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Assez parlé du pourquoi faire des photos, parlons donc du comment, question hautement plus polémique et plus complexe dont nous essaierons humblement de rendre quelques aspects, ainsi que quelques réflexions. Polémique, en effet, le sujet l’est car touchant au plus près aux sujets sociaux, et donc politiques ; il suppose une attitude, une position, un engagement de la part du photographe. Engagement à propos duquel chacun donne un avis contradictoire et assertif de telle manière qu’il est aujourd’hui très difficile d’être photojournaliste. Ces questions n’ont pourtant pas seulement un rôle restrictif mais posent des problématiques très pertinentes quant au rôle politique de la photographie, du comment représenter la misère, le populaire aujourd’hui…
Assez parlé du pourquoi faire des photos, parlons donc du comment, question hautement plus polémique et plus complexe dont nous essaierons humblement de rendre quelques aspects, ainsi que quelques réflexions. Polémique, en effet, le sujet l’est car touchant au plus près aux sujets sociaux, et donc politiques ; il suppose une attitude, une position, un engagement de la part du photographe. Engagement à propos duquel chacun donne un avis contradictoire et assertif de telle manière qu’il est aujourd’hui très difficile d’être photojournaliste. Ces questions n’ont pourtant pas seulement un rôle restrictif mais posent des problématiques très pertinentes quant au rôle politique de la photographie, du comment représenter la misère, le populaire aujourd’hui…
Allan Sekula - Fish Story |
Un
premier point de départ pour entamer la polémique serait de constater une certaine
hypocrisie, une certaine rupture entre un métier qui suppose un dévouement absolu à la
cause générale, une sensibilité aux problèmes du monde exacerbée et
toute la dimension économique, marchande inhérente au métier, à n'importe quel métier d'ailleurs. Si, bien sûr, on
ne peut pas demander aux photojournalistes de mourir de faim ou de donner leurs
photographies gratuitement sous prétexte qu’ils servent une cause noble et
sensible, on peut quand même regretter qu’un certain business de la photographie sociale s’ouvre aujourd’hui. On apprend
maintenant aux photographes à se vendre,
aptitude tristement nécessaire dans le monde qui est le nôtre ; idée qui
m’évoque immédiatement l’agence créée par Salgado et exclusivement vouée à son
travail, Amazonas, qui fonctionne à plein. On peut évoquer aussi les échanges
florissants sur le marché des photographies, notamment des photographies de photojournalistes
comme Robert Capa ou Henri Cartier-Bresson ; rappelons cependant
que Capa était connu pour être un très bon commerçant, pour avoir le sens des
affaires et que, sans cela, Magnum ne serait peut-être jamais devenue ce
qu’elle est aujourd’hui. Enfin, comment
reprocher aux journalistes de faire leur argent sur la misère du monde quand on
voit tant de scientifiques occupés à fabriquer des bombes, des militaires à
occuper des pays ou des traders à affamer des populations ? Et que dire
dans ce cas des médecins ou des enseignants qui vivent sur la santé ou
l’éducation des gens ?
Gilles Saussier - Bangladesh, issue de "Living in the fringe" |
Le problème financier est un faux problème tant qu’il est assuré que le
photographe reste incorruptible,
droit et honnête ; que l’information reste sa première préoccupation. Mais
une autre question est immédiatement soulevée, même par les photographes de
bonne foi : comment le journaliste doit-il s’engager photographiquement dans ses représentations de la misère ?
Quelle image donner de ces gens ou de ces populations ? Et, surtout :
peut-on esthétiser la misère ? Il nous faut ici faire le point sur cette
notion « d’esthétisation »,
qui peut avoir plusieurs sens ; de quoi parle-t-on ici, quelle
esthétisation serait préjudiciable à la transmission de l’information ?
Quand on parle de « belles photos », de photographies esthétiques, on
peut vouloir dire qu’elles sont plaisantes, séduisantes, harmonieuses ou
encore qu’elles s’inscrivent dans un jeu qui est le jeu de l’art et de son histoire,
le jeu des références, des recherches plastiques et conceptuelles – chacun de
ses critères n’étant jamais exclusif. L’idée d’harmonie renvoie à l’idée de
normes de composition d’une photographie, d’équilibre de tons et de
couleurs ; la norme journalistique de l’harmonie serait de privilégier une
certaine simplicité pour faciliter la lisibilité de l’image, cette lecture rapide
et évidente étant la condition et le but de son existence ; la
reconnaissance d’un lieu, d’une situation, d’une personne sont aussi des conditions qui peuvent être nécessaires. L’harmonie n’a donc
rien de moralement suspect, puisqu’elle favorise au départ la lecture d’une
information et qu’elle accélère la diffusion de cette information. L’harmonie
est le critère de beauté le plus évident et le plus répandu ; pour cela il
a souvent été battu en brèche dans l’histoire de l’art, et notamment dans l’art
moderne, l’idée d’harmonie renvoyant à l’idée de confort, elle-même liée à la
classe bourgeoise ; quand le photojournaliste commence à promouvoir la
dysharmonie dans sa photographie, il entre dans le domaine de ce que nous avons
appelé le jeu de l’art, ce qui peut
être assez gênant : privilégiant un effet de style plutôt que l’information
elle-même, la photographie perd de vue son effet premier, son impact
social ; lorsque le message est
brouillé par son support, on entre dans la sphère du poétique, pour reprendre
les distinctions opérées par Jackobson. Pourtant on ne peut pas reprocher à des auteurs de réfléchir à la production de leurs images et à ce qu'elle signifie sur le marché ; produire des images qui se dégagent d'une consommation naturelle et facile, qui se sortent du cercle vicieux bourgeois et occidental peut être un geste tout aussi politique, voire plus, qu'un reportage naïf sur une guerre, un massacre, une famine.
Sophie Ristelhueber - Every One #14 |
Les deux autres critères que nous avons soulevés vont, eux aussi, de pair : la notion de plaisir, d’abord, est plus problématique encore quand il s’agit de la douleur des autres. Si le plaisir qu’on peut retirer d’une image de guerre est indéniable (citons par exemple l'engouement pour les tableaux grandioses de batailles), cela devient plus délicat lorsque la douleur est attribuée directement à un individu qui existe réellement ; cela est peut-être dû non pas à la force réaliste et au caractère indiciel de la photographie, mais au contraire à ce que la peinture tend à « déréaliser » une scène ; la photographie signerait ainsi la fin d’une hypocrisie et la réparation d’un affront séculaire qui était fait aux victimes de massacres dans le déni de la réalité de leur existence et de leur individualité (ce qui facilitait la vente et la circulation desdites œuvres). Nous ne pouvons pourtant pas nier la force brute d’une certaine beauté grandiose ou sublime qui non pas s’accroit avec la photographie mais, se débarrassant de l'hypocrisie picturale, s’allie plutôt à une autre « beauté » ou une autre attirance humaine : le pornographique. Il y a un plaisir certain à voir un corps attirant être transgressé, comme le rappelle Susan Sontag dans Devant la douleur des autres, ce qu’elle appelle le « penchant morbide de la nature humaine »[1] ; la question dès lors n’est plus, alors qu’on en appelle au droit des familles pour le 11 septembre ou pour l’affaire Pearl que rappelle Sontag, de savoir pourquoi éviter de telles images, mais bien plutôt comment, étant donné l’attraction naturelle de l’homme pour elles.
Torture à la prison américaine d'Abu Ghraib |
L’idée
de produire de la beauté à partir de la souffrance de quelqu’un ou d’avoir du
plaisir à savourer une telle image est tout bonnement inacceptable. Il faut
encore et toujours répéter que la guerre, pas plus que la misère, n’est un
spectacle et n’est spectaculisable.
Si des images sont nécessaires, elles doivent prendre conscience et prendre
distance de ce fonctionnement dénoncé jadis par Debord dans La société du spectacle. Ainsi, le plus
souvent ces images et le plaisir qu’elles procurent ne sont pas leur propre
fin : elles attendent de nous une réaction dans le réel, réaction supposée améliorer une
situation jugée inacceptable. D’ailleurs, l’action est nécessaire à ce genre
d’image comme le souligne une fois de plus Susan Sontag, la passivité nous habituant à de telles représentations de l’horreur et amenuisent le choc, les images en devenant alors usantes,
ennuyeuses ; cette action peut alors parfaitement s’appuyer sur ces ressorts
de l’image que sont le choc visuel, sa marque profonde et mémorable, son
efficacité et surtout sa spectacularité qui s’appuierait alors sur la
constitution de martyrs ou de héros. De telles icônes sont extrêmement
efficaces dans le champ de la lutte, voire nécessaires. La photo, par le simple
fait de choisir dans son cadre et dans le flux du temps un extrait de réel le
présente de facto comme exemplaire et le souligne par rapport aux autres moments et
autres lieux.
Stuart Franklin - Chine 5 juin 1989 |
Ces images sont de deux sortes, de deux esthétiques très différentes : les
premières sont apparues relativement récemment avec la diffusion extrême des
moyens de photographier le réel et relèvent la plupart du temps d’une esthétique très classique qui est celle de la trace photographique, de l’empreinte, du dépouillement, de la
maladresse de l’amateur. On les a retrouvées par exemple dans les grandes
manifestations iraniennes récemment, ou bien dans les photographies de victimes
égyptiennes, libyennes ou syriennes de la répression ; toutes sont
tremblées, de mauvaise définition, de mauvaise qualité, comme si l’imperfection
technique venait renforcer leur authenticité (se présentant naïvement comme issues d'un hypothétique style neutre). Ces premières images sont les plus fortes sur le
moment mais ont tendance à s’épuiser rapidement dans le temps au profit du
second type de représentation, plus pictural celui-ci, mais dont les structures
ont déjà largement fait leur preuves : s’appuyant sur une histoire de
l’image, une histoire de l’humain elle favorise les symboles, les
significations et les références, sortant l’image du simple constat et de la
simple preuve (par ailleurs nécessaire) pour mieux toucher le public.
Nick Waplington |
C’est
pourtant ce dernier avantage qui s’avère être le handicap suprême de la
photographie : son apparente incapacité à sortir du spectaculaire, de
cette esthétique du choc qui est avant tout une esthétique racoleuse et
commerciale, à sortir l’humain du cercle des martyrs/héros, de
l’action-réaction, de la violence. L’incapacité de la photographie à empêcher
la guerre est une des plus grandes déceptions de ce siècle par rapport aux
attentes qu’elle suscitait à l’origine. Donner à penser, prendre de la distance
plutôt que de sensibiliser à outrance des sujets déjà difficiles, telle pourrait
être la tâche difficile de la photographie engagée contemporaine.
Jean-Luc Moulènes - 39 objets de grève |
André Rouillé dans "Une aventure contemporaine, la photographie 1955-1995" cite Adorno :
RépondreSupprimer"mettre en image la "souffrance toute nue" constitue une offense à la dignité des victimes "données en pâture au monde qui les a assassinées" tandis qu'"un art qui voudrait ne pas les voir serait inadmissible au nom de la justice""
Hyper interessant Merci !
RépondreSupprimerje m'interroge sur comment aborder la misère sans survoler, trop esthétiser le sujet, ou faire des cliches misérabilistes ? A t'on le droit d'ailleurs de prendre la misère en photo ? comment éviter les écueils... Bref complexe