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jeudi 13 octobre 2011

Dignité, dignitaires et indignations.

Ainsi mis en série, ces quelques mots posent de but en blanc un problème en ce qu’ils font saillir quelque chose d’inattendu ou pour mieux dire d’inouï(1). Ils mettent en relief un impensé – voire un impensable – de nos sociétés démocratiques, à savoir que leurs valeurs, si j’ose ainsi m’exprimer ne sont sans doute pas aussi démocratiques qu’on veut bien le penser. Voilà précisément l’idée que nous voulons faire jouer.

Le petit livre charmant de Stéphane Hessel(2) a traversé l’Europe – et peut-être aussi bien le monde arabe – comme une traînée de poudre d’escampette. Son invitation à nous indigner sonnait dans nos oreilles blasées comme une invitation à sortir, à nous rejoindre, à manifester, à résister. « Le vin de la jeunesse(3) », est montée en nous « comme un vin de vigueur »(4), et nous nous sommes sentis verts, alertes, mobiles, combatifs, communicatifs en un mot : indignés. Les rues de nos villes se sont remplies de nos cris, de nos pancartes, de nos tentes et d’un joyeux désordre. Ce fut une douce ivresse estivale, pétillante et légère, la grande kermesse de l’indignation qui allumait ses lampions contre l’ordre établi, la spéculation, les banques, la dette, tous les avatars miroitants de cette divinité changeante : le pognon.

Soit, nous nous indignâmes. Mais qu’est-ce au juste que l’indignation ?

Toute la famille du mot vient du verbe « daigner », dont le caractère aristocratique n’échappera à personne. Quand on ne daigne pas, on dédaigne. On daigne ce qui est digne, on dédaigne ce qui est indigne. L’étymon fort fécond aboutit à l’« indécence » au XVI° et ensuite à toute la famille de décor, décorer, décoratif, décorum – qui signifie « convenance »(5). Nous voilà revenu au point de départ : ce qui est digne est ce qui convient, ce qui est à la fois conventionnel et convenable, ce qui est décoratif, ce qui est à décorer. La dignité est à la fois le sentiment intérieur de sa supériorité et l’emploi lui-même qui correspond à cette supériorité. La dignité est un sentiment de prétention justifié : l’orgueil moins la vanité. Il est frère de la suffisance et cousin du mépris. Car ce dont je suis digne, un tas de pauvres types en sont naturellement indignes. Ils en sont indignes et je m’indigne s’ils accèdent à telle dignité, s’ils deviennent dignitaires, eux et pas moi. L’indignation est blessure face au dédain. Elle cohabite fort incestueusement avec l’envie, la jalousie, la rancune, et surtout, la pire des passions tristes : l’amertume de la frustration.

Nous voilà tout surpris d’aboutir à cette hypothèse scandaleuse : Le sentiment, car c’est bien un sentiment dont il s’agit, et non pas une idée, et non pas un projet, le sentiment qui a poussé des centaines de milliers d’européens dans la rue est au fond une sentiment de frustration : voilà comme on nous traite, nous qui méritons tellement mieux. Voilà comme on nous rabaisse. Derrière la belle unanimité des défilés et des slogans, une drôle de conception aristocratique de la société des hommes pointe son petit museau chafouin : Je vaux mieux que ça, je vaux mieux que ce qu’on me donne, mieux que la place à laquelle on me réduit. En somme : on m’achète à prix trop vil.

On s’est étonné de voir le peu d’impact, et finalement la totale inutilité politique des ces manifestations. Mais obtient-on quelque chose quand on ne revendique rien ? Quand on ne lutte pas en vue d’obtenir quelque chose ? Il faut sans doute se battre pour obtenir : triste loi politique, d’une sévère et implacable constance. Et comme nous considérons que les agents politiques – et psychiques – ne manquent jamais leur objet,si les « indignados » n’ont rien obtenu, c’est qu’ils n’ont rien voulu – politiquement, s’entend. La protestation, la posture de la vierge outragée ou de l’innocent qui se scandalise face à l’injustice sont des postures qui semblent plus morales que politiques et paraissent socialement peu inefficientes. Heureusement qu’en 1944 et même un peu avant, les hommes – et Stéphane Hessel parmi eux – ne se sont pas contentés de s’indigner.

Ibrahim Kachouche assassiné, symbole de la révolution syrienne
 Une brève comparaison avec les mouvements dans le monde arabe illustrera mon propos. Les Tunisiens, les Egyptiens, les Lybiens ne se sont pas indignés, ils se sont révoltés.Et, dans un geste généreux d’une vaste amplitude, réconciliant Sartre et Camus, ils se sont aussi engagés. Souvent au risque de leur vie. Ils ont revendiqué des libertés. Ils ont lutté pour elles. Cette petite différence peut avoir, dans le champ politique, quelques conséquences. L’indignation est une posture, ils ont pris, eux, des positions.

La dépolitisation complète du corps social en Europe fait que nous en sommes à confondre l’éthique et la politique, la désapprobation et la lutte, la condamnation et le combat. Le monde du pognon et des banques avec son cortège d’horreurs que nous voyons d’autant plus mal qu’elles sont loin de nous, les famines, les massacres, les déplacement de population, tous ces avatars de l’argent roi ne seront pas dispersés par le vent même ardent du désappointement.

S’indigner face à l’exploitation, face à la famine et au crime, ce n’est pas exactement se battre. C’est légitime, c’est élégant ; c’est même sans doute assez gratifiant. Mais il semble que ça ne suffise pas à terrifier les nouveaux dignitaires. Nos petits grands-pères eux le savaient bien, et nous l’avons oublié : toutes les victoires sont acquises dans la lutte, par la lutte et non par l’indignation.


(1) Au sens propre, de chose qu’on n’entend pas, ou plus. L’inaudible aujourd’hui recouvre cette catégorie de l’inouï tant il est vrai qu’il semble au commun des modernes qu’il n’est rien dont il n’ait entendu parler, sinon ce qui est infime et insonore. L’inouï conjoint les notions d’inentendu, d’inattendu et d’extraordinaire. L’inouï, hier formidable, est devenu aujourd’hui inaudible, c’est à dire : qui ne mérite pas la peine qu’on se donnerait à l’écouter.
(2) Indignez-vous !
(3) John Fante.
(4) Rimbaud.
(5)  Je me fie sur ce point au dictionnaire étymologique Robert (1990).

lundi 12 septembre 2011

Bashung ou le vertige mortel

Par souci de commodité, et pour éviter les querelles infinies de propriétés littéraires, nous supposerons que Bashung est l’auteur de ses chansons, et qu’il les a, sinon toutes écrites – ce que nous savons fort bien être faux – du moins toutes modifiées et adaptées, et que c’est donc la patte du co-auteur, ou correcteur, que nous cherchons ici.
Tout d’abord on est frappé par l’extrême cohérence des textes de Bashung, quels qu’en soient les époques et les signataires. En fait, on y trouve ce qu’on pourrait bien appeler un « style ». Les textes de Bashung nous paraissent en effet caractérisés par deux aspects fondamentaux : les thématiques récurrentes de l’amour et du malheur du monde – la faillite de l’amour pouvant être perçu à la fois comme signe et comme conséquence du malheur du monde – et une écriture de la fausse répétition.


L’amour chez Bashung est essentiellement malheureux. Il est malheureux car il est expérience d’une jouissance ineffable – comme un rêve « trop fort (1) » - et donc hors du champ de l’expérience intelligible. Il est malheureux aussi parce qu’il se heurte toujours à la clôture de l’autre, à l’impossibilité de la fusion dont tout amour – en Occident – porte le rêve. Ainsi, plus l’amour est intense plus il conduit nécessairement à la rupture – ou à la mort – la sincérité et l’intensité du sentiment interdisant tout compromis avec la vie réelle (On observera, dans « bijou bijou » la différence entre le monde du narrateur, libre, sans entrave et désespéré, et le monde de la femme, monde trivial et plein de misère, mais vivable, le monde réel, en somme…).
La question sexuelle est au centre de ce déchirement intime : l’intensité momentanée du désir amoureux (« juste faire hennir les chevaux du désir (2) » , «sois la soie (3) ») entre constamment en contradiction avec d’autres désirs fugaces (la rouquine carmélite (4) ou avec les exigences sexuelles de la femme que le narrateur ne parvient pas à combler (« les drôles de joujoux (5) » mais aussi les cylindres de Madame rêve) : l’expérience sexuelle est celle d’un échec, l’homme ne parvient pas à tuer la femme de plaisir, elle se relève toujours, intacte, prête pour la vie réelle. Vérité première magnifiquement résumée par la formule « on est loin des amours de loin (6)» : l’amour platonique idéal a fait place à une sexualité qui vise à une impossible performance dans laquelle la puissance masculine connaît et reconnaît sa défaite.
Cette faillite intérieure – la connaissance intime de mon impossibilité à donner ce que je veux donner (une jouissance sans égale) – prend figure dans l’absence de la femme aimée – Gaby, Bijou qui dort, etc. Même présente, la femme échappe à l’homme qui ne peut jamais la saisir, la « prendre », l’appréhender. Le voici rendu au monde extérieur qui apparaît le plus souvent à travers la métaphore de la guerre ou de la violence,  la « tranchée (7)», les « pluies acides (8)» : le monde extérieur est violent. Cette violence – insupportable – est retournée par le narrateur contre lui-même : c’est le thème récurrent du suicide (« je vais me découper (9)») ou de la maladie (par exemple le vocabulaire respiratoire dans angora…) – thème qui devient obsessionnel dans le dernier album, Bleu pétrole (« tout à l’horizontale nos envies, nos amours, nos héros (10) »). La maladie est ainsi indissolublement liée avec la douleur d’aimer (ou de ne jamais pouvoir assez aimer) et avec la maladie du monde. Le cancer – prolifération anarchique et morbide, désordre destructeur – s’opère simultanément dans la vie sentimentale, dans la vie sociale (dehors) et dans le corps du chanteur.

Ces deux angoisses agissent directement sur l’écriture même des chansons. Le monde n’étant guère affrontable et le langage rationnel n’étant pas efficace, l’écriture de Bashung se caractérise par un jeu perpétuel avec les mots et les phrases. Digne émule de Brassens il utilise lui aussi deux des usages qu’on a pu lui attribuer : le détournement de lieu commun – ce que j’ai appelé la fausse répétition – et l’enchaînement de mot par la logique sonore. Ce second usage, le moins original sans doute, relève de la tradition surréaliste – un lien formel, analogique ou onirique se substitue à un lien logique. Le pornographe du phonographe l’a employé avec délectation. Bashung s’en sert à son tour avec la même stupéfiante poésie : « les monarques et leur figurines » qui font des « ptits » à l’arrière des Berline dans Osez Joséphine. L’actrice – femme de fantasme par excellence, ou la figurante – n’est en effet qu’une figurine dans les mains du producteur. « je suis le roi des scélérats / à qui sourit la […] (11)». On pourrait encore citer « et que ne durent que les moments doux (12)» ou « la plus clair de mon  temps dans la chambre noire (13)» ou encore « ses congénères l’ont refroidie / ses congénères crie(nt) au génie (14)» ou le mot (absent) congère commande la série, ou encore « les ombres s’échinent à me chercher des noises (15)» etc. Ainsi le mot en appelle-t-il un autre suivant une route sinueuse qui est celle de l’imaginaire porté par le jeu de mots et non pas du récit logique. La succession des mots qui s’appellent peut constituer un champ lexical donné qui imprime à la chanson son climat particulier (le froid dans 2043)

On peut souligner aussi un usage qui paraît plus proprement bashunguien, qu’on pourrait dire une syllepse stylistique, et qui consiste à utiliser un même mot comme support de deux figures de style différentes. « Des érudits m’abreuvent de leur fioles (16)». la fiole est dans la langue populaire la tête. La fiole des érudits, c’est donc leur tête, par métaphore. Toutefois, ces fioles « abreuvent », il y a donc un liquide à l’intérieur (on suppose qu’il s’agit de la pensée ou au moins du discours…), et c’est donc un second rapport – métonymique – qui commande le verbe. C’est comme si la métaphore était prise au pied de la lettre et qu’on s’en servait comme matériau pour une nouvelle construction imaginaire. Le mot argotique ou savant est un nouveau point d’appui le déplacement ou pour la condensation…

A ces techniques du mot à mot s’associe, à l’échelon supérieur, une technique de la proposition ou de la phrase. On est là proprement dans un travail qui évoque les proverbes mis au goût du jour d’Eluard. « Je passe  pour une caravane » ou « je vais me découper suivant les pointillés (17)», « J’ai fait la saison dans cette boîte crânienne (18)», « dehors la flore est à l’orage (19) » « J’ai tambouriné (tant bourriné ?) au seuil de sa bonté, un judas m’a lorgné et j’ai pris l’hiver en grippe (20) » etc. Nous laissons aux amateurs de Bataille – encore une fantaisie militaire ? – le soin d’interpréter cette bonté de laquelle on reste au seuil, malgré les tambourinements, et cet œil unique, le judas par lequel on est observé, et sans doute dénoncé…

Dans l’expression toute faite, le lieu commun, il suffit de changer un mot pour que jaillisse la poésie de l’étincelle – comme dans le heurt de deux pierres. Ce jeu serait dérisoire s’il ne produisait une étrange et fugace beauté, aussitôt retombée dans la nuit. Une beauté profondément tragique, le délassement inutile et magnifique d’un homme en deuil de lui-même, et en deuil du monde. Faute de changer le monde, on le chante en se jouant du langage. Telle entreprise rappelle irrésistiblement la grandeur paradoxale d’un Brassens ou d’un Queneau qui jette dans un langage qui semble ordinaire, dans la petite musique du réel des brassées d’idéaux incandescents qui seront tout à l’heure en cendre. Il est de ces artistes véritablement populaire, au sens le plus noble du terme, qui ont su inventer leur public en inventant leur langage qui, quoique relié par d’invisibles liens à d’illustres prédécesseurs, débouche encore sur l’inévitable clairière amie, vaste, accueillante, les fruits à portée de la main (Vénus)


Pauvre Bashung ! une fois encore « des toges le toisent, des érudits l’abreuvent de leurs fioles… » (Au pavillon des lauriers). Il faut dire à leur décharge que beaucoup d’œuvres sérieuses n’ont pas la même grâce, ni la même profondeur de désespoir.



(1) Vertige de l’amour
(2) Osez Joséphine
(3) Angora
(4) Vertige d’ l’amour
(5) Bijou, Bijou
(6) Madame rêve
(7) Vertige de l’amour
(8) Angora
(9) Vertige de l’amour
(10) Je t’ai manqué
(11) Osez Joséphine
(12) Ibid.
(13) J’ passe pour une caravane
(14) 2043
(15) J’passe pour une caravane
(16) Au pavillon des lauriers
(17) Vertige de l’amour
(18) La nuit je mens
(19) Dehors
(20) Sommes-nous


Addendum 18/09/2011 : l'auteur a apporté quelques améliorations à son article