mardi 31 janvier 2012

Kafka versus Welles : le duel des titans. A propos de l'adaptation cinématographique du Procès. 2ème partie.

Cet article fait suite à l'article publié précédemment.

L'ordre des chapitres lui-même a fait l'objet de débats car Kafka les écrivait sur des feuillets séparés ; savoir si tel chapitre devrait se trouver à telle ou telle place ne nous intéresse guère dans le cas présent, mais nous permet de remarquer le caractère éclaté, fragmenté du récit, qui participe grandement de ce sentiment de destabilisation du héros, mais aussi, bien sûr, du lecteur. Un récit flou, incertain, disions-nous. Ainsi, quasiment tous les chapitres débutent-ils par une indication temporelle flottante, indéfinie, qui ne permet pas de déterminer exactement quelle est la durée réelle du récit.
Chapitre 2 : " Les jours suivants..."
Chapitre 4 : " K attendait de jour en jour la semaine suivante... "
Chapitre 5 : " L'un des jours suivants..."
Chapitre 6 : " Un après-midi..."
Chapitre 7 : " Un jour d'hiver..."
Chapitre 10 (l'ultime chapitre) : " La veille de son trente et unième anniversaire..."

Plongée en apnée. Orson Welles, au contraire, choisit l'option de la plongée en apnée : tous les événements s'enchainent, toutes les situations se suivent, ne laissant aucun répit, ni au héros, ni au spectateur. Il n'y a pas de discontinuité, de fragmentation, tout est donnée, directement ; il n'y a pas cette sensation de temps qui s'écoule, du temps qui s'échappe, du temps qui se dilate, il y a seulement le temps factuel, qui marque une situation. Cela nous rappellera certains films, comme After Hours, par exemple, qui ne sont, finalement, qu'une suite de gags burlesques.



Bande-annonce After Hours (Martin Scorsese, 1986)

Paradoxalement, cette plongée dans ce qui semble, ce qui pourrait être un cauchemar - Orson Welles emploie d'ailleurs ces termes de "rêve" et de "cauchemar" à l'issue de la première séquence, celle de la parabole du gardien (que Kafka, il est intéressant de le noter, place au chapitre 9 de son livre) - s'inscrit dans un processus plus large de "re-réalisation" du récit ; c'est à dire qu'Orson Welles souligne chaque élément, exagère chaque donnée - ce à quoi l'on assiste, c'est à une véritable hypertrophie diégétique.
Kafka se plait à montrer, dans toutes ses oeuvres, des situations qui ne sont pas "normales" - il met en scène des personnages qui entretiennent entre eux des relations pour le moins troublées, et troublantes.
Prenons l'exemple de la femme dans l'oeuvre de Kafka. Que ce soit dans Le Château, avec la figure de Frieda, qui, travaillant à l'auberge, est humiliée, et dont s'entiche K., l'arpenteur,  et qui accepte de vivre avec lui dans l'école, et qui le trompe, et qui le manipule, qui semble aimer et détester K. tout à la fois - la réciproque étant vraie - ; que ce soit dans En Amérique, avec cette femme qui séduit le héros, héros qui se retrouve plus ou moins enfermé dans un appartement avec deux amis de cette même femme, mais qui, en même temps, ne tente pas réellement de s'échapper, ou encore, dans Le Procès, avec Leni, l'infirmière de l'avocat, qui fricote avec K., et dont on apprend ensuite qu'elle éprouve une fascination quasiment maladive pour tous les accusés qui défilent chez l'avocat, mais qui aide tout de même K., sans que cela ne paraisse relever de la manipulation pure, la femme, disions-nous, a un rôle important et ambigü dans les relations qu'elle entretiennent avec les héros.
Or, que fait Orson Welles ? Il transforme ces rapports complexes en vaudeville.
Il transforme Leni en roulure, qui dit à Joseph K. "Je vais vous faire l'amour et vous ne pourrez plus me quitter". Et, tandis que dans le livre, K. quittait tranquillement la maison, pour se retrouver sous une "légère pluie" - alors qu'Orson Welles, pour appuyer ses effets expressionnistes, fait gronder l'orage et tomber les éclairs sous une pluie battante -, Joseph K., dans le film, fuit à travers la maison pour échapper à l'avocat, après avoir batifolé dans les dossiers épars de l'avocat - l'amant est dans le placard, ciel mon mari, etc.


Le Procès d'Orson Welles 5/9

Ce goût de l'exagération, de l'enflement, on le retrouve dans la scène du peintre Titorelli. Orson Welles insiste lourdement sur la présence des fillettes qui, derrière les barreaux, fixent les deux hommes ; métaphore de la surveillance généralisée, de l'ordre totalitaire qui voit tout, entend tout, qui asphyxie, qui enferme. La logique Welsienne est respectée ; mais au prix de quelles lourdeurs, de quelle force démonstrative. C'est bien là tout le problème d'Orson Welles : il est démonstratif, il assène. Tout, chez lui, est démesuré ; il en devient grandiloquent, hypertrophié.
Regardons la scène de l'avocat : que voit-on ? Nous voyons une maison aux proportions démesurées, un labyrinthe baroque dans laquelle va se jouer une véritable tragi-comédie. Et quand vient le moment de l'humiliation de l'avocat, alors c'est un véritable feu d'artifice...
Une dialectique de l'affrontement. Ce qui frappe;, c'est qu'Orson Welles se situe perpétuellement dans une dialectique de l'opposition, de la polarisation : petitesse/grandeur, apparence/réalité, Joseph K./les autres, etc. Il ne connait pas la demi-mesure, car son art est démonstratif ; il illustre une thèse, ce qui n'est pas le cas de Kafka. Le cinéma est peut-être, comme le dit Jacques Rancière, "un art du sensible", mais ce n'est pas du tout la vision qu'en a Orson Welles, du moins dans ce film ; cherchant à rendre expliquable et explicite ce qui, dans le roman, ne l'est pas, et n'a pas vocation à l'être, il agit comme quelqu'un qui chercherait à enlever le "voile" qui rend les photos de David Hamilton vaporeuse - ceci dit sans préjuger de la qualité ou non des clichés de notre ami Hamilton. 
David Hamilton, Jeune Femme

       
    David Hamilton, Lever de soleil à Tahiti




















Pour terminer, et puisque l'on parle d'art démonstratif, il nous reste à nous pencher sur la fin des deux œuvres, qui condensent, qui cristallisent presque entièrement la pensée des deux artistes et illustrent de manière quasi parfaite notre propos.
Tout d'abord, la scène de la cathédrale. Tandis que, chez Kafka, cette scène est vue comme une scène de dialogue entre Joseph K. et le prêtre, qui parlent quasiment d'égaux à égaux, commentant la parabole du gardien (1), Orson Welles, au contraire, met en scène un affrontement avec Joseph K., qui gesticule en rasant les murs et en cherchant la porte, et qui finit par rencontrer l'avocat, dans cette même cathédrale ; rencontre qui donnera lieu à une espèce d'affrontement finalement assez verbeux et, encore une fois, grandiloquent et démonstratif. 





Au final, la réflexion sur la parabole est presque entièrement occultée, ne livrant qu'un pâle reflet de ce qui se passe dans le livre ; et quant à cette phrase que lance Joseph K au prêtre qui l'appelle "mon fils" quand il sort, elle ne réjouira que quelques esprits naïfs. "Je ne suis pas votre fils", répond K.
La belle affaire. Quelle portée subversive, mon Dieu ! Ce rejet commun d'un ordre social totalitaire et du prêtre hypnotiseur de foules, qui légitime cet ordre ; cette dénonciation corrosive du sabre et du goupillon, quelle audace ! Sérieusement, qui ne voit pas l'extrême pauvreté du discours d'Orson Welles ?
Quant à la toute fin du film, elle ne fait, hélas, que confirmer notre propos. Encore une fois, Orson Welles mise tout sur l'opposition entre Joseh K. et ses bourreaux.
Il est dit dans le livre que 
« K. marchait entre eux tout raide ; ils formaient maintenant à eux trois un tel bloc qu'on n'aurait pu écraser l'un d'entre eux sans anéantir les deux autres. Ils réalisaient une cohésion qu'on ne peut guère obtenir en général qu'avec de la matière morte" (2) 
Tout l'intérêt réside ici dans l'intrication entre l'acte du bourreau et du condamné ; l'un ne s'oppose pas à l'autre, ils se mélangent de manière irréfragable ; ce qui compte, c'est leur proximité. 
« Complètement d'accord désormais, ils s'engagèrent tous les trois sur un pont baigné par le clair de lune ; les messieurs obéissaient déjà docilement à ses moindres mouvements ; quand il se tourna vers le parapet, ils suivirent son indication et firent front à la rivière. [...]
"Je ne voulais pas m'arrêter", dit-il à ses deux compagnons, un peu honteux de leur docilité. [C'est nous qui soulignons] (3)
Le cinéaste, lui, on l'aura compris, met l'accent sur la contrainte exercée sur Joseph K. Mais ces bourreaux, qu'ils sont lâches ! Ils n'osent même pas égorger Joseph K. ! Et Orson Welles de nous montrer avec ostentation le couteau qu'ils se passent de l'un à l'autre, et qui brille sous la lumière blafarde de la lune. Joseph K. est obligé de les enjoindre de le tuer ; mais ils n'osent pas, les pleutres, et battent en retraite. Belle métaphore d'un régime totalitaire, qui sait qu'il a tort, qui n'ose pas regarder ses sujets en face, pour n'avoir pas lui-même à se confronter à la réalité, et qui sait qu'il a perdu. Etc., etc. 
Joseph K., dans le film, sait qu'il, finalement, est dans son droit ; il se permet alors de renvoyer le bâton de dynamite que lui ont lancé les bourreaux. 
«  Je suis heureux qu'on m'ait donné ainsi ces deux messieurs à demi-muets qui ne comprennent rien, et qu'on m'ait laissé le soin de me dire à moi-même ce qu'il faut » (4)
« Comme une lumière qui jaillit les deux battants d'une fenêtre s'ouvrirent là-haut : un homme [...] se pencha brusquement dehors, en lançant les bras en avant. Qui était-ce ? Un ami ? Une bonne âme ? Quelqu'un qui prenait part à son malheur ? Quelqu'un qui voulait l'aider ? Etait-ce un seul ? Etait-ce tous ? Y avait-il encore un recours ? Existait-il des objections qu'on n'avait pas encore soulevées ? Certainement. La logique a beau être inébranlable, elle ne résiste pas à un homme qui veut vivre. Où était le juge qu'il n'avait jamais vu ? Où était la haute cour à laquelle il n'était jamais parvenu ? Il leva les mains et écarquilla les doigts.
Mais l'un des deux messieurs venait de le saisir à la gorge ; l'autre lui enfonça le couteau dans le coeur et l'y retourna par deux fois. Les yeux mourants, K. vit encore les deux messieurs penchés tout près de son visage qui observaient le dénouement joue contre joue. 
« Comme un chien » dit-il, c'était comme si la honte dût lui survivre. (5)
Ce dernier extrait, et plus particulièrement cette ultime phrase, qui clôt l'ouvrage, expriment parfaitement les sentiments, le malaise qui peuvent étreindre l'homme : la sensation qu'il reste quelque chose à faire, sans que l'on sache quoi ; le sentiment d'appartenir à une communauté, mâtiné de celui de la solitude qui nous étreint ; et enfin, l'indignité ultime de celui qui meurt sans parvenir à se juger réellement, et découvrir le véritable rôle qu'il a joué. 
Rappelons-nous la fin de 1984, de Georges Orwell. A la fin, il est dit que le héros, je ne me souviens plus de son nom, "aimait Big Brother". "Il aimait Big Brother", lui qui, dans le livre, tente d'y échapper. 
George Orwell décrit précisément un ordre totalitaire, - peut-être est-ce lui que Welles aurait dû adapter - tandis que Kafka, à mon sens, pas du tout - d'autant plus qu'il n'a pas connu les régimes totalitaires lors de la rédaction de son livre, vers 1914 - ; cependant, leur vision pessimiste respective se rejoint : l'homme n'échappera jamais au système, que ce soit le système politique, ou social, ou encore, plus simplement, le système, les méandres de sa pensée - ce qui est encore plus désespérant dans le cas de Kafka ; car lutter contre un système, c'est possible, mais quant à lutter contre soi...


Pour finir, voici la scène finale d'un film qui, dans son genre, rejoint les préoccupations de Kafka. Qu'est-ce qu'exister ? Comment exister ? Pourquoi exister ?






                                             Scène finale de Damnation (Bela Tarr, 1988)




1.  "Le gardien a trompé l'homme, dit aussitôt K., que l'histoire avait vivement intéressé.
     - Ne te hâte pas de juger, dit l'abbé, n'adopte pas sans réflexion les opinions des étrangers. je t'ai raconté l'histoire dans le texte de l'Ecriture. On n'y dit pas que l'homme ait été trompé.
     - C'est pourtant évident, dit K. Le gardien n'a parlé que quand il a été trop tard.
     - Il n'avait pas encore été interrogé, dit l'abbé, songe aussi qu'il n'était qu'une simple sentinelle et que comme sentinelle il a fait tout son devoir.
     - Pourquoi crois-tu qu'il a fait tout son devoir ? demanda K. Il ne l'a pas fait. Son devoir était peut-être d'éloigner les étrangers, mais il aurait dû laisser passer cet homme auquel l'entrée était destinée.
     - Tu ne respectes pas assez l'Ecriture, tu changes l'histoire, dit l'abbé. (etc., etc. Extrait tiré de la page 265 de l'édition Folio Classique)

2. Page 275

3. Page 277

4. Page 276 

5. Pages 279-280

7 commentaires :

  1. il s'appelle Winston.
    Ensuite, je ne peux pas laisser dire du mal d'After Hours, qui est un film formidable.
    Enfin, peut-être est-ce là le procès de toute adaptation cinématographique d'un roman, peut-être est-ce là la démonstration d'une pauvreté congénitale ; ou bien plutôt d'un ordre différent et ne pouvant se comparer directement. Le jeu des reprises est un jeu compliqué, il faudrait en trouver une qui soit réussie. Je pense notamment à Un roi sans divertissement, mais je crois qu'il est aussi bien moins puissant que le roman...

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  2. quand j'ai dit qu'il ne s'agissait que d'une suite de gags burlesques j'exagérais bien sûr quelque peu ; je mettais surtout en relation deux structures qui me paraissent, sinon être identiques, du moins posséder des points communs.
    En ce qui concerne la question de l'adaptation d'une oeuvre littéraire au cinéma, il est bien évident qu'il ne peut s'agir d'une adaptation à l'identique, qu'il y aura forcément une "trahison" ; mais, dans le cas d'Orson Welles, je pense qu'il s'agit d'une adaptation ratée qui appauvrit de manière extraordinaire le propos du livre.
    Quant à Un roi sans divertissement, le film est plutôt bon, mais le livre est effectivement incroyablement plus puissant.

    "La littérature a découvert qu'avec le temps des phrases et des chapitres il y avait mieux à faire que de scander les étapes par lesquelles des individus arrivent à leurs fins : trouver la richesse, conquérir une femme, tuer un rival, s'emparer du pouvoir. il était possible de restituer dans sa densité un peu de ce qui faisait l'étoffe même de leur vie : comment l'espace en eux se faisait temps, les choses senties émotions, les pensées inerties ou actes. La littérature avait dans cette tâche un double avantage. D'un côté elle n'avait pas à soumettre ce qu'elle peignait à l'épreuve du regard, de l'autre, elle pouvait franchir la barrière du regard, nous dire comment la personne derrière la croisée recevait ce qui entrait par la fenêtre et comment cela affectait sa vie. Elle pouvait écrire des phrases comme "toute l'amertume de l'existence lui semblait servie dans ctte assiette" où le lecteur sentait d'autant mieux l'amertume qu'il n'était pas obligé de voir l'assiette. Mais au cinéma il y a une assiette et pas d'amertume".
    (Jacques Rancière, Bela Tarr, le temps d'après).

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  3. Le grand inquisiteur3 février 2012 à 20:36

    Surtout, n'écris plus jamais "au final" qui sonne gauche-bobo-france-inter et qui, de plus, est incorrect.

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  4. d'accord, maître.
    (par contre, je ne comprends pas en quoi ça sonne gauche-bobo-france-inter, et je vous prie de m'en excuser).

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  5. Le maître à raison de te sermonner à propos d'After Hours. Je ne le trouve pas formidable, mais justement le traitement du temps y est intéressant. Si, le temps s'y dilate, et s'échappe. On ne peut d'ailleurs paradoxalement pas mieux faire au cinéma pour figurer un temps qui s'échappe que de refuser les ellipses. La fragmentation étant l'aspect "normal" du temps au cinéma, la contrarier c'est déformer ce temps. A mon humble avis...
    En plus c'est pas des gags consensuels. Nous aussi on commence à aimer un peu moins quand ça tourne au sordide. D'ailleurs ce n'est pas du tout prévu par la bande annonce, qui, en ce sens, déchire tout. Et puis ça met en scène toute l'horreur de la comédie : le fait que la peur terrible d'un personnage puisse nous faire rire aux larmes, le gouffre des sentiments non partagés.
    Tout compte fait, je le trouve assez formidable.

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  6. Pour les adaptations réussies, je pense aux Liaisons dangereuses de Roger Vadim. Et sinon, Taxi Driver me parait une superbe prolongation d'Erostrate, bien que je n'aie jamais lu qu'il en soit inspiré.

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  7. C'est trop cool After Hours !

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