mardi 30 décembre 2014

Le départ. Investigation d'espace sensible numéro quatre.

L’œuvre musicale et le texte qui l'accompagnent sont dédiés à Sylvain Rayet, l'homme bientôt des confins.


Le départ. Investigation d'espace sensible numéro 4, 10 minutes et 12 secondes, format mp3.


Tenter de définir ce qu'est le voyage est une entreprise trop compliquée et fastidieuse qu'il ne nous appartient pas d'entamer ici.
Considérons ici le voyage comme une perte de repères, un déracinement une plongée dans un maelström, vers un l’on-ne-sait quoi d’inconnu : tous les repères disparaissent, engloutis ; tout n’est plus que trépidation, que mouvement. Ainsi vont ici les mains du pianiste : elles ne sont que mouvement inaltérable, elles ne forment que des impressions fugaces, évanescentes, sans que rien véritablement ne se fixe – comme lorsque l’on regarde, hagard, par la fenêtre d’un train (ou d’une voiture) défiler le paysage à grande vitesse : tout au plus en retient-on quelques expressions, quelques sensations, qui restent éparses, diffuses, et forment rarement un ensemble coordonné, construit.
Le style du pianiste sera familier à celui ou celle qui l’aurait déjà entendu – cependant on note immédiatement une nette évolution formelle.
Là où auparavant le pianiste travaillait sur le rythme, les ruptures, les contrastes – rythmiques, mélodiques -, les accélérations et les ralentissements, introduisant des formules répétitives qu’il s’amusait à répéter, transformer, abandonner, il n’y a plus désormais qu’une coulée – une logorrhée – de notes quasiment indifférenciées, qui semblent ne jamais devoir s’arrêter. La hiérarchie est abandonnée : chacune des notes est égale à une autre, et, plus que jamais, le pianiste semble tiré vers l’abstraction. Les notes, jouées sans hiérarchie, ne forment pas un système tonal au sens classique du terme ; elles composent un ensemble qui ne se réfère pas à un quelconque système organisé, ne se situent pas dans la tradition picturale – entendons par là : du tableau musical - ; elles ne sont jouées que parce qu’une main, mue de façon la plus aléatoire possible, est passée par là, abandonnée à l’arbitraire, tout comme, dans le fond, le voyageur ne fait que subir son voyage : impulsant une direction il ne peut que se plonger dans un flux qui le dépasse. La disjonction des mains droite et gauche participe de cet abandon : fragmentation du corps et de l’esprit, de l’esprit lui-même en plusieurs velléités opposées qui parfois se répondent, se rejoignent, interfèrent les unes avec les autres mais le plus souvent s’ignorent. 
 
La musique du pianiste est fondamentalement une musique de l’inquiétude, de l’inconfort. Pas de repères, pas de structure, elle n’est qu’écoulement : tout comme le temps ne cesse jamais de s’écouler, fuyant et insaisissable, la musique fuit, sans qu’il ne soit possible, d’une quelconque manière, de l’arrêter, de s’y arrêter. Elle n’est que flux, jamais stock. Il n’y a pas de début, pas de fin à cette musique ; pas de cadences, pas de transitions, pas d’évolution, pas de centre, pas de bords ; elle est comme ces tableaux abstraits dont Clement Greenberg disait qu’ils étaient comme des papiers peints, ne contenant pas de sujet dominant, pouvant être collés côte à côte et répétés à l’infini. (On pourrait d’ailleurs être tenté de comparer cette œuvre à un tableau de Jackson Pollock : tout comme ce dernier jetait sa peinture sur la toile, le pianiste ici jette les notes, se donnant à un certain aléatoire, bien que l’aléatoire soit loin d’être absolu).

L’œuvre n’invite pas à la contemplation ; se dérobe sans cesse ; se déploie, par vagues, par aspérités, emportant tout. Le silence ici n’a pas sa place : nul repos, nul arrêt : la musique remplit l’espace, tentant désespérément de combler le vide, de s’infiltrer dans chaque interstice, et le silence n’a pas droit de cité car il s’agit de courir après le temps, et nul arrêt, nulle hésitation n’est permise. Courant après le temps, tentant de remplir le vide, la musique est un fragment d’espace-temps qui aurait vocation à continuer toujours, combattant le néant.
« Ce qui compte, ce n’est pas le nombre de notes que vous jouez, ce sont les notes que vous jouez », disait Miles Davis. Le pianiste ici récuse ces arguments : ce qui importe dans le cas présent ce n’est pas de jouer la note juste, de composer une mélodie, une harmonie : ce qui compte c’est de jouer coûte que coûte, ne rien céder, et de composer un flux qui, se faisant masse sonore, se fait fort de grossir et de remplir le monde. 
 
Si cette musique tend vers l’abstraction – c’est-à-dire abandonne la grammaire habituelle de la musique, qui la plupart du temps ne vise qu’au beau et à l’exaltation contrôlée des sentiments, ne se destinant finalement qu’à l’illustration et l’imposition d’une émotion (qu’il s’agisse de musique classique, de jazz, de pop, ou pire de musique accompagnée de parole – et dans ce dernier cas on ne peut parler de musique, mais d’accompagnement sonore, de bruitage, puisque la musique n’est plus bonne alors qu’à se faire le valet du texte, à se faire triste quand le texte est triste ou martiale quand il est martial) – elle n’y parvient pas complètement. Si elle se veut quasiment dodécaphoniste, c’est-à-dire considérant les douze notes constituant la musique occidentale comme a priori égales les unes aux autres, sans considération de tonalité, de subordination à des gammes ou des modes précis – majeur, mineur, etc. (c’est là que l’on peut dire que la musique traditionnelle n’est plus abstraite, puisque écoutant un concerto de Mozart en mode mineur, ou un nocturne de Chopin l’auditeur sentira en lui la tristesse ou la mélancolie : ainsi la musique est devenue, sinon un langage, du moins un support explicite d’émotions qui doivent être les mêmes pour tous) – elle n’atteint pas complètement son objectif. Est-ce une faute ? On aurait plutôt tendance à estimer que oui, et peut-être le pianiste n’est-il pas parvenu complètement à toucher son but. 
 
Ne nous imaginons pas en effet que le pianiste abandonne toute référence au monde ancien : ici et là, épars et fragmentaires, figurent des thèmes qui résonneront familièrement aux oreilles de certains ; bien que perdu, abandonné, soumis à des lois et des paysages qui lui sont inconnus, le voyageur emporte avec lui des bouts de son monde qui, par réminiscence, association, surgissent, évanescents et fugaces, pour sourdre faiblement, condamnés à disparaître rapidement, avalés par le cours du temps qui file inexorable. 
 
Mais tout à coup la course s’arrête, brutalement interrompue, laissant place à une élégie simple, presque naïve, indolente, bancale et incertaine, charpentée autour de deux accords, le pianiste signant ici un retour radical à la tonalité, comme un pied de nez à ce qu’il vient de produire auparavant.
C’est le départ pour, ou de, Cythère. C’est la joie, la mélancolie et l’angoisse mêlées indéfectiblement. C’est une impression vague et confuse, au balancement étrange, qu’une sorte de voile semble parfois brouiller. C’est l’au-revoir dont on ne sait s’il n’est pas plutôt un adieu. 


 
Un dernier point : la qualité d’enregistrement. Les auditeurs n’auront aucun mal à se rendre compte qu’elle est, selon de stricts critères techniques, mauvaise. Doit-on blâmer le pianiste pour cela ? Non. La musique est trop souvent, nous l’avons dit, réduite à une fonction décorative ; pour cela, elle doit répondre à des critères techniques précis. C’est là que l’on voit que la musique, d’une manière générale, n’est pas un art complètement autonome, contrairement aux arts plastiques par exemple. Dans ce dernier cas, en effet, les critères d’appréciation ne se résument pas aux seules données techniques : on acceptera des dessins flous, effacés, grattés, on acceptera des collages de déchets, on acceptera des toiles tachées, maltraitées, on acceptera des gribouillis sur des cahiers d’écoliers, on acceptera d’être heurtés visuellement. En musique ce n’est pas le cas : la musique doit rester un bel objet, même quand il s’agit de création contemporaine : l’enregistrement technique se doit toujours d’être parfait ; l’outil technique d’enregistrement, le support se doivent d’être invisibles, comme si la musique devait se donner à l’auditeur de manière transparente. Et s’il existe un art brut, il n’existe pas de musique brute – ou du moins elle n’est pour ainsi dire jamais exposée - : pourtant l’œuvre dont il est question ici ressortirait tout à fait de ce courant. (De plus, on remarquera que la faible qualité sonore permet justement de noyer les sonorités, de brouiller les repères, participant pleinement de cette sensation de perte et de déréliction qui se fait jour dans l’œuvre ; la technique est donc ainsi au service du propos général du morceau).
La musique ne bénéficie pas du même statut que l’œuvre picturale, et c’est regrettable ; dans le fond il faudrait imaginer déambuler dans une salle et, comme devant des tableaux, se plonger dans la contemplation des œuvres musicales exposées, pendant dix secondes ou deux heures, passant de l’une à l’autre comme devant des œuvres picturales (cela a bien sûr dû être déjà fait - Pareno l'a fait, entre autres). Et comme pour des peintures, ou des sculptures, on ne devrait pouvoir faire l’économie de textes théoriques sur l’œuvre musicale exposée : que l’œuvre musicale fasse véritablement œuvre, que l’on ne considère plus la musique comme un délassement que l’on peut écouter distraitement. En somme, changer complètement notre rapport à la musique, qui n’est finalement, en l’état actuel des choses, qu’un vague bibelot décoratif.

samedi 6 décembre 2014

D'une exposition : Catherine Poncin. Impressions pèle-mêle, ou pèle-mêle d'impressions.

Excellente exposition à la galerie des Filles du Calvaire, avec la présentation du travail de Catherine Poncin.


Catherine Poncin : Arcadie, Vence, 2014. 


L'artiste s'inspire de tableaux classiques illustrant de grand mythes (l'Arcadie, Sisyphe, Abel et Caïn, etc.) qui côtoient, sur une même surface, ses propres photographies. Au-delà de l'indéniable beauté formelle du résultat, ce travail est intéressant en ce qu'il renouvelle la tradition de ces mythes. Nuançons : plutôt que de les renouveler, il s'agirait plutôt de se demander de quelle manière l'on peut mettre ces mythes en image aujourd'hui. La subtilité de ce travail est qu'il évite des écueils trop rarement esquivés : l'artiste ne les revisite pas, ne les actualise pas, elle ne joue pas avec eux, ne tombe pas dans l'anecdote "lol cat" qui est souvent la plaie de beaucoup de pseudo-artistes contemporains  - il n'est qu'à voir l'exécrable travail de Sacha Goldberger, qui fusionne images de super-héros ou de personnages de la pop-culture dans l'esthétique de la peinture flamande.





















Les images de Sacha Goldberger plairont peut-être à quelques geeks attardés mais semble de peu d'intérêt : une fois dépassé l'aspect "lol" et tape-à-l'oeil de la fausse bonne idée, on se rend bien compte que ces images ne disent rien.

Il en va tout autrement du travail de Catherine Poncin.
Rappelons-nous pour commencer ce que Mircea Éliade disait du mythe : "Le mythe raconte une histoire sacrée ; il relate un événement qui a eu lieu dans le temps primordial, le temps fabuleux des commencements". Toute la tension du mythe, à mon sens, réside dans cette dialectique du temps passé et du temps présent : comment un récit mythique, qui a une fonction de récit structurant, a-t-il traversé les âges et se perpétue-t-il de nos jours ? Comment appréhender un récit mythique vieux de plusieurs centaines, milliers d'années ? Quels sont les supports de sa perpétuation ? De quelles manières le perçoit-on aujourd'hui, comment le concilie-t-on avec notre vision moderne ?
Dans le cas présent, Catherine Poncin s'intéresse à deux types de mythes : gréco-romains et judéo-chrétiens, dont l'on peut considérer qu'ils forment l'essentiel de l'imaginaire de notre civilisation occidentale.

Catherine Poncin, Petra, Abel et Caïn, 2014



Il est tout à fait intéressant de noter que ces mythes nous ne les connaissons, dans le fond, qu'au deuxième degré : c'est à dire que nous ne les appréhendons pas par les textes qui les ont fixés, mais par les images qui les ont illustrés. Peu de gens, finalement, ont lu le récit de la crucifixion de Jésus ; et plutôt que de parler de récit, il faut parler de récits au pluriel, puisque la vie de Jésus est racontée dans les quatre Évangiles. (Et si la peinture classique a montré la plupart du temps Jésus portant sa croix, cette version n'existe que dans l'Évangile selon Saint-Jean ; dans les trois autres, c'est Simon de Cyrène qui porte la croix de Jésus. Pourtant c'est bien l'image de Jésus portant sa croix qui s'est imposée - parce qu'elle était, finalement, bien plus frappante).


Biagio d'Antonio, Le portement de croix, vers 1500, 1,9 x 1,9 mètres, musée du Louvre



De même, nous ne lisons que très peu les textes mythologiques grecos-romains : Hercule, Ulysse, Iphigénie, Romus et Romulus, etc., etc., nous parviennent soit par l'apprentissage à l'école - notamment par le biais de l'étude des pièces classiques du XVIIè siècle -, soit par les peintures, soit, pour les épisodes les plus fameux, par les péplums - avec dans ce dernier cas une focalisation sur les grands héros et les grandes batailles.
Nous ne connaissons ainsi finalement des mythes que leur version illustrée - pour la peinture, je l'exprimerai grossièrement, à partir du XIIIème siècle.

Catherine Poncin, Virginie, Actéon, Diane, d'après Cranach l'Ancien, 2014

Finalement, ces versions illustrées des mythes sont devenues les mythes eux-mêmes : le Jésus que nous connaissons n'est pas véritablement le Jésus des Évangiles, mais le Jésus qui, au fil du temps, s'est trouvé interprété, transformé par la tradition, pour finalement se fixer. Après tout, c'est là la fonction du mythe : constituer un matériau de base dont les sociétés s'emparent pour fixer leur imaginaire - leur morale, pourrait-on même dire.
Or qu'en est-il des mythes aujourd'hui ? L'intérêt du travail de Catherine Poncin est justement de raccorder
a/le mythe antique,
b/ le mythe "classique" - tel qu'interprété "classiquement"
c/ et l'aujourd'hui, l'inscrivant dans notre espace sensible contemporain, non pas en le modernisant ou en grimant des jeunes d'aujourd'hui en Moïse, ou en usant de métaphores ou d'allégories douteuses, mais en montrant, au sein même de l'image, comment tous ces temps peuvent se raccorder.

Kandinsky, dans Du Spitiruel dans l'art, et dans la peinture en particulier, disait que "la musique dispose du temps, de la durée. La peinture, si elle ne dispose pas de cet avantage, peut de son côté donner au spectateur tout le contenu de l'oeuvre en un instant, ce que ne peut donner la musique" [1].
Ce qui est très frappant dans les oeuvres de Catherine Poncin, c'est justement ce rapport assez inhabituel au temps : l'impression d'une continuité qui prend garde à ne pas fusionner ; les temporalités restant distinctes mais se coudoyant irrésistiblement, s'entremêlent, chacune conservant son identité propre. 
Les tableaux de l'artiste sont finalement des propagateurs d'espace-temps, initiant un continuum d'espace sensible entre l'antique et le moderne, et je lui en suis infiniment reconnaissant. 


Par ailleurs la photographie est un langage.









1. Du Spirituel dans l'art, et dans la peinture en particulier, éd. Denoël, Folio Essai, page 99

vendredi 28 novembre 2014

La prochaine fois je viserai le coeur : refoulé du tueur ou tueur du refoulé ?

La prochaine fois je viserai le coeur, film de Cédric Anger actuellement sur nos écrans, raconte l'histoire (vraie, au dire des cartons lourdement didactiques de début et de fin de film) d'un gendarme qui, au sein de sa brigade, traque un tueur en série s'ingéniant à tuer des jeunes filles - en les percutant en voiture ou en les flinguant dans son véhicule après les avoir prises en stop. L'ironie de l'histoire, c'est que le tueur, c'est lui. 

Il ne s'agit pas ici pour moi de faire la critique du film - il est plutôt bon, allez le voir et dites-m'en des nouvelles - ni d'entamer une longue réflexion. Il s'agit seulement de pointer quelques éléments récurrents tout à fait caractéristiques des films mettant en scène des tueurs en série, que ce soit dans le cinéma français ou étranger - les quelques références égrenées ici seront françaises et américaines [1]. 

Ces éléments récurrents, quels sont-ils ? 

a/ le tueur en série est quasiment toujours un homme. 

b/ c'est un détraqué sexuel. 

c/ il tue la plupart du temps des femmes. 


La prochaine fois je viserai le coeur s'inscrit tout à fait dans cette tradition : le tueur/justicier se veut soldat - adepte de techniques militaires - mais aussi moine - flagellations, plongées dans des bains glacés, voire enveloppement du bras dans des barbelés ; comme tout bon moine qui se respecte, les femmes le dégoûtent (confer les visions de grouillement de vers de terre). Bien évidemment, le refoulement l'affecte et le fait virer fou, altérant son comportement. Attiré par la jeune femme qui fait le ménage chez lui, tombée elle-même amoureuse de lui, il en vient à accepter de se marier avec elle. Mais le lendemain, pris de dégoût avec les visions afférentes, il se fait froid et la rembarre méchamment. Au fil d'une allusion conversationnelle dans la voiture, on serait tenté de comprendre que leur nuit d'amour a connu des ratés. Et bien sûr, on sait qu'une sexualité qui fonctionne mal fait devenir fou. 

Il est étonnant de constater que ce schéma du refoulement n'est même plus discuté : il est devenu tellement évident que les réalisateurs et les scénaristes ne se posent même plus la question : il est indéniable que les tueurs en série sont des hommes détraqués sexuels ayant même parfois des problèmes avec leur mère - matrice fondamentale de la folie. 


Un artiste n'est évidemment pas un créateur individuel, la sociologie le dit depuis 50 ans. Pierre Francastel le disait dans les années 60 : 

"Ce n'est pas l'imagination individuelle des artistes qui oriente le style, c'est l'imagination collective d'une époque ou mieux, de certains groupes humains". 

Il soulignait également que 


"L'art n'est pas le résultat d'une activité miraculeuse, mais une production intellectuelle réalisée dans des conditions précises par un esprit humain, c'est-à-dire socialement et historiquement situé".  

La création artistique et la société s'influencent mutuellement dans un processus complexe d'allers-et-retours ; ainsi il n'est pas fondé d'affirmer que l'oeuvre d'art est un simple reflet de la société, 

"parce que c'est [l'artiste] lui-même qui fabrique la nature qu'il représente, l'art étant ce par quoi s'élaborent les structures mentales [...]. L'art apparaît alors moins comme déterminé que comme déterminant, révélateur de la culture qu'il contribue à construire autant qu'il en est le produit", nous disait Roger Bastide. 

Si la culture d'une époque, son idéologie, ses représentations, imprègnent l'artiste et son oeuvre, de telle sorte que certains vont même jusqu'à affirmer que l'auteur d'une oeuvre n'est pas réellement l'artiste - ce qui est largement discutable -, l'oeuvre infuse également dans la société, ainsi que chez les autres artistes qui s'en inspirant à leur tour, etc., etc.
Des représentations se forment, des schémas directifs de pensée qui deviennent naturels au point de ne plus être discutés. Ainsi La prochaine fois je viserai le cœur s'inscrit tout à fait dans la mythologie - au sens de la mise en récit du monde - freudienne de la sexualité refoulée, qui serait au cœur, qui serait la cause d'une grande partie de nos dérèglements - les tueurs en série constituant l’acmé de ce rapport déviant à la sexualité. Il s'agit bien d'une mythologie, narration fantasmée expliquant le monde - la sexualité et son refoulement étant, d'après les spéculations de Sigmund Freud, à l'origine même de la formation de l'esprit humain et de ses névroses [2]. 
Il faudrait se demander pourquoi cette mythologie freudienne a été si facilement acceptée, malgré sa non-validité scientifique qui pour moi est flagrante - disons qu'elle correspondait aux besoins d'une époque mais que, loin de disparaître, comme tout effet de mode y est condamné, la croyance est devenue vérité. La phrase de Jean-Noël Jeanneney, "une idée fausse est un fait vrai" s'applique particulièrement aux fabulations freudiennes : bien que non fondées, ses spéculations ont acquis une apparence de vérité qui n'est plus discutable aujourd'hui - acquérant par là-même une force performative (loin de décrire des faits véritables, la mythologie freudienne fabrique des comportements, et analyse des comportements à l'aune de ses valeurs, leur donnant des significations imaginaires qui à leur tour, etc., etc.)


En l'occurrence, il semble bien qu'il y ait convergence mutuelle : la mythologie freudienne a donné naissance à des œuvres qui, saturant l'espace public, nourrissent l'imaginaire collectif et accréditent encore un peu plus ces fantasmagories. L'association d'idée est immédiate, quoique souvent non pensée, non exprimée, au point que cette figure du tueur apparaît comme naturelle, allant de soi.  

L'artiste travaille, soulignait Duvignaud, avec une conscience collective ; le matériau avec lequel il créé est déjà transformé ; ainsi nous faut-il "comprendre la totalité de l'expérience artistique dans la totalité de l'expérience sociale". La figure du tueur en série n'est donc compréhensible qu'à condition de comprendre quels mécanismes sociaux l'ont engendrée, quelle réalité, réelle ou imaginaire est à sa source, et permet sa perpétuation (l'imaginaire n'est pas virtuel, c'est une modalité de la réalité sociale : l'imaginaire et les représentations qu'il contribue à forger ont autant d'influence que la "réalité vraie") ; de même, il faudrait tenter de mettre au jour la manière dont la figure du tueur en série dans les films (ou d'autres formes de production) influence à son tour l'espace social. 






Films utilisés pour le montage : 

Maniac (William Lustig, 1980)
Black Christmas (Bob Clark, 1974)
Le voyeur (Michael Powell, 1960)
Dernière séance (Laurent Achard, 2010)
L'étrangleur de Boston (Richard Fleischer, 1968)
Dressed to Kill (Brian de Palma, 1980)
Psycho (Alfred Hitchcock, 1960)











1. Soyons honnête : tous les films mettant en scène des tueurs n'utilisent pas la figure du détraqué sexuel. Il existe bien évidemment de nombreux sous-genres de films d'horreur mettant en scène des meurtriers : 

- le film de "rednecks" (les "cous-rouges", les péquenauds) : Massacre à la tronçonneuse (Tobe Hooper, 1974, nombreuses suites et remakes), La colline a des yeux (Wes Craven, 1977, une suite, un remake en 2006), Wolf Creek (2005, une suite), Wrong Turn (2003, 4 suites), Délivrance (John Boorman, 1970) (qui n'est pas réellement un film d'horreur), entre nombreux autres films. Le sujet est alors la confrontation entre des citadins (souvent têtes à claques) et des locaux (souvent des texans) quelque peu soupe au lait, si ce n'est franchement vindicatifs. 

- le film de "rape and revenge" ("viol et vengeance") : une femme violée se venge de ses agresseurs : I Spit on Your Grave (1978), La dernière maison sur la gauche (Wes Craven, 1972, remake en 2010), All Cheerleader Die (2013), etc.

- les slasher : films mettant en scène des tueurs utilisant des objets tranchants. Tous les films que j'ai cités dans le corps du texte appartiennent à ce genre, mais n'en constituent qu'une petite partie.
Ce genre de film est le plus populaire :  Vendredi 13 (1980, 10 suites), Freddy les griffes de la nuit (Wes Craven, 1984, 8 suites), Halloween (John Carpenter, 1978, 9 suites) Scream (Wes Craven, 1996, 3 suites) constituent les exemples les plus populaires.
Ici le tueur est toujours un homme ; cependant il ne s'agit pas nécessairement d'un détraqué sexuel (hormis pour Freddy).
Play Misty for Me (Clint Eastwood, 1971) est une des exceptions : c'est une femme, à moitié nymphomane, qui tue. (Cela dit ce film n'est pas à proprement parler un slasher ni un film d'horreur)
D'autres films (par exemple ceux de Dario Argento) mettent en scène des tueuses ; cependant leur popularité est largement en-deçà de celle des films cités plus haut. 

La liste n'est pas exhaustive, et cette publication n'a pas vocation à constituer une encyclopédie du film d'horreur : de nombreuses variantes existent, de nombreux autres films qui n'ont pas été cités. Cependant la figure du tueur masculin, souvent détraqué sexuel, paraît fondamentale.  

2. Du moins, c'est ainsi qu'on le perçoit. L'oeuvre de Sigmund Freud ne se résume évidemment pas à cette seule dimension. 




mardi 19 août 2014

Le Double. Film de la tragédie, ou tragédie d'un film ? Pour une épistémologie de l'adaptation cinématographique.


Le Double, inspiré du roman homonyme de Dostoievski, nous raconte la descente aux enfers d'un personnage falot, Simon James. Ce dernier erre, tel un fantôme, dans les limbes d'une existence grise, morne, entre l'entreprise dans laquelle il travaille depuis 7 ans - cependant, il doit toujours s'isncrire comme visiteur et son supérieur hiérarchique ne connait toujours pas son nom -, la maison de retraite où vit sa mère qui le méprise - le gardien de la maison de retraite exige de lui, un jour, une somme considérable pour continuer à garder sa mère, somme qu'il donne en protestant à peine - et le restaurant où il se rend de temps en temps - la serveuse ne respecte jamais sa commande (à quelqu'un qui lui demande pourquoi il coninue à venir, il répond : "Par fidélité"). 
Incapable de prendre des décisions, empoté comme personne, Simon James se retrouve dans des situations qui ne font rire que le spectateur : n'osant pas descendre du métro alors que deux personnes gênent l'entrée, il se décide au dernier moment et coince sa mallette dans la porte - il ne la reverra jamais - ; etc.
De plus, le pauvre Simon James est amoureux d'Hannah, qui travaille dans la même entreprise que lui, et qu'il épie depuis son appartement - elle habite juste en face de chez lui - et dont il récupère dans le vide-ordure les dessins qu'elle déchire après avoir réalisés.
En bref, la vie de Simon James n'est pas folichonne. Ajoutons à cela que le film se déroule dans un non-temps caractérisé, terne, mélange de Kafka et de Brazil de Terry Gilliams : un mélange disparate de modernité et d'ancien, où les ordinateurs des années 80 côtoient les ambulances modernes ; son entreprise est spécialisée dans le traitement de données, mais les tâches des différentes personnes qui travaillent dans des boxes exiguës ne sont jamais vraiment définies (le type même de l'enfer bureaucratique, qui nous rappelle, outre les références déjà cités, 1984 de George Orwell - dont s'était déjà inspiré Gilliams (la boucle référentielle est bouclée).
Or voilà qu'un jour débarque dans l'entreprise le double de Simon James, sans que cela ne semble gêner personne. Simon James, stupéfait, ne pourra qu'assister à l'irrésistible ascension de Nouveau James qui, profitant de leur absolue ressemblance, va petit à petit détruire complètement sa vie.
Nouveau James est tout l'inverse de Simon James : entreprenant, du bagout et de la faconde, il fascine Simon James qui, au début, va penser que ce Nouveau James va l'aider. C'est le cas. Évidemment, Nouveau James incarne ce double fantasmé que Simon voudrait être ; création mentale ou véritable être de chair, il va petit à petit se révéler le pire ennemi de James, d'autant plus dangereux que, bien sûr, il va jouer de l'ambiguïté entre les deux personnages.


Au début leurs rapports sont amicaux : Nouveau James, qui en deux jours dispose d'un badge, fait entrer Simon en le présentant comme son ami ; Simon passe le test à la place de Nouveau James, et obtient des résultats impressionnants : le problème est que désormais Nouveau James est la coqueluche du patron, qui méprise Simon et lui conseille de prendre exemple sur Nouveau James.
Nouveau James aide Simon à séduire Hannah ; finalement, le résultat est couru d'avance, c'est Nouveau James, qui a emménagé dans le même immeuble qu'Annah, qui la séduit. Il va séduire également la fille du patron et faire chanter Simon, réclamant de lui la clef de son appartement, menaçant de montrer les photos ("qui va-t-on croire ? Toi, ou moi ?" demande-t-il en lui montrant son badge, sur lequel est inscrit "executive quelque chose").
Les contre-attaque de Simon sont laborieuses, et aboutissent toujours à l'effet contraire : il se brouille avec Hannah, passe pour un fou dans son entreprise, tente de donner un dossier au Colonel - fondateur de l'entreprise et figure paternelle - mais se le fait voler par Nouveau James qui récolte tous les lauriers.
Finalement, mièvrerie oblige, Simon va réussir à se débarrasser de son double - non sans mal, parce que, tentant de le tuer, il se rend compte que toute atteinte portée à son double le touche lui-même.


Nul besoin d'avoir obtenu un doctorat en psychologie pour déceler les thématiques du film ; Simon, qui se sent invisible, "comme Pinocchio" - un pantin de bois qui ressemble à un garçon mais n'est pas un garçon -, broyé dans un univers que l'on pourrait qualifier de concentrationnaire (bien que la société décrite ne soit pas totalitaire, à l'inverse de "1984" ou de "Brazil"), méprisé, effectuant des tâches indéfinies à l'intérêt moyennement marqué, en quête de reconnaissance de la part d'individus qui se fichent de lui, incarne la condition de l'homme.



Le problème est bien là : c'est que tout, dans ce film, abondamment souligné, rappelé au spectateur, fait de cette production un lourd pensum à thèse, chargé de métaphores, pour en faire une allégorie, un symbole de la condition de l'homme. C'est, finalement, réduire l'intérêt du film. Reprenant les éléments du livre, il ne peut s'empêcher, premièrement, de le situer dans cette espèce de monde intemporel, non daté, irréel - répondant cependant à tous les topoï déjà évoqués  (Kafka, Orwell, Gilliam, etc.) - censé plonger le spectateur dans un singulier effroi - alors que s'il est plongé dans l'effroi, c'est celui de voir que tous les clichés sont de nouveau rabâchés, correspondant simplement à des stéréotypes qui commencent à dater sérieusement.
Il faut, pense-t-on, transformer l'intrigue qui se passe, peu ou prou, dans la Russie de 1869, en une intrigue de science-fiction, d'uchronie dystopique, comme si l'on avait peur que l'inscription dans une époque réelle - pire, passée -, puisse nuire à la portée de l'oeuvre. Comme si une histoire qui se passe en 1869, ne pouvant pas parler au spectateur, devait absolument être transposée. C'est la première stupidité de ces non-penseurs de leur art : la volonté d'adaptation. Nul besoin d'adapter - ou, si on le fait, que ce soit avec subtilité.
Le problème est bien là : c'est la volonté, à tout prix, de la recherche de la métaphore, du symbole universel, qui oblige à tout souligner, tout marteler, tout montrer avec de grandes flèches clignotantes en disant "Hé, tu l'as vu mon symbole de l'aliénation de l'homme ? De la solitude ? Du sentiment d'abandon ? De la volonté de revanche?"

Paul Klee, Pfeil im Garten (Flèche dans le jardin), 1929,
50 x 70 cm, Centre Pompidou


Le roman de Dostoievski n'est pas à proprement parler une allégorie ou un symbole, en ce sens qu'il ne cherche pas à illustrer un concept ; c'est l'oeuvre d'un homme inquiet qui se pose des questions sur l'homme, certes ; c'est un roman sur un homme qui voit vaciller son monde et qui sombre dans la folie ; un homme qui voudrait communiquer mais ne le peut pas ; une multitude de facettes sont explorées ; c'est aussi une description de la société de son époque ; il est beaucoup trop réducteur d'en faire le symbole d'un seul concept. Que l'on puisse en tirer des enseignements, des réflexions, c'est un fait, mais vouloir le transformer en symbole, c'est en faire une oeuvre à thèse illustrant une idée bien précise ; cela finalement n'est qu'en restreindre le sens - c'est exactement la même erreur qu'Orson Welles, en accord avec la doxa dominante, a faite avec Le Procès de Franz Kafka, en en faisant la seule métaphore de l'homme oppressé par la bureaucratie (avec en ligne de mire la Russie soviétique - le film a été tourné en 1962 -) ; or Le procès n'est pas du tout, pas seulement, le combat d'un homme contre une bureaucratie, ce n'est qu'une composante, un prétexte finalement ; la question est bien le rapport de l'homme à sa propre culpabilité, la recherche de sens dans une vie médiocre, aspirant à de meilleurs choses, écrasé par la figure de l'oncle, le rapport difficile à la sexualité, l'impossibilité de s'exprimer et de se défendre, et finalement l’intériorisation de la culpabilité - rappelons-nous que, dans le dernier chapitre, Joseph K. guide lui-même ses bourreaux pour les mener à son sacrifice -, entre autres multiples choses - on notera d'ailleurs de fortes similitudes avec Le double : employé de bureau souffrant en silence, n'ayant personne à qui parler, n'existant pas, aux désirs refoulés, voulant s'exprimer mais n'y parvenant jamais, voyant sa vie vaciller suite à un événement imprévu (une personne raisonnablement intelligente pourrait sans doute faire un très bon travail là-dessus).



Nécessité cinématographique grand public obligeant, toute la multiplicité et la subtilité du sens se perdent. La relation avec son double n'est finalement que sordide, une histoire de chantage crapuleux, mêlé de sexualité refoulée, agrémentée d'histoire d'amour tragique sur fond de terne dystopie. Mais est-il besoin de plonger dès les premières secondes le spectateur dans un monde étrange pour faire ressentir l'étrangeté du monde ? Pourquoi caricaturer en permanence ? Le bureau où travaille Goliadkine en 1869, les relations qu'il entretient avec différentes personnes suffisent à brosser un décor social et psychologique, suffisent à nous faire voir la tension et les interactions, parfois difficiles, de l'employé avec le monde ; le glissement progressif dans l'étrange et la folie, à partir d'un monde normal, est tout à fait anxiogène ; pourquoi nous dire d'emblée, dans le film, que le monde est bizarre ? Ce goût de la métaphore, de l'allégorie et du symbole sont la plaie d'une certaine production cinématographique ; ce goût pour l'adaptation est déplorable, également : pourquoi vouloir toujours moderniser ? Nul besoin de transposer la pièce de Kafka dans un univers nazi (cela a été fait) pour parler de l'horreur du monde. Un livre écrit il y a 150 ans peut nous en dire autant sur notre monde qu'un ouvrage contemporain ; et, bien qu'une adaptation puisse être tout à fait valable en principe, la production "grand public", la plupart du temps, n'en tire que deux ou trois idées servant d'illustration et, les transposant dans un monde moderne ou, du moins, familier aux spectateurs, n'en livre qu'une version aseptisée qui ne dit rien. Sacrifiant à la nécessité de donner du sens de manière immédiate à des spectateurs considérés comme des crétins - et qui le deviennent assurément à force de trop regarder ce genre de productions -, ce genre de film obère toute la richesse et la portée de l'oeuvre originelle, n'en livrant qu'un pâle ersatz mutilé sur l'autel de la production consensuelle de masse, avec happy-end obligatoire (c'est qu'il ne faudrait tout de même pas trop effrayer le péquin moyen).

Ce film est donc à jeter, tout simplement.

En parlant d'adaptation, notons-en une, excellente, d'"En Amérique", de Franz Kafka :  "Amerika - Rapports de classe", de Straub et Huillet.




jeudi 27 mars 2014

Alain Resnais et Chris Marker, Les statues meurent aussi




Alain Resnais, 1952. Plus connu, ce film (sur un commentaire de Chris Marker) est un hommage à l'art nègre. Le colonisateur, qui a contribué à le nier, à le folkloriser, à accélérer son déclin, est remis à sa juste place, d'où sans doute dans la fureur de la censure qui a maintenu le film loin de nos regards une dizaine d'années - le temps de passer à une phase de décolonisation censée le rendre caduc. Loin de cela, le film grandit avec le temps, témoignage sur un art de haut niveau encore marginalisé dans les musées les plus prestigieux. La statuaire nègre, comme plus tard les incunables de la Bibliothèque nationale, acquiert une autre dimension, comme l'acte de naissance de l'art africain dans les imaginaires européens. Le documentaire est ici le relais de la mémoire, un rappel pour les Blancs amnésiques de leur rêve d'antan (...)


Guy Gauthier, Le Documentaire, un autre cinéma, 2003