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vendredi 3 avril 2015

De la psychanalyse considérée comme un des Beaux-Arts

"Notre malade commence peu à peu à comprendre que c'est à titre de symbole génital féminin qu'elle ne supportait pas, pendant la nuit, la présence de la pendule dans sa chambre. La pendule, dont nous connaissons encore d'autres interprétations symboliques, assume ce rôle de symbole génital féminin à cause de la périodicité de son fonctionnement qui s'accomplit à des intervalles égaux. Une femme peut souvent se vanter en disant que ses menstrues s'accomplissent avec la régularité d'une pendule. Mais ce que notre malade craignait avant tout, c'était d'être troublée dans son sommeil par le tic-tac de la pendule. Ce tic-tac peut être considéré comme une représentation symbolique des battements du clitoris lors de l'excitation sexuelle. Elle était en effet souvent réveillée par cette sensation pénible, et c'est la crainte de l'érection qui lui avait fait écarter de son voisinage, pendant la nuit, toutes les pendules et montres en marche. 



Pots à fleurs et vase sont, comme tous les récipients, également des symboles féminins. Aussi la crainte de les exposer pendant la nuit à tomber et se briser n'est-elle pas tout à fait dépourvue de sens. Vous connaissez tous cette coutume très répandue qui consiste à briser pendant les fiançailles, un vase ou une assiette. Chacun des assistants s'en approprie un fragment, ce que nous devons considérer, en nous plaçant du point de vue d'une organisation matrimoniale pré-monogamique, comme un renoncement aux droits que chacun pouvait ou croyait avoir sur la fiancée. 



Brugel l'Ancien, La noce paysanne,
1568, 114 x 164 cm, Kunsthistorisches Museum, Vienne

À cette partie de son cérémonial se rattachaient, chez notre jeune fille, un souvenir et plusieurs idées. Étant enfant, elle tomba, pendant qu'elle avait à la main un vase en verre ou en terre, et se fit au doigt une blessure qui saigna abondamment.  Devenue jeune fille et ayant eu connaissance des faits se rattachant aux relations sexuelles, elle fut obsédée par la crainte angoissante de ne pas saigner pendant sa nuit de noces, ce qui ferait naître dans l'esprit de son mari des doutes quant à sa virginité. Ses précautions contre le bris des vases constituent donc une sorte de protestation contre tout le complexe en rapport avec la virginité et l'hémorragie consécutive aux premiers rapports sexuels, une protestation aussi bien contre la crainte de saigner que contre la crainte opposée, celle de ne pas saigner. Quant aux précautions contre le bruit, auxquelles elle subordonnait ces mesures, elles n'avaient rien, ou à peu près rien, à voir avec celles-ci."

(Sigmund Freud, Théorie générale des névroses, in Introduction à la psychanalyse, éd. Payot) 

jeudi 27 mars 2014

Alain Resnais et Chris Marker, Les statues meurent aussi




Alain Resnais, 1952. Plus connu, ce film (sur un commentaire de Chris Marker) est un hommage à l'art nègre. Le colonisateur, qui a contribué à le nier, à le folkloriser, à accélérer son déclin, est remis à sa juste place, d'où sans doute dans la fureur de la censure qui a maintenu le film loin de nos regards une dizaine d'années - le temps de passer à une phase de décolonisation censée le rendre caduc. Loin de cela, le film grandit avec le temps, témoignage sur un art de haut niveau encore marginalisé dans les musées les plus prestigieux. La statuaire nègre, comme plus tard les incunables de la Bibliothèque nationale, acquiert une autre dimension, comme l'acte de naissance de l'art africain dans les imaginaires européens. Le documentaire est ici le relais de la mémoire, un rappel pour les Blancs amnésiques de leur rêve d'antan (...)


Guy Gauthier, Le Documentaire, un autre cinéma, 2003 

lundi 4 mars 2013

Les Romains au cinéma (in Mythologies, Roland Barthes). Extraits choisis.

« Dans le Jules César de Mankiewicz, tous les personnages ont une frange de cheveux sur le front. Les uns l'ont frisée, d'autres filiforme, d'autres huppée, d'autres huilée, tous l'ont bien peignée, et les chauves ne sont pas admis, bien que l'Histoire romaine en ait fourni un bon nombre. [...]

Qu'est-ce donc qui est attaché à ces franges obstinées ? Tout simplement l'affiche de la Romanité. On voit donc opérer ici à découvert le ressort capital du spectacle, qui est le signe.  La mèche frontale inonde d'évidence, nul ne peut douter d'être à Rome, autrefois. [...] Tout le monde est rassuré, installé dans la tranquille certitude d'un univers sans duplicité, où les Romains sont romains par le plus lisible des signes, le cheveu sur le front. [...]


Autre signe de ce Jules César : tous les visages suent sans discontinuer : hommes du peuple, soldats, conspirateurs, tous baignent leurs traits austères et crispés dans un suintement abondant (de vaseline). [...] Comme la frange romaine ou la natte nocturne, la sueur est, elle aussi, un signe. De quoi ? de la moralité. Tout le monde sue parce que tout le monde débat quelque chose en lui-même ; nous sommes censés être ici dans le lieu d'une vertu qui se travaille horriblement, c'est à dire dans le lieu même de la tragédie, et c'est la sueur qui a la charge d'en rendre compte : le peuple, traumatisé par la mort de César, puis par les arguments de Marc-Antoine, le peuple sue, combinant économiquement, dans ce seul signe, l'intensité de son émotion et le caractère fruste de sa condition. Et les hommes vertueux, Brutus, Cassius, Cascan ne cessent eux aussi de transpirer, témoignant par là de l'énorme travail physiologique qu'opère en eux la vertu qui va accoucher d'un crime. Suer, c'est penser (ce qui repose évidemment sur le postulat, bien propre à un peuple d'hommes d'affaire, que : penser est une opération violente, cataclysmique, dont la sueur est le moindre signe). [...]


Vincenzo Camuccini, La mort de César, 1793, Musée Capodimonte, Naples. 


Ici encore, le signe est ambigu : il reste à la surface mais ne renonce pas pour autant à se faire passer pour une profondeur ; il veut faire comprendre (ce qui est louable), mais se donne en même temps pour spontané (ce qui est triché), il se déclare à la fois intentionnel et irrépressible, artificiel et naturel, produit et trouvé. Ceci peut nous introduire à une morale du signe. Le signe ne devrait se donner que sous deux formes extrêmes : ou franchement intellectuel, réduit par sa distance à une algèbre, comme dans le théâtre chinois, où un drapeau signifie totalement un régiment ; ou profondément enraciné, inventé en quelque sorte à chaque fois, livrant une face interne et secrète, signal d'un moment et non plus d'un concept (c'est alors, par exemple, l'art de Stanislavsky). Mais le signe intermédiaire (la frange de la romanité ou la transpiration de la pensée) dénonce un spectacle dégradé, qui craint autant la vérité naïve que l'artifice total. Car s'il est heureux qu'un spectacle soit fait pour rendre le monde plus clair, il y a une duplicité coupable à confondre le signe et le signifié. Et c'est une duplicité propre au spectacle bourgeois ; entre le signe intellectuel et le signe viscéral, cet art dispose hypocritement un signe bâtard, à la fois elliptique et prétentieux, qu'il baptise du nom pompeux de "naturel"». 



dimanche 1 juillet 2012

Duchamp et le ready-made




Dans cette vidéo, merci à Ninon de nous l'avoir indiquée, on comprend un certain nombre de choses sur Marcel Duchamp. Outre l'égo de l'artiste (sensible notamment au gré des multiples "comprenez-vous"), on comprend que le but de M. Duchamp  est simplement de créer des objets "sans intérêt". On ne comprend pas bien, en revanche, en quoi cette posture elle-même pourrait présenter un intérêt.
Peut-être la réflexion sur le choix présente-t-elle une certaine pertinence, mais ce qu'on retient surtout, c'est la vision prophétique de tout ce qui sera par la suite l'art conceptuel, qui sortira lui aussi du "rétinien". La remise en cause de l’œuvre d'art comme objet est radicale : Duchamp avait écrit des mots sur les premiers ready-made qui ont été par la suite perdus et il n'a jamais essayé de les réécrire ou de faire "comme si". Les nouveaux objets présentés sont donc clairement différents des premiers.(1)
Duchamp évoque enfin son amour de la contradiction, de l’ambiguïté "jamais assez exploitée" et explique en quoi ses ready-made sont justement ambigus : évoquant les multiples, Duchamp n'a pas de mots trop durs pour qualifier cette "vulgarité". La contradiction évidente à l'intérieur même de cet extrait est flagrante : alors qu'il déclare au début de l'entretien qu'il n'est pas nécessaire de voir les ready-made pour les apprécier, il affirme ensuite "voir à la télévision n'est pas la même chose que voir en réalité, quand même !".


(1) On pense immédiatement à la baignoire de Beuys qui était presque un ready-made puisqu'il s'agissait de la baignoire de Beuys qu'il avait un peu "améliorée", notamment en y collant des sparadraps ; pourtant, à l'inverse de Duchamp, le collectionneur qui avait acheté cette baignoire obtint, en 1977, 180 000 DM de réparation de la part d'un musée qui l'avait nettoyée et décollé les sparadraps. (cf. l'histoire de l'art de M. Ferrier)

vendredi 18 mai 2012

Notes sur l'autofiction et la question du sujet

L’autofiction, considérée dans l’Histoire littéraire, est un genre nouveau. Mais cette classification générique, envisagée précisément, peut nous paraître déjà ancienne, tant elle a fait l’objet d’articles, de débats, de polémiques, d’attaques et de plaidoyers. Le néologisme, qui désigne tout autant un genre qu’une posture énonciative, fut inventé en 1977 par Serge Doubrovsky, lors de la parution de Fils (Galilée). Il se caractérise par la présence d’un pacte autobiographique, défini par Philippe Lejeune en 1975 qui impose « l’homonymat » entre l’auteur, le narrateur et le personnage et d’un pacte romanesque dans la mesure où ces textes se voient estampillés « roman » sur la première de couverture. Il s’agit donc d’un pacte contradictoire, oxymorique même, que Serge Doubrovsky résume ainsi dans La Vie l’instant (Balland, 1985) : « Ma fiction n’est jamais du roman. J’imagine mon existence » et qui a fait depuis des convertis et des réfractaires, des sceptiques aussi. Mais au-delà des polémiques et des querelles, il nous faut faire un constat : même si la critique aime à évoquer, à chaque « rentrée littéraire », le déclin de l’autofiction, force est de constater que dans la littérature de l’extrême contemporain, le « je » se dit de plus en plus, le « moi » s’expose sans pudeur et pourtant l’autobiographie rousseauiste semble avoir fait son temps. Barthes, Robbe-Grillet ou Guibert et plus proches de nous Doubrovsky, Ernaux, Laurens, Modiano, Dustan, Donner ou Angot sont les hérauts -malgré eux, parfois- de ce genre à la fois haï et adulé, marque de la mise en danger de la « vraie » littérature de fiction pour certains, renaissance postmoderne du genre autobiographique trop longtemps sous-estimé pour d’autres. Ce qui est certain, c’est que l’autofiction stigmatise le retour à une littérature du sujet qui, des années 50 aux années 70 (Nouveau Roman, structuralisme et post-structuralisme, théorie du texte et mort de l’auteur, matérialisme dialectique...), avait connu un rejet sans réserve. Paradoxalement, ceux qui pendant cette même période s’étaient fait les contradicteurs de cette littérature du sujet la remirent à l’honneur avec la fin des idéologies. Ainsi, Barthes, auteur en 1968 d’un article intitulé « La mort de l’auteur » publiait, en 1975, son Roland Barthes par Roland Barthes, Nathalie Sarraute proposait son Enfance en 1983, Robbe-Grillet confessait qu’il avait, en fait, toujours parlé de lui dans ses romans et entamait, en 1985, avec ses Romanesques, une trilogie qui relève d’une écriture autofictionnelle. De même, Michel Foucault qui s’était interrogé dans un article sur « Qu’est-ce qu’un auteur ? » confiait, quelques années plus tard à Didier Eribon que ses livres théoriques constituaient « des fragments autobiographiques ». Cependant, si le sujet a fait son retour, ce n’est déjà plus celui pré-romantique de Rousseau ou lyrique du 19ème siècle. Il a connu entre temps « l’ère du soupçon », la psychanalyse a investi le champ littéraire, Lacan dans « Le stade du miroir » a développé l’idée que dès l’origine, « le moi est pris dans un ligne de fiction » (Écrits) et Foucault a remis en cause la notion de Vérité. Le sujet que l’autofiction expose et fait renaître de ses cendres est un sujet fragmenté et fragmentaire, déconstruit dans sa construction même, s’affirmant et se mettant en pièce dans un même mouvement. Plus que d’un retour du sujet, il nous faudrait donc parler de la naissance d’un nouveau sujet, sujet virtuel, puisque notre époque nous invite à parler en ces termes. Un sujet qui ne s’affirme plus mais se questionne, cherchant la proie mais ne trouvant que son ombre, selon l’expression de Michel Leiris. Ce nouveau sujet semble aussi avoir été marqué par la théorie du texte et peut parfois devenir intertextuel, comme chez Guibert ou Angot. Guibert, dans A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, se raconte dans le pastiche et la parodie de Thomas Bernhard ; Angot, elle, évoque son Inceste en disséminant dans son texte des extraits du roman de Guibert cité précédemment. Alors que Rousseau revendiquait l’originalité de son projet et le caractère unique de sa personne, le sujet de l’autofiction se façonne dans la parole de l’Autre et s’inscrit dans le sillage de ses prédécesseurs. Le sujet, en plus d’être virtuel, se fait textuel. Il est à l’image du genre qui l’expose : monstrueux et hybride. Il n’est jamais un, il dit la pluralité de ce qui est en nous, il multiplie les strates, se dévoile dans l’écriture et s’annihile dans la forme fragmentée qu’elle prend. L’autofiction, plus qu’un nouveau genre littéraire, est en fait le moyen qu’a trouvé le sujet pour se mettre lui-même en question, pour refuser l’idée d’une vérité univoque et revendiquer sa fracture. Car comme l’a écrit Serge Doubrovsky dans Le Livre brisé « Si j’essaie de me remémorer, je m’invente. » L’autobiographie de notre époque sera alors autofiction, ou ne sera pas...

P.-S.
Lectures : Philippe Vilain, Défense de Narcisse, Paris, Grasset, 2005. Philippe Gasparini, Est-il je ?, Paris, Seuil, coll. Poétique, 2004.

Par Arnaud Guenon, trouvé sur La Revue des Ressources

dimanche 13 mai 2012

Notes brèves sur l'art et la manière de ranger ses livres, Georges Perec, Partie II

2. De l'ordre

"Une bibliothèque que l'on ne range pas se dérange : c'est l'exemple que l'on m'a donné pour tenter de me faire comprendre ce qu'était l'entropie et je l'ai plusieurs fois vérifié expérimentalement.
Le désordre d'une bibliothèque n'est pas en soi une chose grave ; il est de l'ordre du « dans quel tiroir ai-je mis mes chaussettes ? » : on croit toujours que l'on saura d'instinct où l'on a mis tel ou tel livre ; et même si on ne le sait pas, il ne sera jamais difficile de parcourir rapidement tous les rayons.
A cette apologie du désordre sympathique, s'oppose la tentation mesquine de la bureaucratie individuelle : une chose pour chaque place et chaque place à sa chose et vice versa ; entre ces deux tensions, l'une qui privilégie le laisser-aller, la bonhomie anarchisante, l'autre qui exalte les vertus de la tabula rasa, la froideur efficace du grand rangement, on finit toujours par essayer de mettre de l'ordre dans ses livres : c'est une opération éprouvante, déprimante, mais qui est susceptible de procurer des surprises agréables, comme de retrouver un livre que l'on avait oublié à force de ne plus le voir, et que, remettant au lendemain ce qu'on ne fera pas le jour même, on redévore enfin à plat ventre sur son lit.

Muriel Pic, les désordres de la bibliothèque

2.1. Manières de ranger les livres
 
classement alphabétique
classement par continents ou par pays
classement par couleurs
classement par date d'acquisition
classement par date de parution
classement par formats
classement par genres
classement par grandes périodes littéraires
classement par langues
classement par priorités de lecture
classement par reliures
classement par séries

Aucun de ces classements n'est satisfaisant à lui tout seul. Dans la pratique, toute bibliothèque s'ordonne à partir d'une combinaison de ces modes de classements : leur pondération, leur résistance au changement, leur désuétude, leur rémanence, donnent à toute bibliothèque une personnalité unique.
Il convient d'abord de distinguer les classements stables et les classements provisoires ; les classements stables sont ceux qu'en principe on continuera à respecter ; les classements provisoires ne sont censés durer que quelques jours : le temps que le livre trouve, ou retrouve, sa place définitive : ce peut être un ouvrage récemment acquis et non encore lu, ou bien un ouvrage récemment lu que l'on ne sait pas très bien où mettre et que l'on s'est promis de ranger à l'occasion d'un prochain « grand rangement », ou encore un ouvrage dont on a interrompu la lecture et que l'on ne veut pas classer avant de l'avoir repris et terminé, ou bien un livre dont, pendant une période donnée, on s'est servi tout le temps, ou bien un livre que l’on a sorti pour y chercher un renseignement ou une référence et que l'on n'a pas encore remis en place, ou bien un livre que l'on ne saurait mettre à la place où il irait car il ne vous appartient pas et on a plusieurs fois promis de le rendre, etc.
En ce qui me concerne, près des trois quarts de mes livres n'ont jamais été réellement classés. Ceux qui ne sont pas rangés d'une façon définitivement provisoire le sont d'une façon provisoirement définitive, comme à l'OuLiPo. En attendant, je les promène d'une pièce à l'autre, d'une étagère à l'autre, d'une pile à l'autre, et il m'arrive de passer trois heures à chercher un livre, sans le trouver mais en ayant parfois la satisfaction d'en découvrir six ou sept autres qui font tout aussi bien l'affaire.

Hervé Guibert, La bibliothèque

2.2. Livres très faciles à ranger

Les grands Jules Verne à reliure rouge (qu’ils soient des vrais Hetzel ou des rééditions Hachette), les très grands livres, les tout petits, les Baedeker, les livres rares ou crus tels, les livres reliés, les volumes de La Pléiade, les Présence du Futur, les romans publiés aux Éditions de Minuit, les collections (Change, Textes, Les Lettres nouvelles, Le Chemin etc.), les revues, quand on en a au moins trois numéros, etc.

2.3. Livres pas trop difficiles à ranger

Les livres sur le cinéma, que ce soient des essais sur des metteurs en scène, des albums sur des stars ou des découpages de films ; les romans sud-américains, l'entomologie, la psychanalyse, les livres de cuisine (voir plus haut), les bottins (à côté du téléphone), les romantiques allemands, les livres de la collection Que sais-je ? (le problème étant de les classer ensemble ou de les ranger avec la discipline dont ils traitent), etc.

2.4. Livres plutôt impossibles à ranger

Les autres, par exemple les revues dont on ne possède qu'un numéro, ou bien La Campagne de 1812 en Russie, de Clausewitz, traduit de l'allemand par M. Bégouën, Capitaine commandant au 3le Dragons, breveté d'État-Major, avec une carte, Paris, Librairie militaire R. Chapelot et Cie, 1900, ou encore le fascicule 6 du volume 91 (novembre 1976) des Publications of the modern Language Association of America (PMLA) donnant le programme des 666 réunions de travail du congrès annuel de ladite association.

2.5. Comme les bibliothécaires borgésiens de Babel qui cherchent le livre qui leur donnera la clé de tous les autres, nous oscillons entre l'illusion de l'achevé et le vertige de l'insaisissable. Au nom de l'achevé, nous voulons croire qu'un ordre unique existe qui nous permettrait d'accéder d'emblée au savoir; au nom de l'insaisissable, nous voulons penser que l'ordre et le désordre sont deux mêmes mots désignant le hasard.
Il se peut aussi que les deux soient des leurres, des trompe-l’œil destinés à dissimuler l'usure des livres et des systèmes.
Entre les deux en tout cas il n'est pas mauvais que nos bibliothèques servent aussi de temps à autre de pense-bête, de repose-chat et de fourretout."

Ninon, Sainte-Eulalie #10


PEREC Georges, Penser/Classer, Éditions du Seuil, Paris, 2003


vendredi 11 mai 2012

Notes brèves sur l'art et la manière de ranger ses livres, Georges Perec, Partie I


"Toute bibliothèque (1) répond à un double besoin, qui est souvent aussi une double manie : celle de conserver certaines choses (des livres) et celle de les ranger selon certaines manières.

Hans Peter Feldman, La bibliothèque des artistes, 2010

Un de mes amis conçut un jour le projet d'arrêter sa bibliothèque à 361 ouvrages. L'idée était la suivante : ayant, à partir d'un nombre n d'ouvrages, atteint, par addition ou soustraction, le nombre K = 361, réputé correspondre à une bibliothèque, sinon idéale, du moins suffisante, s'imposer de n'acquérir de façon durable un ouvrage nouveau X qu'après avoir éliminé (par don, jet, vente ou tout autre moyen adéquat) un ouvrage ancien Z, de façon à ce que le nombre total K d'ouvrages reste constant et égal à 361 :
K+X > 361 > K-Z

L'évolution de ce projet séduisant se heurta à des obstacles prévisibles auxquels furent trouvées les solutions qui s'imposaient : on en vint d'abord à envisager qu'un volume – mettons de La Pléiade – valait pour un (1) livre même s'il contenait trois (3) romans (ou recueils de poèmes ou essais, etc.) ; on en déduisit que trois (3) ou quatre (4), ou n (n) romans d'un même auteur valaient implicitement pour un (1) volume de cet auteur, comme fragments non encore rassemblés mais inéluctablement rassemblables d'une Oeuvres Complètes. A partir de là on considéra que tel roman récemment acquis de tel romancier de langue anglaise de la seconde moitié du XIXe siècle ne saurait logiquement compter comme un ouvrage nouveau X mais comme un ouvrage Z appartenant à une série en voie de constitution : l'ensemble T de tous les romans écrits par ledit romancier (et Dieu sait qu'il y en a!). Cela ne changeait pas le moins du monde le projet initial : simplement, au lieu de parler de 361 ouvrages, on décidait que la bibliothèque suffisante devait se composer idéalement de 361 auteurs, qu'ils aient écrit un mince opuscule ou de quoi emplir un camion. Cette modification se révéla efficace pendant plusieurs années : mais il apparut bientôt que certaines œuvres – par exemple, les romans de chevalerie – n'avaient pas d'auteur ou en avaient plusieurs, et que certains auteurs – les dadaïstes, par exemple – ne pouvaient pas être séparés les uns des autres sans automatiquement perdre quatre-vingt à quatre-vingt dix pour cent de ce qui faisait leur intérêt : on en arriva ainsi à l'idée d'une bibliothèque limitée à 361 thèmes – le mot est vague mais les groupes qu'il recouvre le sont parfois aussi – et cette limite a, jusqu'à présent, rigoureusement fonctionné.
Ainsi donc, l'un des principaux problèmes que rencontre l'homme qui garde les livres qu'il a lus ou qu'il se promet de lire un jour est celui de l'accroissement de sa bibliothèque. Tout le monde n'a pas la chance d'être le capitaine Nemo : 

« ...le monde a fini pour moi le jour où mon Nautilus s'est plongé pour la première fois sous les eaux. Ce jour-là, j'ai acheté mes derniers volumes, mes dernières brochures, mes derniers journaux, et depuis lors je veux croire que l'humanité n'a plus ni pensé ni écrit. »

Les 12 000 volumes du capitaine Nemo, uniformément reliés ont été classés une fois pour toutes, et d'autant plus facilement que ce classement, nous précise-t-on, est indistinct, en tout cas du point de vue de la langue (précision qui ne concerne absolument par l'art de ranger une bibliothèque mais qui veut simplement nous rappeler que le capitaine Nemo parle indifféremment toutes les langues). Mais pour nous, qui continuons à avoir affaire à une humanité qui s'obstine à penser, à écrire, et surtout à publier, le problème de l'accroissement de nos bibliothèques tend à devenir le seul problème réel : car il est bien évident qu'il n'est pas trop difficile de conserver dix ou vingt livres, disons même cent ; mais lorsque l'on commence à en avoir 361, ou mille, ou trois mille, et surtout lorsque le nombre se met à augmenter tous les jours ou presque, le problème se pose, d'abord de ranger tous ces livres quelque part, et ensuite de pouvoir mettre la main dessus lorsque, pour une raison ou pour une autre, on a un jour envie ou besoin de les lire enfin ou même de les relire.
Ainsi, le problème des bibliothèques se révèle-t-il un problème double : un problème d'espace d'abord, et ensuite un problème d'ordre.


David Garcia, Circular Walking Bookshelf




1. De l'espace

1.1. Généralités

Les livres ne sont pas dispersés mais rassemblés. Comme on met tous les pots de confitures dans une armoire aux confitures, on met tous ses livres dans un même endroit, ou dans plusieurs mêmes endroits. On pourrait, tout en souhaitant les garder, entasser ses livres dans des malles, les mettre à la cave ou au grenier ou dans des fonds de placard, mais on préfère généralement qu'ils soient visibles.
Dans la pratique, les livres sont le plus souvent disposés les uns à côté des autres, le long d'un mur ou d'une cloison, sur des supports rectilignes, parallèles entre eux, ni trop profonds ni trop espacés. Les livres sont rangés – généralement – dans le sens de la hauteur et de telle façon que le titre imprimé sur le dos de l'ouvrage soit visible (parfois, comme dans les devantures des librairies, on montre la couverture des livres, mais ce qui, en tout cas, est inhabituel, proscrit, presque toujours considéré comme choquant, c'est un livre dont on ne voit que la tranche).
Dans l'ameublement contemporain, la bibliothèque est un coin : « coin-bibliothèque » . C'est, le plus souvent, un module appartenant à un ensemble « salle de séjour » dont font également partie :

le meuble-bar à abbattant
le secrétaire à abbattant
le vaisselier deux portes
le meuble hi-fi
le meuble télévision
le meuble projecteur de diapositives
la vitrine
etc.

Et qui est proposé sur les catalogues garni de quelques fausses reliures.
Dans la pratique toutefois les livres peuvent être rassemblés à peu près n'importe où.

1.2 Pièces dans lesquelles on peut mettre ses livres

dans l'entrée
dans la salle de séjour
dans la ou les chambres
dans les chiottes

Dans la cuisine on ne met généralement qu'un seul genre d'ouvrage, ceux que précisément on appelle des « livres de cuisine ».
Il est rarissime de trouver des livres dans une salle de bains, bien que ce soit pour beaucoup de gens un lieu favori de lecture. L'humidité ambiante est unanimement considérée comme la première ennemie de la conservation des textes imprimés. Tout au plus peut-on trouver dans une salle de bains une armoire à pharmacie et dans l'armoire à pharmacie un petit ouvrage intitulé Que faut-il faire avant l'arrivée du médecin ?

1.3 Endroits d'une pièce où l'on peut disposer des livres

Sur les tablettes des cheminées ou des radiateurs (l'on considérera toutefois que la chaleur peut, à la longue, se révéler quelque peu nocive),
entre deux fenêtres,
dans l'embrasure d'une porte condamnée,
sur les marches d'un escabeau de bibliothèque, rendant celui-ci impraticable (très chic, cf. Renan),
sous une fenêtre,
dans un meuble disposé en épi et séparant la pièce en deux parties (très chic, fait encore meilleur effet avec quelques plantes vertes).

1.4 Choses qui ne sont pas des livres et que l'on rencontre souvent dans les bibliothèques

Des photographies dans des cadres en laiton doré, des petites gravures, des dessins à la plume, des fleurs séchées dans des verres à pied, des pyrophores garnis ou non d'allumettes chimiques (dangereux), des soldats de plomb, une photographie d'Ernest Renan dans son cabinet de travail au Collège de France, des cartes postales, des yeux de poupée, des boîtes, des rations de sel, poivre et moutarde de la compagnie de navigation aérienne Lufthansa, des pèse-lettres, des crochets X, des billes, des débourre pipes, des modèles réduits d'automobiles anciennes, des cailloux et graviers multicolores, des ex-votos, des ressorts."


(1) J'appelle bibliothèque un ensemble de livres constitué par un lecteur non professionnel pour son plaisir et son usage quotidien. Cela exclut les collections de bibliophiles et les reliures au mètre, mais aussi la plupart des bibliothèques spécialisées (celles des universitaires par exemple) dont les problèmes particuliers rejoignent ceux des bibliothèques publiques

PEREC Georges, Penser/Classer, Éditions du Seuil, Paris, 2003

vendredi 27 avril 2012

De gustibus est disputandum.


" - Même si l'on se croit persuadé qu'il est vain de comparer les œuvres d'art, on n'en sera pas moins toujours entraîné dans de sempiternels débats qui comparent, évaluent les unes par rapport aux autres les œuvres d'art, tout particulièrement celles qui sont des chefs-d'oeuvre et, à ce titre, incomparables. Critiquer de telles discussions, qui s'imposent d'elles-mêmes comme par une nécessité compulsive, en leur objectant qu'elles répondent à des instincts de brocanteur, à une volonté de mesure pusillanime, c'est en général le fait de bourgeois bien sages, pour qui l'art ne sera jamais assez irrationnel et qui veulent maintenir les œuvres loin de toute réflexion et de toute exigence de vérité. Mais la nécessité qui conduit à de telles considérations est co-extensive aux œuvres d'art elles-mêmes. Une chose est sûre : elles ne se laissent pas comparer. En fait, elles tendent à s'anéantir les unes les autres. Ce n'est pas pour rien que les Anciens ont réservé le Panthéon de l'harmonie aux dieux ou aux Idées et que, par contre, ils ont voué les œuvres d'art à une réalité agonistique, chacune étant l'ennemi mortelle de l'autre. Le "Panthéon des œuvres classiques" dont un Kierkegaard pouvait encore caresser l'idée n'est que le fantasme d'une culture neutralisée. Car si les diverses œuvres d'art ne sont que des représentations partielles de l'idée du Beau, il est inéluctable que chacune d'entre elles prétendent incarner cette idée toute entière, et revendique pour elle-même dans sa singularité la beauté dont elle ne saurait jamais admettre l'éparpillement sans s'annuler elle-même. Une et vraie, sans être pure apparence, et affranchie d'une telle individuation, la beauté n'a pas sa représentation dans la synthèse de toutes les œuvres, dans l'unité des Beaux-Arts et de l'Art, mais seulement quand elle prend corps réellement dans chaque œuvre : dans la mort de l'art lui-même. C'est à cette mort de l'art que tend chaque œuvre en visant à tuer toutes les autres. Affirmer que tout art porte en lui sa propre mort n'est qu'une autre façon de dire la même chose. Toutes les controverses esthétiques qu'on prétend si vaines ont leur source dans cette tendance à l'auto-destruction qu'on les œuvres et qui est leur vocation profonde à réaliser l'image visible du Beau, laquelle n'est pas pure et simple apparence. Tandis que ces disputes s'obstinent à vouloir définir envers et contre tout les critères d'une sorte de Droit esthétique et se trouvent ainsi entraînées dans une dialectique sans fin, ce sont elles qui ont raison malgré elles lorsque, fortes de la puissance des œuvres d'art qu'elles prennent pour objet en les élevant à la dignité du concept, elles imposent à chaque œuvre ses limites et contribue ainsi à la destruction de l'art, dont c'est là le salut. En confirmant les œuvres dans leur limitation, de façon directe et immédiate, sans remettre cette dernière en cause, la tolérance esthétique ne les conduit qu'à une fausse mort, celle d'une simple juxtaposition où se trouve reniée l'exigence de la vérité dans son unité indivisible."

Adorno Theodor W., Minima Moralia. Réflexions sur la vie mutilée

lundi 9 avril 2012

George Steiner - La lecture, le livre et la transcendance


Steiner aborde ici dans une très belle langue une pensée qui problématise de nombreux thèmes centraux pour notre société : il replace notamment dans un contexte historique l'histoire du livre et analyse le rapport que nous entretenons avec lui dans nos sociétés contemporaines. Il dessine sans complexe une éthique du livre vouée pour lui à l'extinction.
Cela l'amène ensuite à considérer l'histoire moderne et les liens qu'entretiennent nos civilisations "éclairées" avec la barbarie ; la civilisation comme phénomène mortel dans ce que Laure Adler nomme, en le paraphrasant, une "nostalgie de l'absolu". "Le monde de l'art conceptuel me dégoûte profondément", déclare-t-il notamment.
De ce rapport à la culture, il explique son attachement aux valeurs de la transcendance et l'ambiguïté de l'attitude qu'il entretient vis-à-vis de Dieu et de l'athéisme.
Enfin, cette phrase terrible : "Le seuil de l'humain, du minimum d'être homme, a baissé."


Hors Champ du 5 avril 2012,
4ème partie sur 5 d'une série sur Georges Steiner

samedi 7 avril 2012

Tentatives d'inventaire du "Non-art"

"En 1958, Yves Klein fait l'exposition du vide : vernissage des murs nus de la galerie Iris Clert à Paris. En 1960, Arman remplit à ras bord la même galerie avec les ustensiles les plus divers. Au Salon de mai 1960, la presse parle d'un attentat à la sculpture lorsque César expose trois compressions de voitures, prismes d'une tonne chacun. En 1971, devant la cathédrale de Milan, Tinguely dévoile un phallus doré de 5 mètres, flanqué à sa base de deux sphères symétriques : phallus qui crache des fumées noires et se détruit dans les flammes.
Arman - Lavie à pleines dents



Des «  happenings » apparaissent, événements plus ou moins préparés, plus ou moins complexes qui peuvent avoir lieu dans une galerie, un atelier d'artiste, un magasin, un théâtre, un hangar, et qui se produisent devant un public plus ou moins large. Il est en général demandé à tous de devenir acteurs, de refuser la situation de « regardeurs ».
 Des actes divers sont proposés. Piero Manzoni fabrique une série numérotée de boîtes de conserve contenant de « la merde d'artiste » : dérision du respect qui entoure tout ce que « fait » un créateur. Claes Oldenburg annonce comme « sculpture en négatif » un trou qu'il fait creuser, puis remplir, à New York. Certains s'attaquent à la toile, la perforent, lui imposent des formes inaccoutumées, la remplacent par des affiches lacérées. En déformant un cadre à charnières, Pieter Engels déchire la toile. D'autres refusent les « supports » traditionnels et travaillent la terre et l'eau. En 1969 (le projet date de 1964), Marinus Boezem fait jaillir du creux d'une dune une trombe de sable à l'aide d'un système de ventilation. En 1968, Walter de Maria trace à la craie deux lignes parallèles dans le désert de Mohave en Californie. Denis Oppenheim répand dans la mer du colorant rouge ; puis de l'essence et y met le feu. Il laisse flotter au fond de l'eau une couverture et photographie les formes qu'elle prend. Mike Heizer fait creuser cinq petites dépressions rectangulaires ; chaque année, une photo sera prise jusqu'à disparition complète de la « pièce ». De telles « œuvres » s'opposent à l'espace même du musée ou de la galerie : elles n'y entrent pas directement, mais seulement par leur reproduction photographique.

Dennis Oppenheim - Reading position for second degree burn - 1970
Appartiennent encore à cet étrange et impossible musée des œuvres dont la matérialité est réduite à l'extrême. Bernar Venet (galerie Templon, Paris, 1971) présente une série d'agrandissements photographiques d'un livre de grammaire dont il n'est pas l'auteur. Edward Kienholz a créé, de 1963 à 1967 (en même temps que ses « environnements » plus connus), des « concept tableaux ». Ces « concept tableaux » se présentent sous forme d'une plaque sur laquelle est gravé le titre de l'œuvre ; un texte l'accompagne qui décrit l'œuvre et indique le prix du projet et le coût de sa réalisation. Œuvres en deux temps (le projet et sa possible réalisation matérielle), les « concept tableaux » sont très différents de ce qu'on a appelé l'art conceptuel (cf. la revue V H 101, no 3).

Ben

L'attitude du Niçois Ben, ses idées constituent un exemple remarquable des propositions subversives qui animent l'activité esthétique des années soixante. Parmi des centaines d'autres suggestions, on peut noter : « Objets suspendus à une corde à linge (1957)... Un miroir titré portrait (1961)... Je me réserve le droit de considérer cette idée aussi inintéressante dans l'avenir qu'elle l'est dans le présent (1962)... Créations secrètes : je notais une dizaine d'idées que je gardais secrètes (1962)... J'ai réalisé en 1962 deux œuvres identiques, j'en ai daté une de 1952 et l'autre de 1966 (1962)... Vendre des idées 50 francs l'une. Acheter des idées 10 francs l'une (1962)... Avoir une idée et l'oublier (1963)... J'ai expédié 200 revues La Nature avec le tampon « L'art c'est ». Exemple : l'art c'est le Pacifique et l'océan Indien, l'art c'est la vie sexuelle des chimpanzés (1964)... Rechercher quelque chose qui ne soit pas l'art et ne pas le signer (1965)... Rechercher quelque chose qui ne soit pas de l'art pour le signer (1965)... Chaque fois qu'un artiste meurt, envoyer aux autres artistes une petite carte avec le texte suivant : Un de moins : ouf ! (1965)... etc. » Par la dérision, par le contradictoire, par une accumulation clownesque de gags esthétiques, Ben mène ainsi une dénonciation impitoyable de toutes les croyances et mœurs picturales et, en même temps, une critique de sa propre activité."
 Extrait de l'article "Non-art", Universalis 2011, écrit par  Gilbert Lascault

lundi 2 avril 2012

Blanchot et l'oeuvre

"[...] Car c'est Blanchot qu'il faut maintenant interroger sur le destin de l’œuvre, pour ce que sa pensée est la moins tributaire de las science et de l'épistémologie. Le thème qui anime passionnément la lecture et la méditation de Blanchot, c'est l'impossibilité de l’œuvre, et plus précisément, parce que la littérature est son objet, l'"absence de livre". Pourquoi cette absence ? Parce que l'œuvre se propose comme présence, présence pleine, assurée et rassurante, sans rien de réservé ni d'obscur, et qu'en vérité, une telle présence est interdite. Il ne suffit pas de rappeler ici que le sensible n'est jamais qu'approché et reste inépuisable, ou que l'immédiat appelle toujours la méditation, comme Hegel l'a montré ; il faut dire plutôt que "l'immédiat est présence infinie de ce qui est radicalement absent", et que "le seul rapport avec l’immédiat serait un rapport réservant une absence infinie" (L'entretien infini), affirmation par laquelle on s'éloigne à la fois de la dialectique et de l'ontologie. De là ces mots qui reviennent comme un refrain : le dehors, l'extérieur, l'inconnu, l'étrange, le neutre. Mais au nom de quoi les prononcer ? Ce qui est rigoureux chez Blanchot, comme ce qui est cruel chez Artaud, ce n'est pas le raisonnement, auquel se substitue délibérément le paradoxe, c'est une certaine expérience : l'expérience "de la détresse et du dénuement", qui est l'expérience du désir. Commentant l'affirmation de Simone Weil : "Le désir est impossible", Blanchot précise qu'à la différence de l’Éros platonicien qui est nostalgie de l'unité perdue, "le désir est ce rapport à l’impossible, l'impossibilité qui se fait rapport" (ibid.) et l'impossibilité est la passion du dehors même. Désir de mort, sans doute ; car le thème d'une mort enfin vécue comme le possible de tous les possibles ne cesse de hanter la pensée de Blanchot ; mais nous ne pouvons que le nommer au passage. L’œuvre est l'expression de ce désir ; et Blanchot revient souvent sur une parole de René Char : "Le poème est l'amour réalisé du désir demeuré désir." Ce désir s'accomplirait-il enfin, hors de l'impossible, si l’œuvre devenait réelle ? Mais ce qui se réalise, c'est seulement l'amour du désir. Et l’œuvre n'est jamais réelle, jamais offerte à "l'espoir désirant de la présence". Si elle rayonne, c'est comme un soleil noir : en elle persiste toujours un centre d'illisibilité, une opacité essentielle qui ne fascine le spectateur qu'après avoir plongé l'auteur dans le vertige de la démesure ou du "désœuvrement". Ce que l’œuvre délivre, c'est l'absence d’œuvre, mais cette absence elle-même se dissimule en s'annonçant, et c'est pourquoi l'absence d’œuvre se produit à travers l’œuvre. S'il s'agit de littérature : "le livre : ruse par laquelle l'écriture va vers l'absence de livre" (ibid.). Sans doute n'est-il pas indifférent que Blanchot nomme le livre plutôt que le tableau ou la pièce musicale : évoquant avec Mallarmé "ce jeu insensé d'écrire", il rencontre cette idée, qui a cours aujourd’hui, de l'écriture comme extériorité, l'écriture hors livre, hors loi, "étrangère à toute relation de présence comme à toute légitimité" tant que cette extériorité n'est pas posée comme Loi et confiée au Livre, et qu'elle demeure l'extériorité initiale du Neutre, ce que d'autres appellent le non-lieu de la différence, d'autres encore l'altérité même . Mais précisément parce que l'écriture est ici "hors langage", ce qui en est dit peut s'appliquer à d'autres arts. Ce qu'on y appelle parfois écriture - du peintre ou du musicien - ne désigne plus alors une manière, un style, mais ce par quoi l'eouvre cesse de s'appartenir, ce dehors qui la pénètre et l'arrache à elle-même, qui la réduit à être trace, non pas d'un geste ou d'un sentiment, mais d'une absence encore.
Autour de cette idée de l’œuvre comme non-valeur il faudrait montrer que gravitent bien des philosophies contemporaines : philosophie de la différence (ontologique ou non), philosophie de l'écriture, philosophie de la structure, philosophie de la mort. Faut-il dire que ce qui unit ces philosophies, c'est un certain choix, sans doute accordé à tout ce qu'il y a d'insensé et d'inhumain dans notre civilisation : le choix d'un néant qui répudie la négativité ? Ce qui importe ici, c'est que, s'agissant de leur praxis, ce choix semble être aussi celui de nombreux artistes."


extrait de l'article "Oeuvre d'art" écrit par Mikel Dufrenne
dans Encyclopédie Universalis 2011

samedi 25 février 2012

De la nécessité de construire un discours social. Ou du personnel, opposé ou collectif. Construction d'une symbolique.

     Ne sachant plus inscrire un enfant dans une perspective éducative et ne sachant quoi lui transmettre et lui dire, l'adulte n'a rien trouvé de mieux que de lui expliquer sa psychologie et se qui se passe dans sa tête. 
     N'est-il pas d'ailleurs étonnant qu'au moindre accident, agression ou meurtre, une cohorte de spécialistes de la psychologie fonde sur les jeunes et les invite à parler, pour éviter que ne s'installent les séquelles d'un éventuel traumatisme ? Certains ne le souhaitent pas aussi immédiatement, même si, par la suite, ils en auront peut-être besoin. Cette démarche de croire que l'on peut éviter un certain traumatisme en parlant sur le choc est pour le moins discutable, et notamment au plan théorique. Cette prise de position sur la subjectivité par la société en dit long sur les défaillances éducatives qui ne donnent plus de ressources pour savoir réagir et ne préparent pas structurellement les personnalités à faire face aux événements dramatiques de l'existence, et encore moins à savoir élaborer psychologiquement les peurs, les angoisses fondamentales réactivées par telle ou telle situation. A trop confondre le discours social avec l'intersubjectivité, on a fait disparaître toute dimension sociale et symbolique qui permette de se représenter et d'assumer les réalités défaillantes de l'existence. Le langage médiatique a favorisé cette substitution en codant la vie en termes intimistes et en valorisant l'individu au détriment de toute dimension institutionnelle. Ainsi, la fragilité de l'existence, la méchanceté, la duplicité et la cruauté... tous les risques de la nature et de l'existence, ne sont pas pensés et encore moins représentés dans une symbolique. C'est dans ces conditions que resurgissent les incertitudes les plus primitives, comme la peur des envoûtements, des sorts et des esprits des morts qui viendraient envahir le monde des vivants.
     Le discours psychologique, qui remplace le plus souvent l'éducation et le cadre symbolique de la société, conforte un rapport magique à la parole où les jeunes sont de plus en plus renvoyés à eux-mêmes sans médiation. Faute de pédagogues, ils se retrouvent seuls face à l'école et à la police qui sont, avec le juge, les derniers intermédiaires adultes entre le société et eux.

                                      Tony ANATRELLA, La différence interdite : sexualité, éducation, violence, trente ans après mai 1968, Flammarion, 1998. 

Au-delà de la question de l'éducation, le problème qui semble se poser, qui se pose véritablement, c'est cet aspect de l'intersubjectivité opposé à un discours social global qui semble pour le moins s'effriter ; comment concilier des intérêts personnels contradictoires, dont on sait qu'ils s'accordent mal, voire s'opposent à l'intérêt commun, avec une vision sociale globale et cohérente qui, tout en prenant en compte les aspirations de chacun - avec, dans nos sociétés modernes, un véritable éclatement des individualités ou des communautés - les intègre dans un environnement normatif qui ne soit pas coercitif ? 
Pour aller plus loin, il nous faudrait évoquer cette plaie qu'est devenue l'empathie - télévisuelle, radiophonique, etc., en bref, médiatique ; mais aussi politique, en bref, populiste.
Nous interroger également sur la contamination de la pensée individuelle par l'expérience mass médiatique ; ou comment, ce que l'on croit être le fruit d'une expérience personnelle subjective ne peut être que déterminé par un univers insidieusement coercitif ; et comment "des pratiques culturelles extrêmement disparates se retrouvent structurellement déterminées par les mêmes croyances, valeurs et relations hégémoniques de l'économie de marché - jusque dans leur fondement, même si ceux qui les pratiquent n'en ont pas forcément conscience" (Victor Burgin).
La possibilité pour l'art de construire un discours social, politique, de faire émerger une véritable réflexion doit-elle être niée ; ou minorée ? Qu'en est-il, en particulier, de la frange de l'art qui promeut l'interactivité ? ; promettant au spectateur de lui permettre de s'impliquer dans le processus de fabrication, et même de faire vivre l'oeuvre, constitue-t-elle un progrès, ou n'est-elle qu'un autre avatar, particulièrement pernicieux, d'un libéralisme individualiste destructeur ?

Discours social
Intersubjectivité
Construction d'une symbolique collective - opposée à son absence.

3 idées qui seraient les mamelles de notre réflexion. 

mercredi 22 février 2012

Le Corps utopique

Ce lieu que Proust, doucement, anxieusement, vient occuper de nouveau à chacun de ses réveils, à ces lieux-là, dès que j'ai les yeux ouverts, je ne peux plus échapper. Non pas que je sois par lui cloué sur place - puisqu'après tout je peux non seulement bouger et remuer, mais je peux le "bouger", le remuer, le changer de place -, seulement voilà : je ne peux pas me déplacer sans lui, je ne peux pas le laisser là où il est pour m'en aller, moi, ailleurs. Je peux bien aller au bout du monde, je peux bien me tapir, le matin, sous mes couvertures, me faire aussi petit que je pourrais, je peux bien me laisser fondre au soleil sur la plage, il sera toujours là où je suis. Il est ici irréparablement, jamais ailleurs. Mon corps, c'est le contraire d'une utopie, ce qui n'est jamais sous un autre ciel, il est le lieu absolu, le petit fragment d'espace avec lequel, au sens strict, je fais corps.

Michel Foucault, Le corps utopique, les hétérotopies.
 Nouvelles éditions lignes, 2010

vendredi 13 janvier 2012

Self-control



 Une belle discussion de TED (l'équivalent américain de l'Université de tous les savoirs) discutant notre rapport à la rationalité, la manipulation, notre confiance aveugle en nous-mêmes et notre raison.
Au passage, les différences entre le style américain et le style français en ce qui concerne les conférences me frappent. La durée, d'abord : je ne connais aucun auteur Français qui fasse ce genre d'intervention d'un quart d'heure ; l'humour ensuite, tout est toujours si sérieux en France... On pourrait dire un peu vite que nous représentons un style un peu vieillot, poussiéreux, chiant.
Pourtant, je ne suis pas si sûr l'invalidité du modèle français : à voir ces conférences d'outre-atlantique, on pense plusieurs choses : d'abord que ces recherches ont été faites facilement, ces chercheurs parlent avec une telle aisance de leur travail, montrent des images si ludiques qu'on imagine qu'ils ont fait leurs recherches de la même manière qu'ils en parlent : en un quart d'heure. Ensuite, je n'ai rien contre l'humour, mais ici les blagues en pleine conférence (blagues d'ailleurs largement fondées sur des stéréotypes faciles, il y aurait un travail à faire là-dessus) concourent à donner l'idée d'un savoir qui serait drôle, pas seulement plaisant, mais aussi un peu ridicule, un peu risible, un peu lol ; il faut que le savoir, lui aussi soit entertainment. Pas de rigueur, pas de langage savant à la française, juste des mots de tous les jours, et des blagues. D'ailleurs, en se mettant "au niveau" de ses interlocuteurs, l'orateur fait mine d'être comme eux, d'être "un des leurs" ; si cela est, pourquoi sont-ils tous là, assis dans l'ombre, à l'écouter, et pourquoi ne parlent-ils pas à sa place, ou tous en même temps ? La réponse est simple : parce qu'ils ne sont pas tous professeurs au M.I.T. Cette différence évidente n'en devient que plus oppressante en étant cachée derrière ce pseudo-égalitarisme hypocrite finalement fondé sur un argument d'autorité (je parle parce que je suis professeur au M.I.T.) et non pas sur un raisonnement clair et appréhendable par tout le monde comme en France, où l'on conserve un peu un idéal démocratique désespéré. Enfin, cela donne aussi à penser qu'apprendre est une chose facile, qu'on peut apprendre en rigolant, qu'il n'y a pas de savoirs difficiles, que ceux qui pensent et qui disent cela sont des snobs hypocrites protégeant leurs prérogatives de classe. Bref, derrière toute cette méthode - que je ne renie pas absolument, qui ferait beaucoup de bien à de nombreux orateurs Français et qui la sort d'un élitisme certain en diffusant aux classes populaires un savoir important -, il faut bien voir qu'il y a un fond d'anti-intellectualisme, avec tout ce que cela comporte, comme l'avait si bien analysé Barthes à la fin de Mythologies(1).


(1) Voir les deux très beaux articles sur Poujade

jeudi 17 novembre 2011

Les Intouchables, insupportables ?

 

La bande-annonce du film "Les Intouchables", qui s'annonce comme l'événement box-offistique de cet automne (il devrait, hélas, atteindre les 10 millions d'entrées), m'avait fait m'étrangler devant l'ineptie de la chose. La seule vue de cette bande-annonce, la minute trente qui m'avait été infligée avait laissé dans ma bouche un goût sucré, comme si quelqu'un m'avait forcé à ingérer un mélange de miel et de sirop d'érable, mâtiné d'un  peu sirop de canne pour faire bonne mesure, tout en m'enjoignant, pistolet braqué sur la tempe, de trouver, par avance, ce brouet "magnifique et formidable". Je décidai donc de boycotter ce qui me paraissait n'être que le dernier avatar d'une entreprise de phagocytage de la pensée et de dépolitisation de l’œuvre d'art. Ou quand le divertissement n'est plus seulement divertissant, mais également acte de propagande et de désinformation, qui ne constituerait plus que la légitimation d'un ordre social injuste dont il me faut dire de celui qui ne l'abhorre pas qu'il est, au mieux, un inconscient, au pire, un beau fils de pute. 
Et puis vint cet article de Libération, reproduit ci-après, qui semble confirmer exactement ce que j'avance, et qu'il m'a semblé utile de porter à votre connaissance.
Alors bien sûr, je vois déjà poindre les critiques à l'horizon, comme la tempête qui se lève au loin sur le terrible Pacifique (et quel nom trompeur en vérité), prête à emporter mon fragile esquif critique. 
La première va consister à mettre en pièce la validité de mon jugement au prétexte que je n'aurais pas vu le film. Outre le fait qu'il me semble tout à fait possible de porter un jugement sur une œuvre que l'on n'a pas vue, ou lue, en se basant sur différents éléments, (et en l'occurrence la bande-annonce, en ce qu'elle porte en elle l'esthétique et "l'idéologie" du film, semble ici amplement suffisante), cette critique sera bientôt caduque dan la mesure où, décidant de faire don de mon corps et de mon réseau synaptique à la science, je me suis décidé à voir prochainement ce film. 
La deuxième, plus intéressante, et plus pernicieuse, car n'étant pas forcément dénuée de tout fondement, ou, du moins, mettant au jour un syndrome dont certains sont effectivement atteints, consisterait à me taxer de "snobisme", "d'intellectualisme", sous le prétexte que, rejetant tout succès dit "populaire" (en l'occurrence, nous pourrions dire "populiste", sans crainte de nous voir opposer un démenti trop difficile à désamorcer), je ferais de ma "différence", et de ma "liberté", une tour d'ivoire dans laquelle je me réfugierais, me tenant ainsi à l'écart de la grossièreté d'un peuple que n'embarrasseraient pas des questions telles que "esprit critique", "réalité sociale", etc. Ce n'est évidemment pas le cas. Je ne fais pas du rejet de l'unanimisme dans cette situation précise une profession de foi dogmatique. Je ne suis pas un gardien du temple. 
Pour finir, remémorons-nous ensemble, je vous prie, ces paroles ailées de Paul Valery, prononcées lors de son discours de réception à l'Académie Française, en 1927.
"La crédulité, pensai-je, n’est pas difficile. Elle consiste à ne pas l’être. Il lui suffit d’être ravie. Elle s’emporte dans les impressions, les enchantements, et toute dans l’instant même, elle appelle la surprise, le prodige, l’excès, la merveille et la nouveauté. Mais un temps vient, quoiqu’il ne vienne pas pour tout le monde, que l’état plus délié des esprits leur suggère d’être exigeants. De même que les doctrines et les philosophies qui se proposent sans preuves trouvent dans la suite des temps plus de mal à se faire croire, et suscitent plus d’objections tellement qu’à la fin on ne retienne plus pour vrai que ce qui est vérifiable, ainsi va-t-il dans l’ordre des arts. Au doute philosophique ou scientifique, vient à correspondre une manière de doute littéraire."
A "doute littéraire", nous pourrions substituer le terme "doute artistique". Par cela nous entendons, bien sûr, polysémie, multiplicité des sens, remise en question, recherche formelle, etc. Concepts que semble ignorer royalement ce film ; mais chut : nous ne voulons point troubler la douce quiétude des esprits alanguis ; nous ne voulons point prendre le risque de nous faire traiter de pisse-vinaigre par la populace engourdie ; ainsi nous retirons-nous dans cette nuit fuligineuse qu'éclaire seulement la lueur vacillante d'un alcool interdit.

NOTA BENE : les passages passés en gras, que ce soit dans le texte de Paul Valéry ou dans le corps de l'article, l'ont été par nos soins.

 

   «Intouchables»? Ben si…

Par GÉRARD LEFORT, DIDIER PÉRON, BRUNO ICHER 
Bisounours. Enorme succès, la comédie sociale bien pensante d’Eric Toledano et Olivier Nakache, déploie tous les unanimismes du moment. Visite guidée.

Omar Sy et François Cluzet, dans "Intouchables". - Thierry Valletoux
Au lendemain de la troisième Journée mondiale de la gentillesse, entre Intouchables et Indignés, nous sommes pris dans les deux mâchoires d’un même étau : dire du mal, c’est pas bien. La comédie d’Eric Toledano et Olivier Nakache, sortie le 2 novembre, n’est déjà plus un film mais, du haut de ses plus de 2 millions d’entrées, un de ces fameux phénomènes de société qui contraint à se poser la question de l’unanimité. Intouchables, la polysémie du mot est riche : elle désigne la plus basse extraction dans le système indien des castes, pas touche aux intouchables, parias et maudits. Mais toucher aux Intouchables ce serait aussi toucher aux Incorruptibles (the Untouchables en VO) avec le risque afférent de se prendre, au mieux, une baffe. Touche pas aux Intouchables, comme on dit «Touche pas à mes potes !» Osons cependant que le succès du film est le fruit d’un conte de fées cauchemardesque : bienvenue dans un monde sans. Sans conflits sociaux, sans effet de groupe, sans modernité, sans crise. A ce titre, en cet automne, il est LE film de la crise, comme si la paralysie d’un des deux personnages principaux n’était pas seulement celle du film, mais celle d’un pays immobilisé et de citoyens impotents à qui il ne resterait plus que leurs beaux yeux pour rire et pleurer. Le beau et plat pays des Bisounours raconté par un film terriblement gentil. Visite guidée en sept symptômes.

L’histoire, c’est vrai
A deux reprises, Intouchables souligne que «ceci est une histoire vraie». Une première fois dès le générique, comme des centaines d’autres films qui trouvent dans cette formule magique la légitimité indiscutable de leur propos. Peu importe la manière dont cette histoire va être racontée, elle est «vraie». Avec ces Intouchables, on est donc aimablement priés, un flingue émotionnel sur la tempe, de s’attendrir sur la situation respective des deux personnages, l’un grand bourgeois dans un corps cabossé (tétraplégie), l’autre, black de banlieue, abonné au chômage. Au cas où les larmes ne seraient pas montées par litres aux yeux des spectateurs, une dernière couche est apposée au générique de fin. Les «vrais» personnages, ceux qui ont inspiré Omar Sy et François Cluzet, Philippe Pozzo di Borgo et Abdel Sellou, surgissent comme une sorte de preuve à l’appui. L’expression de «chantage au vécu» reprend plus que jamais de la vigueur.

La lutte, c’est pas classe
Intouchables promeut l’union sacrée des riches et des pauvres confrontés à leur échelle aux adversités de l’existence. La fable abolit la méfiance qui règne entre classes sociales et la remplace par un mélange de bonhomie et de sans-gêne. Personne n’exploite personne et les écarts de fortune ne sont jamais un problème ou même un facteur de frustration (du côté des employés). La comédie sociale française organise régulièrement ces rencontres entre bourgeois et prolos. On l’a vu dans les Femmes du 6e étage de Philippe Le Gay, ou récemment dans Mon Pire Cauchemar d’Anne Fontaine (une galeriste d’art et un beauf alcoolo doivent cohabiter au nom de l’amitié entre leurs enfants). Le plaisir collectif pris à ce type de fiction, c’est sans doute que le conflit global entre mondes sociaux (le thème de la domination) est ramené à une série d’incompréhensions factuelles et faciles à surmonter. Les antagonismes deviennent des quiproquos, les sources de révolte finissent en éclat de rire.

L’argent, c’est gentil
Philippe est milliardaire, Driss pointe au Pôle Emploi. Mais on se saura jamais combien ça leur rapporte à l’un ou à l’autre. Ni le montant du salaire octroyé au second pour devenir l’employé du premier. Quant à l’origine de la fortune du tétraplégique logeant dans un hôtel particulier à Paris… Boursicoteur, escroc financier, marchand d’armes, héritier ? A deux reprises cependant, il est question de certaines sommes. Lors d’une estimation d’un tableau d’art contemporain (plus ou moins 50 000 euros) et, surtout, lorsqu’il s’agit de rétribuer les débuts de Driss dans la peinture : 11 000 euros pour sa première toile, le compte est bon sous nos yeux en grosses coupures. Un black payé au noir (rires ?) Sinon l’argent invisible sert à se payer une armée de domestiques, des grands restaurants, des séjours dans les palaces, des allers-retours à la montagne en jet privé, des vêtements de luxe. Pour information, la Maserati, très présente à l’écran, dans le rôle du véhicule principal, coûte environ 130 000 euros.

(...)

L’autorité, c’est grave
Driss a fait de la taule, mais il baisse la tête devant maman quand elle lui dit qu’il est un vilain garçon. Plus tard, Driss gronde son petit frère de 15 ans qui fait le dealer pour des mafieux du quartier. Il le «recadre» (le verbe est dans le film) comme il «recadre» la fille adoptive de Philippe, archétype de la gamine gâtée-pourrie qui ne respecte personne. Il remet aussi à leur place des automobilistes mal garés («Toi, Patrick Juvet, tu dégages !»). Le personnage du banlieusard foutraque, qui a des armes dans son sac de voyage et nargue les flics en roulant à 300 à l’heure sur l’autoroute, est aussi, quand ça l’arrange, le gardien sourcilleux du bon ordre. La morale à géométrie variable, assaisonnée de leçons de vie, est évidemment un ressort efficace pour tous et n’importe qui, car chacun veut la loi pour les autres et la liberté pour soi.

La culture, c’est pire
L’art contemporain ? Une imposture puisque j’en fais autant tous les matins dans ma salle de bains. La musique classique ? Un ennui à périr. L’opéra ? Une plaisanterie, d’ailleurs j’en ris. Baudelaire ? Un pensum, antidrague. Tout cela dit au nom du parler banlieue, du parler d’en bas, du parler incorrect, tous synonymes du parler vrai. Qui n’est pas du tout le fantasme d’un parler minoritaire, mais un parler dominant. Le film ne parle pas le français, il parle le TF1 en première langue et le Canal + en option travaux pratiques.

L’émoi, c’est mou
Pas besoin de micro-trottoir à la sortie des salles pour recueillir les émotions : on a passé un super-moment ensemble ; c’est distrayant ; mes enfants ont a-do-ré ; on rit, on pleure, que demander de 
plus ? Plus, toujours plus, justement. La dictature de l’émotion comme cache-misère de l’absence totale de pensée. Cet enfumage relève d’un marketing qui, bien au-delà d’un film, infeste la production culturelle majoritaire et son commentaire et fait pousser sa mauvaise graine dans le champ de la politique. Etre ému, c’est être pitoyable, ricaner et pleurnicher en masse au spectacle payant de ses propres néants et damnations. D’ailleurs le film, dans un rare moment d’égarement, le pense lui aussi, quand Philippe dit qu’il aime Driss parce qu’il est sans pitié !


D’autres succès possibles…

Par GÉRARD LEFORT, DIDIER PÉRON


Quelques propositions de suites libres de droit. Titre de travail, les Nains touchables : «Un aristo rencontre un lascar vicieux qui lui vide son compte en banque avant de le pousser sous une rame de RER.» Ou bien : «Un aristo rencontre un ouvrier bien gaulé. A la suite d’un rapport SM un peu sportif, il devient tétraplégique.» Ou bien : «Un ouvrier, pris de boisson, tombe d’un échafaudage Bouygues. Il est relevé par un grand bourgeois catholique récemment converti à l’islam intégriste qui lui donne son portefeuille d’actions Areva, ses bénéfices de spéculations sur la dette grecque et le code d’accès à son paradis fiscal. Le prolo, politisé à mort, le prend mal. Résultat : le fauteuil roulant.» Ou bien, version costumée : «Sur une île déserte, Crusoé, banquier échoué à la suite d’une croisière VIP mal préparée, se met à la colle avec Vendredi, un indigène accort et pas bégueule qui lui apprend toutes les coutumes de son beau pays. Mais les conditions sanitaires laissant à désirer, Crusoé attrape des maladies. De nouveau, fauteuil roulant, mais en bambou cette fois. Peu commode sur la plage.»