques, insuffisantes à montrer la véritable horreur. Les vêtements blancs peuvent être approchés, touchés, portés, multipliés (puisqu’elle en a envoyé une copie de chaque vêtement aux membres des familles des victimes), ils voyagent. Ils vont à la rencontre de la mémoire future. Ils sont une traduction de ce qui reste dans le musée, de ce qui est trop précieux et fragile pour en sortir.
Cette perspective de créer des "objets-mémorial" portatifs s’oppose à la fois à l’oubli et à la banalisation d’un événement dont on perd peu à peu la conscience de son envergure et de son horreur.
En outre, les doutes, les questions, la distance auxquels Guilleminot a été confrontée ne sont étrangers à aucun de ceux qui travaillent depuis les éléments du passé. Ils sont chez elle renforcés par l’écart historique et culturel qui la sépare des victimes de Hiroshima.
Sa remise en question et les interrogations qu’elle soulève à propos du document historique semblent justes : d’où partir dans sa réflexion quand on a affaire à l’inimaginable, ce qui n’a pu être montré, et à l’indicible, à la douleur d’autrui, au deuil et plus particulièrement dans ce cas, à la honte que la bombe atomique a suscitée, différente dans les deux camps : l’une de culpabilité (tardive) et l’autre celle de la défaite, de la soumission, de la maladie9. Pallier le manque des images en demeurant au plus près des faits, de la réalité, et la réalité prend ici la forme d’une coquille vide et fêlée, qui donne à voir une présence en creux. Ou une absence soufflée.
Il aurait été totalement déplacé, avec l’écart de plus d’un demi-siècle, et le fait que l’artiste est française, qu’elle s’y prenne autrement, sans dénaturer son propre travail et entrer dans un voyeurisme ou un spectacularisme malvenu.




1. Le blanc semble être la marque de fabrique de l’artiste. En effet, c’est la couleur la plus récurrente dans son travail : Le livre du chapeau-vie, 1994-1998 ; 8h15, la montre de Hiroshima, 1999 ; les Oursins, 1997-1999 (nombreuses pièces)…
Dans un court texte accompagnant l’œuvre 8h15, la montre de Hiroshima, édité dans son livre, Marie-Ange Guilleminot dit « Le point du réel le blanc est le support/ création d’autres passages/ propreté, je veux vivre comme l’aiguille. »  Elle semble voir dans le blanc, outre un caractère unitaire, un sentiment de propreté, d’effacement. Ce qui n’est pas non plus sans rappeler l’éclat aveuglant de la bombe…

2. Hiroshima Collection, Hiromi Tsuchida, catalogue édité par le Hiroshima Peace Memorial Museum. 1995, Japon.

3. in Documentation complémentaire / LES VÊTEMENTS BLANCS DE HIROSHIMA, extrait de http://www.ernahecey.com/files/vetements_blancs.pdf, p.54

4. Voir le livre, Pierre Giquel, in Projet, Marie-Ange Guilleminot, Edition Musée des Beaux-Arts et de la Dentelle, Calais avec l'association pour Atelier Calder, Saché, France, 2001

5. in Documentation complémentaire / LES VÊTEMENTS BLANCS DE HIROSHIMA, extrait de http://www.ernahecey.com/files/vetements_blancs.pdf, p.55
Disponible sur le site : http://www.ernahecey.com/uk/marie-ange_guilleminot_works.php

6. Pikadon (approximativement : bombe, explosion) est le nom qu’ont donné les habitants de Hiroshima après l’explosion de la bombe atomique, le mot genshibakudan (litt. bombe atomique) n’est apparu que bien plus tard.

7. 1945-Hiroshima, les images sources, Michael Lucken, Paris, Hermann, 2008. p.132

8. Puissances du faux (journal), Eric Baudelaire, in Cahier, Vacarme # 55 – printemps 2011. p.76

A noter, cette citation de Jean-Luc Nancy trouvée dans le livre Projet : « Vous m’interrogez sur l’absence d’image. Je crois qu’elle est au fond de toute image, qu’elle est ce qui monte dans l’image comme son fond –gris, blanc ou noir et c’est ainsi comme cela que l’image image : il faut redonner de la force à ce verbe, lui faire dire la présentation de l’absence en personne si je peux dire ou en corps. »

9. Les victimes de la bombe atomique, appelées au Japon hibakusha, sont longtemps restées cachées et muettes sur leur sort, par honte vis-à-vis de leurs blessures et maladies, et par peur du regard d’autrui, et ont été exclues  de la société et marginalisées.

lundi 16 avril 2012

Frontières du chant et de la parole (fin)

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Yves Bonnefoy

Le domaine poétique confère également au chant une capacité prodigieuse à s'élever. Si des auteurs comme Gherasim Luca ou Yves Bonnefoy ont récemment abordé la question vocale dans leurs œuvres, on se rappelle que dès l'époque antique, poésie et chant sont ainsi associés dans le mythe d'Orphée. En lui se confondent les figure du musicien, du chantre et du poète. Dans l'Italie du XIIIe siècle, musique et poésie sont aussi intimement liées. Prenons comme exemple le poète florentin Dante Alighieri, qui revendique comme projet de placer la douceur de la langue toscane au premier plan. Quelques décennies plus tard, Pétrarque ira plus loin, en abordant clairement, dans le Canzoniere, la dimension sonore de la poésie. Pour lui, les qualités sonores de sa langue prévalent sur les qualités logiques. La poésie de Pétrarque se caractérise par deux qualités particulières : la « gravità » et la « piacevolezza ». Il est intéressant de remarquer que ces deux qualités se manifestent par le son : la place de l'accent, le type de rimes ou encore les jeux entre consonnes et voyelles. Il apparaît ici judicieux d'interroger le rapport entre la poésie mise en musique et la poésie simplement lue. Observons à cet effet la relation entre les notes et les paroles, développée par l'écrivain et musicien Marc'Antonio Mazzone, dans la préface de son premier livre de madrigaux à quatre voix, en 1569. Une relation identique à celle reliant le corps à l'âme, même si pour Mazzone, la musique se veut au service du sens des paroles. Le compositeur doit savoir, « avec les notes tristes, joyeuses ou sérieuses, exprimer le sujet » propre aux paroles. Pour Girolamo Russelli, « les vers sont déjà harmonieux et musicaux ». Le fait de chanter n'est pas un ajout, mais un révélateur : la musique et le chant permettent en quelque sorte de libérer la musicalité déjà propre aux vers. Le poète français Eustache Deschamps expose en 1392, dans L'art de dictier, sa conception de la musique et de la poésie. La poésie y est décrite comme une « musique de bouche » qui profère des « paroles métrifiées »1. Jean Molinet insiste quant à lui sur l'importance de la dimension rythmique dans la poésie : ainsi, dans L'art de la rhétorique (XVe siècle), la poésie est « une espèce de musique appelée rythmique ». Comme on le remarque aisément, la poésie est gage d'harmonie parce qu'elle est rythmique (mesurée, mètres). C'est d'ailleurs encore aujourd'hui le rythme qui distingue la poésie en vers de la prose. Les poètes de la Pléiade, comme Pierre de Ronsard ou Joachim du Bellay ont eux aussi souligné cette capacité à sonner, inhérente à la poésie. Il faut bel et bien chanter pour révéler la musicalité inscrite dans les mots. Dans sa note adressée au lecteur de La Franciade (1572), Pierre de Ronsard explique les codes de ponctuation, les signes (!) et les incidences sur la lecture qui en découlent.

« Je te supplierai seulement d'une chose, lecteur, de vouloir bien prononcer mes vers et accommoder ta voix à leur passion, & non comme quelques uns les lisent, plutôt à la façon d'une missive ou de quelque lettre royaux que d'un poème bien prononcé : et te supplie encore derechef où tu verras cette marque ! Vouloir un peu élever ta voix pour donner grâce à ce que tu liras.2 »

Le poète attend donc bien ici, du lecteur, une profération à haute voix et une capacité à jouer sur les hauteurs de voix pour servir la poésie. La langue poétique semble ici relever du musical. Les figures antiques de poètes représentent, à la Renaissance, un idéal ; ainsi, Orphée et Apollon sont eux-mêmes musiciens et s'accompagnent. La poésie chantée semble détenir un véritable pouvoir d'émotion et on considère que la musique, pour atteindre une perfection, doit s'exprimer par le chant. On citera aussi le projet fou d'Antoine de Baïf qui, dans l'espoir d'atteindre l'efficacité de la parole mythique par le chant, cherche à adapter des pièces en français qui respectent le système métrique de la poésie antique ; Maudit, Lejeune et Baïf ont ainsi mené des recherches ayant pour but de révéler et d'apprendre à maîtriser le pouvoir de la parole, apprendre en quelque sorte le charme d'Orphée. Dans Qu'est devenu ce bel œil ?, Lejeune utilise par exemple certains intervalles antiques (gammes chromatiques). Jean Jacques Rousseau va jusqu'à donner à la voix un sens musical, dans son Essai sur l'origine des langues : « La colère arrache des cris menaçants, que la langue et le palais articulent : mais la voix de la tendresse est plus douce, c'est la glotte qui la modifie […] les accens en sont plus fréquens ou plus rares, les inflexions plus ou moins aiguës, selon le sentiment qui s'y joint. Ainsi la cadence et les sons naissent avec les syllabes : la passion fait parler tous les organes et pare la voix de tout leur éclat ; ainsi les vers, les chants, la parole, ont une origine commune.3 » Cette origine commune à la voix chantée et à la voix parlée est ici, d'après Rousseau, guidée par la passion et le sentiment ; on perçoit clairement dans son propos un attachement, presque même un assujettissement de l'acte poétique ou musical à l'expression d'un état émotionnel.

Il faut admettre que l'étude de l'expressivité musicale accorde au « geste vocal » une certaine primauté : pour Ivo Supicic, c'est par la voix que s'exprime « l'être de l'homme lui-même.4 »C'est le souffle de l'âme humaine qui se fait percevoir, et comme le reconnaît Gisèle Brelet, la voix nous est émouvante « parce qu'en elle viennent se traduire toutes les activités de l'être.5 »Il est dommage que peu de philosophies se réfèrent à l'ouïe : les interrogations traitant de la voix sont rares. Pourtant, toute entreprise visant à mieux appréhender l'être humain devrait, on l'a montré, considérer l'existence sonore de l'Homme. Il faudrait, comme nous y invite Matthieu Guillot, apprendre à lui « prêter l'oreille, tout en fermant les yeux.6 » Pythagore avait déjà conscience du pouvoir vocal, lui qui avait imaginé un véritable dispositif d'écoute visant à mieux dispenser ses leçons : en se plaçant derrière un rideau pour enseigner à ses disciples, il les incitait à développer leurs qualités de concentration et d'écoute. Il s'agissait en quelque sorte d'un silence visuel, jugé plus propice à la transmission d'un message. On peut cependant se demander si l'audible ne requiert pas le visible, pour transmettre son message : à l'instar de Gilles Deleuze et Félix Guattari, ne pourrait-on pas considérer que le visage est, autant que la voix, essentiel à la communication d'un message ? Le visage représenterait un « véritable porte-voix.7 » Mais comme le confie le poète Gherasim Luca (1913-1994), l'expression peut aussi être entravée, ou troublée par le visible : « Il m'est difficile de m'exprimer en langage visuel.8 »De la même façon, la célèbre injonction de Socrate (« Parle, afin que je voie qui tu es ! ») nous laisse penser que l'essence même de l'Homme se manifeste plus dans sa parole que dans son image.
Gherasim Luca

Pour montrer la spécificité de l'espèce humaine, des expressions latines mettent en évidence sa capacité à fabriquer des outils et à inventer des techniques : c'est l'Homo faber, évoqué par le philosophe Bergson. Plus généralement, l'Homo sapiens désigne l'Homme en tant qu'espèce capable de pensées abstraites et de connaissance. Toutefois, comme le fait observer le linguiste français Claude Hagège : « S'il est homo sapiens, c'est d'abord en tant qu'homo loquens, homme de paroles.9 » Généralement présenté comme un « animal doué de raison », l'Homme doit aussi être perçu en tant qu'« animal parlant ». On pourrait même considérer la parole comme le signe distinctif de l’Homme puisque l'être humain ne saurait être réduit à son apparence visible, à ce corps dans la lumière. Il est donc primordial de tenir compte de son corps sonore, de son caractère audible, bref, de sa voix. Nous reviennent en mémoire les deux derniers vers d'un sonnet10 de Paul Verlaine, montrant à quel point la voix, même par delà la mort, conserve le souffle de la vie :

« Et, pour sa voix, lointaine, et calme, et grave, elle a
L'inflexion des voix chères qui se sont tues. »

1 DESCHAMPS, Eutache, Art de dictier, 1392.
2 RONSARD, Pierre de, La Franciade, 1572, « au lecteur ».
3 ROUSSEAU, Jean-Jacques, Essai sur l'origine des langues, 1781, œuvre posthume suite à une esquisse de 1755.
4 SUPICIC, Ivo, La Musique expressive : PUF, 1957, p. 64.
5 BRELET, Gisèle, Le Temps musical : PUF, 1949, p. 412.
6 GUILLOT, Matthieu, Op. Cit.
7 DELEUZE, Gilles, GUATTARI, Félix, Mille plateaux, Paris : Éditions de Minuit, 1980, p. 144.
8 LUCA, Gherasim, Introduction à un récital, Lichtenstein : 1968.
9 HAGÈGE, Claude, L'Homme de paroles, Paris : Fayard, 1985, p. 8.
10 VERLAINE, Paul, « Mon rêve familier », Poèmes saturniens, 1866.