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samedi 6 décembre 2014

D'une exposition : Catherine Poncin. Impressions pèle-mêle, ou pèle-mêle d'impressions.

Excellente exposition à la galerie des Filles du Calvaire, avec la présentation du travail de Catherine Poncin.


Catherine Poncin : Arcadie, Vence, 2014. 


L'artiste s'inspire de tableaux classiques illustrant de grand mythes (l'Arcadie, Sisyphe, Abel et Caïn, etc.) qui côtoient, sur une même surface, ses propres photographies. Au-delà de l'indéniable beauté formelle du résultat, ce travail est intéressant en ce qu'il renouvelle la tradition de ces mythes. Nuançons : plutôt que de les renouveler, il s'agirait plutôt de se demander de quelle manière l'on peut mettre ces mythes en image aujourd'hui. La subtilité de ce travail est qu'il évite des écueils trop rarement esquivés : l'artiste ne les revisite pas, ne les actualise pas, elle ne joue pas avec eux, ne tombe pas dans l'anecdote "lol cat" qui est souvent la plaie de beaucoup de pseudo-artistes contemporains  - il n'est qu'à voir l'exécrable travail de Sacha Goldberger, qui fusionne images de super-héros ou de personnages de la pop-culture dans l'esthétique de la peinture flamande.





















Les images de Sacha Goldberger plairont peut-être à quelques geeks attardés mais semble de peu d'intérêt : une fois dépassé l'aspect "lol" et tape-à-l'oeil de la fausse bonne idée, on se rend bien compte que ces images ne disent rien.

Il en va tout autrement du travail de Catherine Poncin.
Rappelons-nous pour commencer ce que Mircea Éliade disait du mythe : "Le mythe raconte une histoire sacrée ; il relate un événement qui a eu lieu dans le temps primordial, le temps fabuleux des commencements". Toute la tension du mythe, à mon sens, réside dans cette dialectique du temps passé et du temps présent : comment un récit mythique, qui a une fonction de récit structurant, a-t-il traversé les âges et se perpétue-t-il de nos jours ? Comment appréhender un récit mythique vieux de plusieurs centaines, milliers d'années ? Quels sont les supports de sa perpétuation ? De quelles manières le perçoit-on aujourd'hui, comment le concilie-t-on avec notre vision moderne ?
Dans le cas présent, Catherine Poncin s'intéresse à deux types de mythes : gréco-romains et judéo-chrétiens, dont l'on peut considérer qu'ils forment l'essentiel de l'imaginaire de notre civilisation occidentale.

Catherine Poncin, Petra, Abel et Caïn, 2014



Il est tout à fait intéressant de noter que ces mythes nous ne les connaissons, dans le fond, qu'au deuxième degré : c'est à dire que nous ne les appréhendons pas par les textes qui les ont fixés, mais par les images qui les ont illustrés. Peu de gens, finalement, ont lu le récit de la crucifixion de Jésus ; et plutôt que de parler de récit, il faut parler de récits au pluriel, puisque la vie de Jésus est racontée dans les quatre Évangiles. (Et si la peinture classique a montré la plupart du temps Jésus portant sa croix, cette version n'existe que dans l'Évangile selon Saint-Jean ; dans les trois autres, c'est Simon de Cyrène qui porte la croix de Jésus. Pourtant c'est bien l'image de Jésus portant sa croix qui s'est imposée - parce qu'elle était, finalement, bien plus frappante).


Biagio d'Antonio, Le portement de croix, vers 1500, 1,9 x 1,9 mètres, musée du Louvre



De même, nous ne lisons que très peu les textes mythologiques grecos-romains : Hercule, Ulysse, Iphigénie, Romus et Romulus, etc., etc., nous parviennent soit par l'apprentissage à l'école - notamment par le biais de l'étude des pièces classiques du XVIIè siècle -, soit par les peintures, soit, pour les épisodes les plus fameux, par les péplums - avec dans ce dernier cas une focalisation sur les grands héros et les grandes batailles.
Nous ne connaissons ainsi finalement des mythes que leur version illustrée - pour la peinture, je l'exprimerai grossièrement, à partir du XIIIème siècle.

Catherine Poncin, Virginie, Actéon, Diane, d'après Cranach l'Ancien, 2014

Finalement, ces versions illustrées des mythes sont devenues les mythes eux-mêmes : le Jésus que nous connaissons n'est pas véritablement le Jésus des Évangiles, mais le Jésus qui, au fil du temps, s'est trouvé interprété, transformé par la tradition, pour finalement se fixer. Après tout, c'est là la fonction du mythe : constituer un matériau de base dont les sociétés s'emparent pour fixer leur imaginaire - leur morale, pourrait-on même dire.
Or qu'en est-il des mythes aujourd'hui ? L'intérêt du travail de Catherine Poncin est justement de raccorder
a/le mythe antique,
b/ le mythe "classique" - tel qu'interprété "classiquement"
c/ et l'aujourd'hui, l'inscrivant dans notre espace sensible contemporain, non pas en le modernisant ou en grimant des jeunes d'aujourd'hui en Moïse, ou en usant de métaphores ou d'allégories douteuses, mais en montrant, au sein même de l'image, comment tous ces temps peuvent se raccorder.

Kandinsky, dans Du Spitiruel dans l'art, et dans la peinture en particulier, disait que "la musique dispose du temps, de la durée. La peinture, si elle ne dispose pas de cet avantage, peut de son côté donner au spectateur tout le contenu de l'oeuvre en un instant, ce que ne peut donner la musique" [1].
Ce qui est très frappant dans les oeuvres de Catherine Poncin, c'est justement ce rapport assez inhabituel au temps : l'impression d'une continuité qui prend garde à ne pas fusionner ; les temporalités restant distinctes mais se coudoyant irrésistiblement, s'entremêlent, chacune conservant son identité propre. 
Les tableaux de l'artiste sont finalement des propagateurs d'espace-temps, initiant un continuum d'espace sensible entre l'antique et le moderne, et je lui en suis infiniment reconnaissant. 


Par ailleurs la photographie est un langage.









1. Du Spirituel dans l'art, et dans la peinture en particulier, éd. Denoël, Folio Essai, page 99

jeudi 19 décembre 2013

Natacha Nisic, le documentaire dans les interstices

Natacha Nisic, artiste vidéaste et documentariste française, présente du 15 octobre 2013 au 26 janvier 2014 différents projets dans son exposition Echo, au Jeu de Paume à Paris.
   
Au bout de la rampe d’accès qui mène à l’espace qui lui est consacré, on peut déjà voir une douzaine de courtes vidéos montées en boucle : l’artiste a filmé au Super 8 des mains de différentes personnes, âges et sexes confondus, exécutant divers gestes triviaux (éplucher un fruit, tricoter, dépouiller une fleur, se laver et s’essuyer, etc.). Le tout projeté sur douze écrans télé de petit format, ramenant quasiment les mains portraiturées à l’échelle 1.

La première salle est consacrée au projet en cours de l’artiste : Andrea en conversation. Il s’agit ici de neuf écrans de télévision haute définition, posés à même le sol et devant lesquels sont placés quelques coussins invitant les visiteurs à s’asseoir. Les écrans sont disposés de telle sorte que l’on ne puisse pas tous les embrasser d’un seul regard, mais il est possible selon l’angle d’en voir trois en même temps.

Dans la seconde salle que divise une cimaise, on découvre deux projets sur le Japon. Sur la gauche, un mur de trois écrans projette les vidéos formant le film e (qui signifie image en japonais), réalisées à la suite d’un tremblement de terre violent ayant eu lieu à Fukushima en 2008. Elles sont composées de témoignages de quelques habitants qui ont vécu la catastrophe, et de travellings de paysages, d’images enregistrées depuis un avion, de zooms (sur le sol particulièrement), qui en montrent les dégâts. Sur les trois écrans, les images sont alternativement identiques et simultanées ou en décalage, ou définitivement différentes les unes des autres. Seuls les sous-titres sont identiques et synchrones.

f - 2013
 Projection vidéo HD, couleur, son, 17 min 37 s



    Leur font face deux fresques dessinées, de silhouettes humaines revêtues de tenues anti-radioactives. L'artiste dit, pour sa pièce Fukushima, avoir reporté aux crayons de couleur des photos de presse des ouvriers de la Centrale Tepco, ces futurs hibakushas.
    Sur la droite, un large écran unique projette le film f, tourné en 2013 à Hisanohama, ville côtière de la préfecture de Fukushima, durement frappée par la triple catastrophe du 11 mars 2011. Il s’agit d’un long travelling sur le paysage ponctué de temps en temps par le contrechamp instantané offert par des miroirs soigneusement disposés sur la trajectoire de la caméra. On peut ainsi voir le bord de mer qui semblait normal, et simultanément les ruines de la ville à l’arrière-plan, et vice-versa.



Andrea en conversation

III. Les soins

Les neuf vidéos de cette installation retracent partiellement le parcours d’une jeune allemande contemporaine, originaire de Bavière, Andrea Kalff, que diverses circonstances ont menée à se convertir au chamanisme coréen, mis en rapport avec des extraits de films d’archives du père Norbert Weber, datant de 1925 et tournés en Corée sous occupation japonaise.

L'histoire
Ce fut par pur hasard que Andrea, jeune femme moderne de confession catholique, mère de trois enfants, âgée alors d'une trentaine d'années, fit la rencontre de Kim Keum-hwa. Celle-ci est grande chamane, élue "trésor national" en Corée où elle est considérée comme une bienfaitrice et la guérisseuse de tous les maux. Lors d'un colloque de présentation du chamanisme coréen se tenant en Autriche, Kim Keum-hwa, venue pour former de nouvelles recrues, repéra Andrea à qui elle annonça qu'elle était atteinte de byeong, la maladie de la chamane (mudang en coréen). C'est-à-dire la maladie initiatique, qui révèle au chamanisme. 

VII. Le pays du matin calme
Film d'archive de Norbert Weber
Photogramme
(Une danse chamanique kut pour soigner un patient atteint de fièvre)

Sceptique, la jeune femme ne prêta guère attention à ces propos qui lui parurent décousus et irrationnels. Mais deux semaines plus tard, elle apprit qu'elle était atteinte d'un cancer de l'utérus, à un stade assez avancé. Au lieu de choisir un traitement chimio ou radio-thérapeutique, elle se tourna vers le chamanisme, en contradiction avec son monde et son éducation catholique. Elle réalisa même un premier voyage en Corée pour être initiée à cette religion encore très vivante là-bas.
Elle engagea ainsi un combat non seulement contre la maladie mais également contre son passé, ses "fantômes", les traumatismes inavoués jusqu'alors (un frère gravement blessé au cours d'un accident, resté longtemps dans le coma, décédé depuis ; d'une incompréhension mutuelle avec ses parents qui a conduit à la rupture de leurs liens ; des membres de sa famille déjà atteints de cancers...). Dans une des interviews, elle avoue avoir eu depuis son adolescence des moments de grande faiblesse morale, que par la suite ses enfants arrivaient à ressentir et extériorisaient eux-mêmes de manière assez inquiétante et troublante ; et entendre des voix qu'elle prenait pour des hallucinations.
Aujourd'hui ayant parfait sa formation de mudang auprès de sa mère spirituelle Kim Keum-hwa, et réussi sa "confirmation" lors d'une cérémonie rituelle, Andrea écoute ses voix intérieures et celles de ses patients pour les soigner. C'est à son tour elle-même qui forme de nouveaux chamans en Allemagne et en Autriche.

IX. La Confirmation
Les lames ont été affûtées en secret.
Andrea montera sur deux couteaux ainsi préparés, pieds nus.

Le père Norbert Weber quant à lui, était un missionnaire du début du XXème siècle. En Corée, il tenta donc de répandre la religion catholique dans un pays où le chamanisme était encore tout à fait commun. Il assista à des cérémonies qu'il filma et dont il cacha les pellicules pour éviter la censure nippone.


 

lundi 7 janvier 2013

documentation céline duval

(Cet article s'inscrit dans mes recherches sur l'archive et la collecte d'images. Il s'agit ici d'un compte-rendu d'exposition)


 documentation céline duval, sans majuscule s'il vous plaît, est son nom complet d'artiste. (1)
  Connue notamment pour ses travaux éditoriaux, elle a réalisé différentes publications, allant de ses Revue en quatre images, ses Cahiers d’image en collaboration avec Hans-Peter Feldmann, des livres à des commandes. (2)


  Outre son travail de publications et d’édition, elle mène, entre 1998 et 2010, un projet vidéo qui se décline en une soixantaine de courts-métrages (format de 3 à 15 minutes) : Les allumeuses. Elle se filme en train de jeter au feu (en hors-champ) des tas d’images, tirées de magazines ou de publicités, soigneusement sélectionnées et triées par thématique (par exemple : Manger, Boire, Avec les yeux cachés, De dos, etc.) et sur lesquelles on peut voir des personnages - de jeunes femmes aguicheuses, en grande majorité - «allumer» le spectateur. 


 


  Tour à tour guetteuse, chasseuse, fouineuse, cueilleuse, collectionneuse et échangeuse d’images, documentation céline duval produit elle-même très peu d’images et opère ses collectes dans :
- le fond familial
- les revues et magazines
- les marchés aux puces et vide-greniers
- sur Internet, par le biais des forums
- lors de rencontres qu’elle organise elle-même
  Une fois sa moisson faite, elle les classe et les archive par thématiques.
 
  Dans un premier temps, sa recherche fut axée sur la mode et la publicité, pour s’en détourner au fur et à mesure et se diriger vers l’archive familiale et l’image amateur.
Invitée par La Cuisine (3), documentation céline duval a réalisé une résidence intermittente d’avril à juillet 2012 à Nègrepelisse. Ce n’est pas uniquement dû à la connotation culinaire du Centre et des thématiques qui s’y traitent que documentation céline duval a axé son travail sur la nourriture et la photographie : elle étudie, en collaboration avec la SFP (Société Française de Photographie), les liens étroits qui unissent la chimie photographique à la cuisine (albumine, gélatine des autochromes). 
  Elle a organisé des rencontres «Albums de famille» et travaillé avec dix-huit familles de Nègrepelisse. Elle était alors en quête de photographies où l’ambiance est conviviale, festive, et a ainsi fait son choix parmi les nombreuses images de repas de famille, de fêtes mais aussi, dans le souci d’offrir une vision des activités de la ville, de l'agriculture et de la viticulture.


  Pour l’artiste, l’appropriation de ces images passe par :
- le choix des images
- le travail de numérisation, de dépoussiérage afin d’ôter tout aspect affectif ou nostalgique des vieilles photos et d’entrer dans l’image pure
- les connexions qu’elle établit entre elles
- le travail d’accrochage


  Ici, les photos ont été réimprimées sur papier fond-bleu et collées au mur comme un papier-peint (écho à cet art domestique), sur le principe d’un jeu très répandu dans les foyers : le Scrabble. Jouant par là à des croisements de motifs ou de thèmes.
Une ligne de photographies de tracteurs croise une colonne de pièces-montées sur l’image d’une pièce-montée en forme de tracteur.
  Buffet froid est une autre installation, composée d’une table recouverte intégralement de livres de cuisine, récoltés (en réalité empruntés) sur place.
L’artiste nous invite à une dégustation des images en nous déroulant un véritable menu, fluide au regard : les livres sont ouverts sur les pages illustrées, et chacun offre une part de cet immense banquet. Les ayant disposés de manière réfléchie, l’artiste nous propose de revisiter les standards de l’imagerie culinaire, qui comme tout, évoluent avec le temps : les couleurs surannées, les mises en scène dépassées, les recettes à l’ancienne... Tout entre en écho avec les natures mortes de la peinture flamande.


  Elle crée aussi un clin d’oeil à la deuxième installation qui n'est autre qu'une fausse cheminée, en ayant disposé en face des livres ouverts sur des images de plats cuits au feu de bois ou dressés près d’un âtre.
  Son installation est tapissée d’un papier-peint à choux dégoulinants de crème, dans laquelle brûle une télévision (hertzienne, et qui pour le coup, ne fonctionnait pas) : y sont diffusés trois courts-métrages de la série Les allumeuses, en rapport avec l’exposition : Manger et Boire.
  Le papier-peint, réalisé par la graphiste Myriam Barchechat, invitée par documentation céline duval, symbolise un dégoût, un écoeurement, la fin d’une adhérence à ces images lisses et glacées des magazines. Ce que confirme les vidéos ; bien que le fait de filmer la destruction (en hors-champ) des coupons de papiers les sauvegarde, les protège de l’oubli.
De chaque côté de La cheminée, on peut voir une image : sur la gauche il s'agit d' Autoportrait par procuration : une jeune fille portant un T-shirt à son nom, Céline, photographiée derrière la barre de navigation de la Belle Poule ; tandis que sur la droite, on trouve un poster de Myriam Barchechat représentant un trophée en chocolat blanc, pièce réalisée par un maître-pâtissier de la ville.
  Les délices de l’écran est une œuvre en collaboration avec Alice Laguarda, auteur du livret qui a donné naissance aux tilts de documentation céline duval.
  Les textes recensent quelques films où se déroulent des scènes qui ont un fort rapport à la nourriture, et les analyse pour révéler toutes les tensions et les pulsions sous-jacentes, la sensualité omniprésente entre corps et nourriture.
documentation céline duval s’est basée sur ce choix pour mettre en place ses tilts : la confrontation d’une image amateur collectée sur Nègrepelisse et d’une capture d’écran des films analysés, qui se ressemblent formellement (dans la composition, le cadrage, les couleurs) ou thématiquement.
  L’artiste a ensuite réalisé des magnets avec les images capturées et disposé les photos amateur sur des plaques émaillées censées rappeler des portes de frigidaires. Le film connu devient produit dérivé, produit de consommation, déjà diffusé, déjà digéré.


  Ce que je reproche à ce travail mené pendant la résidence, c'est la littéralité des œuvres, à mon avis très limitative dans l'interprétation et la subversion. J'ignore si cet aspect est uniquement dû au fait que le projet s'est réalisé lors d'une résidence d'artiste, que les villageois ont été amenés à contribuer très largement au travail de documentation céline duval, qu'il est difficile de travailler une matière pour laquelle d'autres ont beaucoup d'affection, qui sont sur place, sans tomber ni dans la dérision ni dans le détournement non souhaité.
  L'espace d'exposition (une salle de la médiathèque) contribuait à me donner cette sensation d'amateurisme, cette idée d'aller à la rencontre d'un public moins averti, mal habitué peut-être, de faire de l'art contemporain à la campagne puisque c'est à la mode ; et ce malgré tout le soin porté à l'accrochage.
Ne connaissant pas la majeure partie du travail de documentation céline duval, à savoir ses éditions et publications, je ne peux porter un jugement que sur cette exposition.

 


1. Artiste française, née en 1974, ancienne élève des Beaux-Arts de Nantes, elle est représentée par la galerie Sémiose.    

2. à voir sur son site : doc-cd.net  dans les rubriques Publications et Livres Uniques.

3. Centre d'art et de design, La Cuisine, à Nègrepelisse, en attente actuellement de son lieu d’exposition. Petit détail mais pas des moindres puisque le bâtiment qu’ils font construire est situé sur les ruines de l’ancien château de la petite ville. Ils proposent donc aux artistes de travailler sur les thèmes plus que récurrents de la mémoire, de l’archive et de la confrontation passé/présent. 
 

jeudi 1 novembre 2012

Walker Evans, American photographs -partie II-

Walker Evans, Penny picture displays, 1936

American photographs peut être perçu comme un livre qui ne traite pas d'un sujet prédéfini, mais qui organise un matériau, une collection d'images. Walker Evans devient le modèle même de l'artiste collectionneur et c'est ainsi qu'il se qualifie : « Les artistes sont, je crois, de manière figurée des collectionneurs. J'ai déjà signalé que mon œil collectionne. Tout bon collectionneur le fait. L'homme qui s'intéresse aux premières éditions françaises du dix-neuvième siècle se fixe sur ça et y revient constamment par instinct. Mon œil s'intéresse aux rues ou il n'y a que des rangées de maisons en bois. Je les trouve et je le photographie. Je les collectionne » 8

La révélation publique de sa collection personnelle de plus de 9000 cartes postales – aujourd'hui conservées au MoMA – qu'il avait entreprise à l'âge de douze ans et poursuivie jusqu'à sa mort, confirme chez lui ce goût de la collection et de l'agencement. En effet, il est amusant de constater qu'il organisera ses cartes postales en séries typologiques : « gares », « hôtels », « gratte-ciels », « trains »..., la plus fournie étant celle des scènes de rue. Cette approche typologique est peut-être à mettre en lien avec sa découverte du travail d'August Sander, mais également celui d'Eugène Atget, qui agença aussi son œuvre de la sorte. Imprégné de ces cartes postales, il réalisera même à plusieurs reprises, des clichés similaires à celles-ci et ira jusqu'à recadrer une vingtaine de tirages aux dimensions carte postale, en 1936. Cette inclination à l'accumulation et à la collection se ressent encore dans la production documentaire des cinquante dernières années, comme dans les travaux de Berd et Hilla Becher et ceux des élèves de l'école de Düsseldorf.

Anonyme, Morgan city, 1929/ Walker Evans, Street scene, 1935
                                  
La même année que la parution de son livre, une exposition rétrospective fut proposée à Walker Evans. C'est Beaumont Newhall, directeur du département photographique du MoMA, qui est chargé de son organisation. L'exposition dura deux mois (du 28 septembre au 18 novembre 1938) et comportait cent images. Au bout d'une semaine, Walker Evans bouscula l'accrochage initial de Beaumont Newhall, et demanda qu'on le laissât réaliser sa propre installation. En une nuit l'exposition est remontée. Walker Evans a effectué des opérations de collages, mais aussi de recadrages, à grands coups de ciseaux. Selon son système, du négatif au tirage, une image pouvait être (re)taillée selon les besoins du cadrage. Ce nouveau parti-pris de liberté désacralisait le tirage. Il bouscula également le côté solennel des accrochages de l'époque en proposant trois présentations différentes : des images sous passe-partout et verre, sans verre, parfois sans l'un ni l'autre. L'exposition qui précède le livre, offre une complexité différente de celui-ci : là où elle procède par constellations (architectures, signes, bâtiments, gens, paysages) qu'elle cumule, le livre lui se construit sur un jeu de correspondances et de rythmes entre les images. Par ailleurs, la sélection des photographies n'est pas identique aux deux : seules cinquante-trois d'entre elles, présentées lors de l'exposition, se retrouvent dans le livre. N'y figurent pas les images prises en Alabama en 1936, dialoguent avec le texte de James Agee dans Let Us Now Praise Famous Men.

Le livre, éponyme de l'exposition, publié peu après l'événement, dépasse largement la fonction de catalogue d'exposition, il n'est pas le dernier témoignage que l'on en a gardé après le démontage, ni un listing comptable des photographies montrées au MoMA. Intégralement conçu par Walker Evans qui impose format, sobre typographie, impression en noir et blanc, mise en page binaire (page de gauche blanche, image en vis-à-vis à droite), disposition des légendes en forme d'index, American Photographs est probablement « le premier livre moderne de la photographie, auquel tous les autres se sont mesurés. » Pour la première fois, un photographe maîtrise entièrement l'espace créatif de son livre, qu'il complète ici du texte de Lincoln Kirstein. American photographs demeure l'oeuvre majeure de Walker Evans qu'il à mené seul de bout en bout, véritable construction de sa pensée, miroir de sa vision du monde, de son Amérique...

« Evans est un grand faiseur d'images (picture maker), il est aussi un narrateur (storyteller) qui, avant de se consacrer à la photographie, a rêvé de littérature et de cinéma. Photographe, il collectionne des amorces de récit. Narrateur, il condense du temps dans des images. Chaque image est à la fois pièce et fragment ; un morceau (a piece) qui fait un tout, tel un poème, mais qui peut être traité aussi en élément de montage, placé dans un enchaînement narratif »9

Walker Evans, reconstitution de l'accrochage de l'exposition American photographs, 1938

8 CHEVRIER Jean-François, Walker Evans dans le temps et dans l'histoire, L'Arachnéen, Paris, 2010, p.52
9 Ibid., p.48

samedi 27 octobre 2012

Walker Evans: American photographs -partie I-


En 1938, paraît American photographs, recueil de 85 photographies, devenu manifeste du style documentaire. Le parti pris de Walker Evans fut d'associer le document au livre illustré : construit en plusieurs séquences, il fait ainsi écho au montage cinématographique. Souvent qualifié de moderniste, Walker Evans va faire jouer deux registres différents qui peuvent se compléter : une pratique photographique qui prend ses racines dans la Straight photography – directe et antipictorialiste – et la Street photography. Le livre se divise en deux parties distinctes bien qu'inégales, ce qui reflète une bipolarité du regard : « Pour passer d'une partie à l'autre, il faut franchir un seuil. »1 La forme du livre, quasi carrée, est révélatrice du choix de Walker Evans de ne privilégier ni le format paysage ni le format portrait. Ce parti pris est en rupture avec le livre d'artiste, la presse illustrée, et le photojournalisme. Ce livre s'inscrit dans l'actualité de « l'art moderne » et se démarque d'une catégorie précise (littérature, beaux arts...).


Walker Evans, American photographs, The Museum of Modern Art, 1938
                    

Par ailleurs le poète Archibald Macleich publie, la même année qu' American Photographs, Land of the free : un livre où des photographies sont illustrées par des poèmes. Dès lors, le poète va renverser l'habituel rapport entre le texte et l'image. À l'origine, la photographie servait de commentaire au texte, mais le poète préfère mettre en avant la force des images. On remarque de nombreuses similitudes avec l'ouvrage de Walker Evans qui est très vite rattaché au contexte historique des États-Unis et associé à de nombreux ouvrages, dont les Raisins de la colère de John Steinbeck, sorti peu de temps après, en 1939.

Dans Walker Evans dans le temps et dans l'histoire, Jean-François Chevrier démontre que le livre de Walker Evans se différencie des autres ouvrages qui traitent du contexte de crise : premièrement, par le choix de son sujet – le photographe présente des petites villes des États-Unis, plutôt que le monde rural, preuve de sa position distanciée face à la crise. Deuxièmement, dans la création d'un ensemble visuel autonome qui évite tout commentaire, Walker Evans est en rupture voire en avance quant au rapport texte et image. Enfin, parce qu'il refuse toute compassion et se positionne contre toute démonstration qu'il considère comme des procédés de propagande :

« Montrer, pour lui, n'est pas démontrer, même s'il sait prendre position et enchaîner un propos. Il considère qu'un photographe ne doit pas travailler à apporter des preuves à l'appui d'une thèse. Il ne récuse pas l'intérêt des procédures d'enquête -plus sensibles dans la seconde partie du livre que dans la première-, mais il ne cherche pas à convaincre le lecteur, sauf des pouvoirs de la photographie. (…) Il se démarque du 'documentaire social' »2

Le titre American Photographs, comme les indexations des systèmes d'archives, désigne plus un contenu qu'un sujet. Ses photographies sont américaines parce qu'elle sont faites aux États-Unis et donc qu'elles montrent les États-Unis, porteuses du rêve de l'American Way of Life. Ce que nous évoque notamment la collection de photographies de maisons victoriennes présentes dans la seconde partie du livre. Dans cette manière de dresser le portrait de l'Amérique, Walker Evans peut être comparé à Charles Baudelaire et de ses Tableaux Parisiens3.

Ne suivant pas un axe thématique précis et rigoureux, Walker Evans éparpille ses centres d'intérêts et il lui faudra attendre l'aide lumineuse de son ami Lincoln Kirstein, alors directeur du Museum of Modern Art (MoMA) de New York, pour rassembler toute la matière qu'il avait amassée, et construire un discours clair. Il devient évident pour Walker Evans que c'est la notion même de style documentaire qui donne une unité à l'ensemble de son travail, notion qu'il distingue néanmoins de la fonction informative de documentation. Son but n'est pas de chercher à émouvoir ou toucher le spectateur, mais de rendre compte de la transformation culturelle du pays. Il s'est formé avec et dans la crise, et selon Jean-François Chevrier, il est celui « qui a le mieux négocié l'adaptation du langage moderniste des années 1920, en évitant le pathos néonaturaliste et les grands gestes de propagande qui ont marqué l'art et la littérature des année 1930. »4 C'est pourquoi, quand il expose au MoMA à la fin des années trente, il se positionne avant tout comme un anti-photojournaliste, ne milite pas pour un réalisme social qui serve la cause des travailleurs : « L'image photographique, dit la première séquence du livre, n'est pas le support d'un discours social. »5

                                                                    Walker Evans, Torn Movie Poster, 1931
 
Élaboré en deux parties inégales, American photographs donne à voir un ensemble de photographies qui semblent balayer la totalité de la vie américaine des années 1930, de l'habitant à l'habitat, que ce soit l'intérieur comme l'extérieur, jusqu'à des plans plus larges de paysages urbains. La première partie présente les images de gens, d'intérieurs, de rues et commence par six clichés :  License-photo studio, Penny picture display, Faces, Political poster, Sidewalk and shopfront, Negro barber shop interior; qui amorcent pour Jean-François Chevrier une sorte de récit. Walker Evans semble poser d'entrée de jeu tous les élément avec lesquels il va jouer dans cette partie : alternant les types, les sujets et les plans et créant des mises en abîmes d'images – telle Torn movie poster – il construit de nouveaux espaces, à la fois celui de la ville qu'il anime de cette manière, et celui du livre.

Tout au long de son ouvrage, il module les changements de décors et les sauts dans l'espace, les jeux entre intérieur et extérieur, mais aussi entre présence et absence. Les images sont liées entre elles par un jeu exercé sur le seuil. La déchirure, l'entre-deux ou encore l'intervalle y sont autant de figures liminaires qui articulent les images entre elles, dans un effet de correspondance : « Le montage procède ainsi d'un jeu de glissements et de reprises, de déplacements et de condensations, qui associe alignement à stratification, surface et volume, juxtaposition et recouvrement »6

De plus on peut souligner dans la mise en page de Walker Evans la présence de séquences, aisément remarquable au passage d'une page à l'autre. Certaines de ces séquences se définissent thématiquement : l'automobile, le monument, la parade militaire ; tandis que d'autres débordent d'un simple thème : les divertissements populaires, la rue ou l'intérieur. Les portraits quant à eux, s'ils sont récurrents, ne constituent toutefois aucun motif selon Jean-François Chevrier ; ils acquièrent un statut ambigu, indéfinissable, quasi transitionnel, – de même que ce que le critique a nommé les traversées de ville. Elles sont souvent associées aux photographies de rue qui semblent en former le décor. Les scènes d'intérieur en revanche ne comportent que des traces de leurs habitants, vides de toute présence humaine, forment leur portrait en creux. Elles sont absentes dans la deuxième partie du livre qui doit constituer les archives de la mémoire collective et questionner l'architecture nationale largement inspirée de l'Antiquité classique. Walker Evans en observe et enregistre la variété et le rythme particulier :

« Depuis qu'il a photographié l'architecture victorienne de la Nouvelle Angleterre, selon des indications de Kirstein, en 1931, Evans n'a cessé d'interroger l'histoire du pays à travers son architecture. Il photographie les maisons telles des personnages rencontrés dans la rue ; isolées par une prise de vue frontale et un cadrage resserré. »7

1 CHEVRIER Jean-François, Walker Evans dans le temps et dans l'histoire, L'Arachnéen, Paris, 2010, p.8
2 Ibid., p.10
3 BAUDELAIRE Charles, Les Fleurs du Mal, Gallimard, Paris, 1996
4 CHEVRIER Jean-François, Op. Cit. Note 1, p.12
5 Ibid., p.23
6 Ibid., p.27
7 Ibid., p.40