lundi 23 janvier 2012

Histoire du réel - la photographie

En complément de l'article précédent, le texte d'un exposé fait pour l'école sur le même thème. Plus centré sur la photo.


Mayer et Pierson - Le prince impérial
 La photographie a, depuis toujours, un lien très fort avec le réel, avec la réalité. A tel point qu’elle peut être, parfois, vertigineuse ; ainsi, une des premières phrases de La chambre claire de Barthes est cette exclamation devant la photographie d’un proche de Napoléon : « Je vois les yeux qui ont vu l’Empereur. » Par-là, la photographie abrite un mystère profond qui semble abolir l’espace et le temps, nous rendant accessible un réel qui n’est ni de notre espace ni de notre temps ; comme une expérience de l’au-delà, elle permet de renouer avec les morts comme le souligne Barthes ou bien Robert Castel dans l’ouvrage dirigé par Bourdieu, Un art moyen.   

Tina Barney

La photographie est à la fois indice et index du réel (au sens où elle montre, elle désigne quelque chose pour dire « ça-a-été »), pour reprendre le lexique de Peirce ou de Daniel Soutif , à tel point que juger une photographie, c’est souvent juger de son sujet : le personnage est-il beau ou laid, fait-il beau temps ou pleut-il sur ce paysage ?... La photographie a valeur de preuve, s’il fallait un argument final à cette démonstration : faites la photographie d’un crime (je pense par exemple à l’affaire Rodney King, en 1991, ou à des films comme Blow up, Snake Eyes), vous utiliserez la photographie comme tout le monde l’utilise sans le savoir, comme tous les sports l’utilisent pour juger du réel (la photographie a tellement de pouvoir qu’elle fait autorité sur le réel lui-même), c’est-à-dire comme preuve, comme trace, comme empreinte et même plus comme outil définissant ce qui est ou a été réel…



Ynka Shonibare - Diary of a victorian dandy
Pourtant, nous savons tous ici, même si nous ne sommes pas si différents des autres à ce sujet quand nous regardons une photographie, qu’une image photographique est en fait extrêmement éloignée d’un fait réel. Parce la lumière que l’on pose sur un sujet le transforme complètement, parce que l’on choisit le lieu et le moment pour faire la photo, parce que l’on sélectionne celle-ci parmi des dizaines d’autres, parce que le tirage final est une interprétation de la matrice, et même parce que l’on a choisi de faire une photographie de cela à ce moment et pas d’autre chose à un autre moment. Evidemment que la photographie n’est pas la restitution absolument fidèle de la réalité, elle n’est pas « une image frottée de réel » comme l’affirmait Barthes.

Morimura - A ma petite soeur : pour Cindy Sherman
Je crois qu’aujourd’hui cette évidence, qui a été très longtemps minoritaire, se diffuse peu à peu, d’abord parce que la plupart des gens – je parle du monde occidental – prend des photographies régulièrement et peut donc faire l’expérience de ce que j’appellerai le « mensonge photographique », ensuite parce que la technologie numérique – qui a aussi participé à diffuser la pratique de la photographie à travers les camphones et les compacts – a rendu plus évidentes toutes les manipulations de post-production dont peuvent être l’objet les images. La photographie ne peut raisonnablement pas être confondue avec le réel : elle est plate, la plupart du temps rectangulaire, elle est souvent monochrome (et quand elle ne l’est pas, elle est incapable de reproduire les couleurs réelles), elle est immobile… Enfin, nombre d’artistes ont travaillé dans ce sens, c’est-à-dire travaillé à dévoiler le mensonge et la manipulation des images photographiques. Je pense notamment, entre beaucoup d’autres, à Sherrie Levine, Thomas Demand ou Jeff Wall avec Picture for women.

Thomas Demand
D’ailleurs, l’envie de dévoiler au monde les mensonges de la photographie a été, et est encore, un moteur très puissant de l’art contemporain, que l’on pense à tout ce courant photographique d’images mises en scène de façon très théâtrale, de Crewdson à Cindy Sherman en passant par Shonibare, Barney ou Morimura. De manière générale, depuis l’extinction du photojournalisme traditionnel, toutes les pratiques se revendiquant de la mise en scène ou de la construction du réel (par exemple les collages de David Hockney ou, plus récemment, le travail d’Antoine d’Agata sur la Palestine) travaillent à désacraliser voire à détruire le rapport de la photographie au réel.   

Cindy Sherman - Untitled
Après le post-modernisme qui avait promu des valeurs telles que l’incertitude, le doute, le faux (on pense notamment, en photographie, au travail de Sophie Calle), l’ironie voire le cynisme, et après le photo-réalisme, la photo-fiction prend place dans nos façons d’envisager et de représenter le monde. Mais il se joue là quelque chose de plus paradoxal, de plus intéressant qu’un simple remplacement : la photo-fiction en effet s’installe en dénonçant en fait la fiction du photo-réalisme. C’est-à-dire que la photo-fiction détruit le photo-réalisme en l’accusant de fiction et en prétendant apporter une vérité sur le monde réel ; renversant les rôles, c’est le réalisme qui est fiction et la fiction qui est réalité. Sous couvert d’ouverture, c’est en fait toujours le même conflit qui se joue : la vérité contre le mensonge, la lumière de la connaissance contre l’ombre de l’ignorance. Ce conflit remonte bien évidemment à Platon et au mythe de la caverne, mais trouve des échos plus modernes dans la critique que Feuerbach adresse à la religion (méthode plus tard reprise par Guy Debord contre le spectacle) : la religion comme une aliénation et comme une projection qui rend l’homme étranger à lui-même.

Antoine d'Agata
De cette dialectique très politique, au sens où Jacques Rancière  l’entend, c’est-à-dire dans le découpage du réel (ce qu’il appelle le « partage du sensible »), on s’aperçoit en effet qu’elle est très ancienne : depuis Platon, avons-nous dit, qui refusait aux artistes le droit d’entrer dans la cité idéale et qui refusait aux travailleurs le droit d’exercer un art, l’histoire de l’art, du partage du sensible n’est que la longue histoire de formes en remplaçant d’autres, prétendant explicitement ou non mieux dessiner le réel que les autres et que les précédentes. Depuis Homère jusqu’aux romans du XIX siècle avec Balzac, avec Hugo, avec Zola ; depuis Lascaux jusqu’à la peinture renaissante et jusqu’à la photographie puis la 3D.
Lascaux

 Après ce rapide tour d’horizon des formes artistiques et de leurs prétentions à donner à voir le réel, l’on peut aisément deviner quelle critique adresser à la 3D, forme naissante de la réalité, en passe de remplacer la photographie déclinant : tout aussi sophistiquée qu’elle soit, la 3D ne sera jamais non plus un analogon de la réalité, parce qu’il lui manque les odeurs, le goût, le toucher… Et quand bien même on arriverait à reproduire tout cela, la perception du réel est une perception sans limite, sans cadre, une perception mobile. Si enfin on arrivait à recréer ces sensations, ce qui me parait pour le moment hors de propos, on arriverait certainement à une aliénation parfaite des populations comme décrit par Guy Debord ou les frères Wachowski.   

Bernd et Hilla Becher

Le réel est définitivement insaisissable, il n’existe pas de manière idéale de l’appréhender ; peut-être tous ces changements de forme descriptive a-t-elle pour base l’idéalisme inhérent à tout humain, la foi de l’homme occidental dans le progrès, sa peur de ne pouvoir rien communiquer ni rien apprendre de l’autre, son angoisse de la solitude… Quoiqu’il en soit, la photographie n’est qu’un moyen parmi d’autres dans l’histoire de l’humanité et la foi que nous portons en elle est la même que celle que nos parents et grands-parents mettaient dans le style journalistique ou dans les peintures néoclassiques de David ; il n’existe pas de réalisme mais seulement des style réalistes, très différents les uns des autres, pensons seulement à l’évolution des trucages cinématographiques et la crédulité absolue dont ils font preuve à toutes les époques, chaque évolution technique balayant la précédente, ou bien aux différents styles photographiques qui revendiquent clairement le réalisme : le journalisme de Cartier-Bresson et de Capa contre le style documentaire des Becher ou contre le « presque-documenatire » de Wall. Si aucune forme d’expression humaine ne donnera parfaitement l’information d’un moment vécu, le choix de cette forme a une forte importance politique dans ce qu’elle donne à voir et à sentir dans le réel, dans les outils et les formes qu’elle propose d’apposer sur le réel.

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