mardi 17 janvier 2012

Contre la théâtralité

Notre modeste ambition est de rendre ici succinctement compte de la pensée de Michael Fried, et plus précisément d'éclairer les concepts de modernisme et de théâtralité à travers trois articles intitulés Art et objectité, De l'antithéatralité et L'autonomie aujourd'hui : quelques photographies récentes(1).
Jackson Pollock


 Le modernisme contre le minimalisme 
Pour comprendre le modernisme, il faut paradoxalement d'abord comprendre en quoi il s'est férocement opposé - notamment par la voix énergique de Michael Fried - au minimalisme qui s'inscrivait en rupture par rapport à la sculpture et à la peinture, reprochant à cette dernière son caractère relationnel et son principe d'illusion picturale. Cette réaction est mue par l'impression que le problème fondamental de la peinture - l'organisation de motifs au sein d'une surface - s'épuise et se répète ; le minimalisme en tire donc les conséquence : il faut renoncer au plan unique.

Donald Judd
Une oeuvre minimaliste se caractérise uniquement par sa forme, elle est dénuée de texture, de patine, elle est complète, unique et indivisible. Elle ne se laisse appréhender que dans sa globalité. Comme le résume Fried, "la forme est l'objet". Ces caractéristiques fondent ce que Fried appelle "l'objectité" du minimalisme, qui est pour lui la condition du non-art, les oeuvres devant justement se distinguer du monde quotidien et matérialiste par leur usage et les comportements qu'elles engendrent.
Le second reproche que Fried pourrait leur adresser serait d'être théâtrales. Fried entend ce terme dans un sens très précis, qui signifie en l’occurrence que les œuvres minimalistes s'attachent exclusivement aux circonstances réelles de leur rencontre avec les spectateurs, d'une situation. En s'imposant comme objets mais en objets de grandes tailles, et complètement hermétiques à l'esprit, ces oeuvres installent une distance entre le spectateur et l’œuvre, tant physiquement que psychiquement ; elles font du spectateur un objet à son tour, un sujet. L’œuvre n'est complète que dans le mouvement du spectateur autour d'elle.
Robert Morris
Cette présence des objets minimalistes sur laquelle nombre de commentateurs ont insisté est une présence scénique, c'est-à-dire qu'elle s'appuie sur une pression constante imposée au spectateur et sur l'exigence de sa participation active. Leur taille les positionne en outre comme des substituts de personnes humaines avec toutes les conséquences que cela peut avoir pour les spectateurs. Le vide extérieur de ces œuvres, leur apparent mystère, fait alors supposer l'existence d'une intériorité anthropomorphique.
Enfin, l'expérience attachée aux œuvres minimales est une expérience de la durée qui s'apparente à la vie tandis que l'art moderniste revendique le fait justement de n'être pas la vie, d'être profondément conventionnel. La scission entre les deux visions de l'art devient parfaitement explicite dans ce trait de Fried, pour qui l’œuvre d'art doit avant tout être convaincante, répondant à Judd qui déclarait "une oeuvre d'art n'a besoin que d'être intéressante" : "Une accusation grave consisterait à dire qu'elle n'est qu'intéressante" !
Millet - L'Angélus

Le modernisme et la théâtralité
Michael Fried fait remonter l'antithéâtralité à Diderot et à ce qu'il appelle une tradition française de l'antithéâtralité dont Millet serait le parangon. Le principe en est simple : il s'agit de considérer le théâtre comme le lieu par excellence du spectateur, le lieu où l’œuvre est créée pour le spectateur, qui est présent au moment de sa réalisation, la performance scénique. A l'inverse, l'antithéâtralité consiste à ignorer superbement le spectateur : les personnages représentés seront absorbés dans leur tâche, parfois de dos ; le tableau trouve ainsi son autonomie dans l'opposition du théâtral et du dramatique. De même, les tableaux devront se garder de communiquer avec les spectateurs, de faire montre de gestes rhétoriques, de symétrie scénique... L'antithéâtralité réside dans la subtilité, la nuance et évite tout effet trop appuyé, toute intention d'impressionner, toute ostentation, toute artificialité. Bien sûr, les signes de la théâtralité changent selon les époques, et c'est le travail de l'historien de l'art de déterminer quels ils sont et comment les pratiques artistiques se positionnent par rapport à eux.
Parallèlement au concept d'antithéâtralité arrive le concept d'opticalité dont Manet serait le plus illustre représentant, c'est-à-dire que le tableau est toujours la conjonction d'une surface plane et d'un mode de spatialité purement visuel ou optique ; le tableau n'est appréhendable que par la vision.
Morris Louis - Alpha Pi
Cette injonction friedienne de se démarquer de la théâtralité prend place dans l'histoire du XIXème siècle comme nous l'avons déjà dit et notamment par l'obligation de l'art de se démarquer du divertissement (on retrouve ici un impératif très greenbergien), qui passe notamment par un retour à l'essence des pratiques artistiques, en l’occurrence pour la peinture, l'opticalité : la planéité du  médium et la délimitation de cette planéité (et, dans des versions plus catégoriques du modernisme, la nécessité que cette délimitation soit rectangulaire).
Jules Olitski
Le modernisme se distingue ainsi de la vie quotidienne par une scission d'avec les objets de consommations modernes, différant notamment du minimalisme par sa conception du temps : le minimalisme plaçant le spectateur dans l'expérience d'une durée, le modernisme dans une expérience de la présenteté où l'attention serait continûment tendue vers l'objet. Enfin, le minimalisme "projette et hypostasie l'objectité" et donc recrée un nouveau théâtre dans la mise en scène des corps des spectateurs.

Photographie et modernisme
Ce qui intéresse Michael Fried dans la photographie contemporaine, c'est un renouveau de la notion d'autonomie et de la question du regard. Après que le haut modernisme a été balayé par le minimalisme et l'art conceptuel, après le post-modernisme, la photographie soulève de manière intéressante la question de la frontière brouillée qui sépare l'art du non-art et, alors qu'aujourd'hui de plus en plus de photographies sont créées en vue d'être accrochées au mur (notamment par le phénomène de la "forme-tableau" conceptualisée par Jean-François Chevrier), elle pose un nouveau rapport à la politisation de l'art.
Jeff Wall - Adrian Walker
Le rapport avec le spectateur, la question du regard et l'autonomie de l'oeuvre se révèle à nouveau à monde de l'art par la photographie. Ainsi, des artistes comme Thomas Struth (par une analyse que nous avons déjà faite) ou Jeff Wall sont parfaitement représentatifs de cette tendance : Wall définit sa pratique comme "presque documentaire" par le fait que les sujets qu'il photographie jouent parfois leur propre rôle (par exemple Adrien Walker) ou, le reste du temps, ont beaucoup de temps pour se mettre dans la peau de leur personnage (par exemple, A view from an appartment a nécessité deux ans de vie quotidienne dans l'appartement pour les modèles). Wall crée des photographies certes délibérément construites mais tout à fait naturelles, à la prise de vue souvent frontale et non narratives (ce qui est saisi est plus l'instant qui résulte de tout un temps de préparation, un aboutissement plutôt qu'un temps intermédiaire ou la compression d'une histoire). Enfin, les photographies de Jeff Wall jouent toujours avec l'autoréférentialité, l'exemple le plus simple étant l'analogie de la fenêtre avec la présentation des photographies en caissons lumineux ou encore la présence de la technique dans ses photos comme image de la technique nécessaire pour faire et pour voir ces mêmes photographies.
Jeff Wall - A view from an appartment
Pourtant, il serait faux de prétendre que ces artistes reviennent à un modernisme classique : faisant toujours des photographies et non des tableaux, ils posent de nouveaux rapports à l'oeuvre d'art et tiennent compte aussi des mouvements qui les ont précédés, notamment par la position post-minimaliste du "devoir-être-vu" que conceptualise Fried pour expliquer la sélection d'un instant particulier comme image à montrer au spectateur, alors nécessairement pris en compte.



(1) Ces trois articles sont issus du recueil Contre la théâtralité, 2007, Paris, Gallimard

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