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jeudi 1 novembre 2012

Walker Evans, American photographs -partie II-

Walker Evans, Penny picture displays, 1936

American photographs peut être perçu comme un livre qui ne traite pas d'un sujet prédéfini, mais qui organise un matériau, une collection d'images. Walker Evans devient le modèle même de l'artiste collectionneur et c'est ainsi qu'il se qualifie : « Les artistes sont, je crois, de manière figurée des collectionneurs. J'ai déjà signalé que mon œil collectionne. Tout bon collectionneur le fait. L'homme qui s'intéresse aux premières éditions françaises du dix-neuvième siècle se fixe sur ça et y revient constamment par instinct. Mon œil s'intéresse aux rues ou il n'y a que des rangées de maisons en bois. Je les trouve et je le photographie. Je les collectionne » 8

La révélation publique de sa collection personnelle de plus de 9000 cartes postales – aujourd'hui conservées au MoMA – qu'il avait entreprise à l'âge de douze ans et poursuivie jusqu'à sa mort, confirme chez lui ce goût de la collection et de l'agencement. En effet, il est amusant de constater qu'il organisera ses cartes postales en séries typologiques : « gares », « hôtels », « gratte-ciels », « trains »..., la plus fournie étant celle des scènes de rue. Cette approche typologique est peut-être à mettre en lien avec sa découverte du travail d'August Sander, mais également celui d'Eugène Atget, qui agença aussi son œuvre de la sorte. Imprégné de ces cartes postales, il réalisera même à plusieurs reprises, des clichés similaires à celles-ci et ira jusqu'à recadrer une vingtaine de tirages aux dimensions carte postale, en 1936. Cette inclination à l'accumulation et à la collection se ressent encore dans la production documentaire des cinquante dernières années, comme dans les travaux de Berd et Hilla Becher et ceux des élèves de l'école de Düsseldorf.

Anonyme, Morgan city, 1929/ Walker Evans, Street scene, 1935
                                  
La même année que la parution de son livre, une exposition rétrospective fut proposée à Walker Evans. C'est Beaumont Newhall, directeur du département photographique du MoMA, qui est chargé de son organisation. L'exposition dura deux mois (du 28 septembre au 18 novembre 1938) et comportait cent images. Au bout d'une semaine, Walker Evans bouscula l'accrochage initial de Beaumont Newhall, et demanda qu'on le laissât réaliser sa propre installation. En une nuit l'exposition est remontée. Walker Evans a effectué des opérations de collages, mais aussi de recadrages, à grands coups de ciseaux. Selon son système, du négatif au tirage, une image pouvait être (re)taillée selon les besoins du cadrage. Ce nouveau parti-pris de liberté désacralisait le tirage. Il bouscula également le côté solennel des accrochages de l'époque en proposant trois présentations différentes : des images sous passe-partout et verre, sans verre, parfois sans l'un ni l'autre. L'exposition qui précède le livre, offre une complexité différente de celui-ci : là où elle procède par constellations (architectures, signes, bâtiments, gens, paysages) qu'elle cumule, le livre lui se construit sur un jeu de correspondances et de rythmes entre les images. Par ailleurs, la sélection des photographies n'est pas identique aux deux : seules cinquante-trois d'entre elles, présentées lors de l'exposition, se retrouvent dans le livre. N'y figurent pas les images prises en Alabama en 1936, dialoguent avec le texte de James Agee dans Let Us Now Praise Famous Men.

Le livre, éponyme de l'exposition, publié peu après l'événement, dépasse largement la fonction de catalogue d'exposition, il n'est pas le dernier témoignage que l'on en a gardé après le démontage, ni un listing comptable des photographies montrées au MoMA. Intégralement conçu par Walker Evans qui impose format, sobre typographie, impression en noir et blanc, mise en page binaire (page de gauche blanche, image en vis-à-vis à droite), disposition des légendes en forme d'index, American Photographs est probablement « le premier livre moderne de la photographie, auquel tous les autres se sont mesurés. » Pour la première fois, un photographe maîtrise entièrement l'espace créatif de son livre, qu'il complète ici du texte de Lincoln Kirstein. American photographs demeure l'oeuvre majeure de Walker Evans qu'il à mené seul de bout en bout, véritable construction de sa pensée, miroir de sa vision du monde, de son Amérique...

« Evans est un grand faiseur d'images (picture maker), il est aussi un narrateur (storyteller) qui, avant de se consacrer à la photographie, a rêvé de littérature et de cinéma. Photographe, il collectionne des amorces de récit. Narrateur, il condense du temps dans des images. Chaque image est à la fois pièce et fragment ; un morceau (a piece) qui fait un tout, tel un poème, mais qui peut être traité aussi en élément de montage, placé dans un enchaînement narratif »9

Walker Evans, reconstitution de l'accrochage de l'exposition American photographs, 1938

8 CHEVRIER Jean-François, Walker Evans dans le temps et dans l'histoire, L'Arachnéen, Paris, 2010, p.52
9 Ibid., p.48

samedi 27 octobre 2012

Walker Evans: American photographs -partie I-


En 1938, paraît American photographs, recueil de 85 photographies, devenu manifeste du style documentaire. Le parti pris de Walker Evans fut d'associer le document au livre illustré : construit en plusieurs séquences, il fait ainsi écho au montage cinématographique. Souvent qualifié de moderniste, Walker Evans va faire jouer deux registres différents qui peuvent se compléter : une pratique photographique qui prend ses racines dans la Straight photography – directe et antipictorialiste – et la Street photography. Le livre se divise en deux parties distinctes bien qu'inégales, ce qui reflète une bipolarité du regard : « Pour passer d'une partie à l'autre, il faut franchir un seuil. »1 La forme du livre, quasi carrée, est révélatrice du choix de Walker Evans de ne privilégier ni le format paysage ni le format portrait. Ce parti pris est en rupture avec le livre d'artiste, la presse illustrée, et le photojournalisme. Ce livre s'inscrit dans l'actualité de « l'art moderne » et se démarque d'une catégorie précise (littérature, beaux arts...).


Walker Evans, American photographs, The Museum of Modern Art, 1938
                    

Par ailleurs le poète Archibald Macleich publie, la même année qu' American Photographs, Land of the free : un livre où des photographies sont illustrées par des poèmes. Dès lors, le poète va renverser l'habituel rapport entre le texte et l'image. À l'origine, la photographie servait de commentaire au texte, mais le poète préfère mettre en avant la force des images. On remarque de nombreuses similitudes avec l'ouvrage de Walker Evans qui est très vite rattaché au contexte historique des États-Unis et associé à de nombreux ouvrages, dont les Raisins de la colère de John Steinbeck, sorti peu de temps après, en 1939.

Dans Walker Evans dans le temps et dans l'histoire, Jean-François Chevrier démontre que le livre de Walker Evans se différencie des autres ouvrages qui traitent du contexte de crise : premièrement, par le choix de son sujet – le photographe présente des petites villes des États-Unis, plutôt que le monde rural, preuve de sa position distanciée face à la crise. Deuxièmement, dans la création d'un ensemble visuel autonome qui évite tout commentaire, Walker Evans est en rupture voire en avance quant au rapport texte et image. Enfin, parce qu'il refuse toute compassion et se positionne contre toute démonstration qu'il considère comme des procédés de propagande :

« Montrer, pour lui, n'est pas démontrer, même s'il sait prendre position et enchaîner un propos. Il considère qu'un photographe ne doit pas travailler à apporter des preuves à l'appui d'une thèse. Il ne récuse pas l'intérêt des procédures d'enquête -plus sensibles dans la seconde partie du livre que dans la première-, mais il ne cherche pas à convaincre le lecteur, sauf des pouvoirs de la photographie. (…) Il se démarque du 'documentaire social' »2

Le titre American Photographs, comme les indexations des systèmes d'archives, désigne plus un contenu qu'un sujet. Ses photographies sont américaines parce qu'elle sont faites aux États-Unis et donc qu'elles montrent les États-Unis, porteuses du rêve de l'American Way of Life. Ce que nous évoque notamment la collection de photographies de maisons victoriennes présentes dans la seconde partie du livre. Dans cette manière de dresser le portrait de l'Amérique, Walker Evans peut être comparé à Charles Baudelaire et de ses Tableaux Parisiens3.

Ne suivant pas un axe thématique précis et rigoureux, Walker Evans éparpille ses centres d'intérêts et il lui faudra attendre l'aide lumineuse de son ami Lincoln Kirstein, alors directeur du Museum of Modern Art (MoMA) de New York, pour rassembler toute la matière qu'il avait amassée, et construire un discours clair. Il devient évident pour Walker Evans que c'est la notion même de style documentaire qui donne une unité à l'ensemble de son travail, notion qu'il distingue néanmoins de la fonction informative de documentation. Son but n'est pas de chercher à émouvoir ou toucher le spectateur, mais de rendre compte de la transformation culturelle du pays. Il s'est formé avec et dans la crise, et selon Jean-François Chevrier, il est celui « qui a le mieux négocié l'adaptation du langage moderniste des années 1920, en évitant le pathos néonaturaliste et les grands gestes de propagande qui ont marqué l'art et la littérature des année 1930. »4 C'est pourquoi, quand il expose au MoMA à la fin des années trente, il se positionne avant tout comme un anti-photojournaliste, ne milite pas pour un réalisme social qui serve la cause des travailleurs : « L'image photographique, dit la première séquence du livre, n'est pas le support d'un discours social. »5

                                                                    Walker Evans, Torn Movie Poster, 1931
 
Élaboré en deux parties inégales, American photographs donne à voir un ensemble de photographies qui semblent balayer la totalité de la vie américaine des années 1930, de l'habitant à l'habitat, que ce soit l'intérieur comme l'extérieur, jusqu'à des plans plus larges de paysages urbains. La première partie présente les images de gens, d'intérieurs, de rues et commence par six clichés :  License-photo studio, Penny picture display, Faces, Political poster, Sidewalk and shopfront, Negro barber shop interior; qui amorcent pour Jean-François Chevrier une sorte de récit. Walker Evans semble poser d'entrée de jeu tous les élément avec lesquels il va jouer dans cette partie : alternant les types, les sujets et les plans et créant des mises en abîmes d'images – telle Torn movie poster – il construit de nouveaux espaces, à la fois celui de la ville qu'il anime de cette manière, et celui du livre.

Tout au long de son ouvrage, il module les changements de décors et les sauts dans l'espace, les jeux entre intérieur et extérieur, mais aussi entre présence et absence. Les images sont liées entre elles par un jeu exercé sur le seuil. La déchirure, l'entre-deux ou encore l'intervalle y sont autant de figures liminaires qui articulent les images entre elles, dans un effet de correspondance : « Le montage procède ainsi d'un jeu de glissements et de reprises, de déplacements et de condensations, qui associe alignement à stratification, surface et volume, juxtaposition et recouvrement »6

De plus on peut souligner dans la mise en page de Walker Evans la présence de séquences, aisément remarquable au passage d'une page à l'autre. Certaines de ces séquences se définissent thématiquement : l'automobile, le monument, la parade militaire ; tandis que d'autres débordent d'un simple thème : les divertissements populaires, la rue ou l'intérieur. Les portraits quant à eux, s'ils sont récurrents, ne constituent toutefois aucun motif selon Jean-François Chevrier ; ils acquièrent un statut ambigu, indéfinissable, quasi transitionnel, – de même que ce que le critique a nommé les traversées de ville. Elles sont souvent associées aux photographies de rue qui semblent en former le décor. Les scènes d'intérieur en revanche ne comportent que des traces de leurs habitants, vides de toute présence humaine, forment leur portrait en creux. Elles sont absentes dans la deuxième partie du livre qui doit constituer les archives de la mémoire collective et questionner l'architecture nationale largement inspirée de l'Antiquité classique. Walker Evans en observe et enregistre la variété et le rythme particulier :

« Depuis qu'il a photographié l'architecture victorienne de la Nouvelle Angleterre, selon des indications de Kirstein, en 1931, Evans n'a cessé d'interroger l'histoire du pays à travers son architecture. Il photographie les maisons telles des personnages rencontrés dans la rue ; isolées par une prise de vue frontale et un cadrage resserré. »7

1 CHEVRIER Jean-François, Walker Evans dans le temps et dans l'histoire, L'Arachnéen, Paris, 2010, p.8
2 Ibid., p.10
3 BAUDELAIRE Charles, Les Fleurs du Mal, Gallimard, Paris, 1996
4 CHEVRIER Jean-François, Op. Cit. Note 1, p.12
5 Ibid., p.23
6 Ibid., p.27
7 Ibid., p.40

jeudi 4 octobre 2012

August Sander

                                                  August Sander, Boxeurs, 1912


 Dans la perspective de saisir toute la réalité de son époque, August Sander photographie, selon un programme qu'il s'est établi, aussi bien les gens, toutes catégories socioprofessionnelles, âges et sexes confondus, que les paysages, du village à la grande ville moderne. De ces fragments de réel qu'il agence en série, ordonne et classe selon une vision personnelle du monde, il crée une composition d'ensemble qu'il synthétise dans son projet Hommes du XXe siècle. Dans une lettre adressée au professeur Stenger, datant de 1925, August Sander détaille avec une grande précision sa méthode de composition :

« Pour fournir vraiment maintenant une coupe à travers l'époque présente et notre peuple de l'Allemagne, j'ai regroupé ces clichés en portfolios : je commence par le paysan et je termine par les représentants de l'aristocratie intellectuelle. Ce parcours est doublé par un ensemble de portfolios parallèles, qui illustre l'évolution du village à la grande ville moderne » 1

D'après la liste du concept originel de 1925, on sait que le photographe allemand adopte une répartition de ses photographies en six groupes : Le paysan, L'artisan, La femme, Les catégories socioprofessionnelles, Les artistes, La grande ville. Puis s'ajoute une septième partie qu'il nomme Les derniers des hommes. Ces groupes sont subdivisés en différentes catégories ; dans le groupe Le paysan figure par exemple L'habitant d'une petite ville. Les portfolios qui se déclinent du monde paysan à l'aristocratie donnent à voir une représentation typologique de la société. C'est ce qu'August Sander nomme les « images archétypiques »2:

« Tous sont des types. Non pas des types d'une seule génération, biologiquement parlant. On a le vieux et le jeune […] Il y avait encore des 'états', des professions, des classes, des types ; […] La sphère publique connaissait disputes et oppositions, menaces, bruit et vacuité, crispations bornées sur l'ancien et expérimentation hasardeuse des dernières nouveautés. Le passé et l'avenir se disputaient le présent »3

Sa méthode de travail, en incessante évolution, ainsi que la monumentalité du projet ne lui ont jamais permis de conclure cette œuvre, restée inachevée. Comme il l'évoque lui-même, il s'agit d'un work in progress : « Aussitôt que le travail sera terminé, si tant est que l'on puisse vraiment parler de fin, je compte faire connaître l'ensemble par des expositions dans les villes les plus diverses.»4 C'est en 1927, au Kölnisches Kunstverein, avec les artistes du cercle de Cologne, qu'a lieu la première présentation publique de ses photographies, issues de ce projet. Celles-ci reçoivent un accueil positif de la part du public, de la critique et les artistes, louées comme œuvres d'avant-garde pour leur valeur intrinsèque de documentation contemporaine. Dès lors, on sait qu'August Sander a déjà accumulé un nombre conséquent et varié de clichés et en a entamé le classement :

« On voit des familles de travailleurs, des générations, des têtes de paysans aux traits burinés, la femme moderne dans ses versions les plus diverses, de la jeune fille bourgeoise à la dame orgueilleuse ; le gandin des grandes villes, marqué par les plaisirs, presque féminin. D'étonnantes têtes de Cologne, poètes, musiciens, savants, et pour finir des images de la rue, des types de la grande ville : mendiants, chanteurs dans les cours, réunions d'hommes. Le spectacle de ces êtres humains saisis individuellement se rassemble en un tout : les types humains du XXe siècle, le visage de notre temps. » 5


                                           Imogen Cunningham, August Sander, 1960

Dans son projet, une seconde partie est réservée à la description de l'environnement et de la société contemporaine : du village jusqu'à la métropole la plus moderne. Il photographie les traces de l'activité humaine dans le paysage : maisons, usines, routes, lignes ferroviaires... Face à un programme d'une telle envergure, August Sander se consacre dans un premier temps aux portraits. Il accumule les prises de vues et simultanément rédige des notes sur son travail. À la manière d'un archiviste, il établit de longues listes, ordonnées, triées en groupes et en subdivisions. Son goût pour les collections d'échantillons et les modèles de classement à caractère encyclopédique – comme son projet « Études, l'homme », série qui montre les mains dans différentes positions – n'est pas sans rappeler un protocole similaire adopté par Karl Blossfeld. Cette neutralité quasi scientifique se ressent dans le traitement précis et le cadre ajusté uniquement sur le sujet photographié. L'écrivain Alfred Döblin souligne cet aspect de l'oeuvre : «  De même qu'il existe une anatomie comparée, éclairant notre compréhension de la nature et de l'histoire de nos organes, de même Sander nous propose t-il la photographie comparée : une photographie dépassant le détail pour se placer dans une perspective scientifique. »6

En outre, cet aspect se perçoit aussi dans le choix opéré par August Sander pour les titres qu'il donne à ses photographies : concis, il pointe la profession ou la classe sociale sans nommer l'individu – quelquefois des initiales y sont apposées – ils informent et participent au classement typologique mis en œuvre dans Hommes du XXe siècle. On trouve, par exemple : Jeune paysanne, Boxeur, Conseiller commercial A.v.G. On ne s'étonnera donc pas que Walter Benjamin ait perçu – d'un point de vue sociologique – Hommes du XXe siècle, un véritable 'atlas d'exercices'.7 Il est intéressant de remarquer que, dans les années 1920, la plupart des confères d'August Sander investissaient tous leurs efforts dans la réalisation d'œuvres distinctes, uniques et isolées. Or, comme le comprend vite August Sander, la photographie est en profonde mutation : le développement de la reproduction illimitée, la standardisation des formats dans la presse ou encore la multiplication des moyens de diffusion permettent la mise en place de séries homogènes et favorisent ainsi l'émergence d'un nouveau rapport à la photographie. Les photographies qu'il réalise, ordonnées avec beaucoup de minutie, font apparaître des contenus et des correspondances qu'un cliché isolé, même de qualité exceptionnelle, ne serait pas en mesure de révéler. Dans une lettre datant de 1951, il souligne ainsi l'importance de la série et de l'assemblage : « Il en est de la photographie comme d'une mosaïque, laquelle n'acquiert son caractère foncièrement synthétique que lorsque ses divers éléments apparaissent assemblés. » 8

Le projet d'August Sander consiste bien à créer un tableau de l'époque par le médium photographique en se basant sur des méthodes scientifiques. Ce qui implique automatiquement le travail en série et la vision comparative : « Comme l'individu isolé ne fait pas l'histoire de son temps, mais caractérise l'expression d'une époque et exprime ses sentiments, il est possible de saisir la physionomie de toute une génération et de lui donner une expression photographique. Ce tableau de l'époque sera encore plus compréhensible si nous juxtaposons en série les clichés de types représentant les groupes les plus différents de la société humaine.»9 August Sander développera et précisera ses intentions photographiques lors de nombreuses conférences, notamment au cours de « La photographie comme langage international »10. Pour lui, photographie et langage sont deux notions liées dans leur essence, c'est-à-dire en tant que moyen de communication entre les hommes. De plus il déclare que son projet est une tentative pour établir un portrait contemporain de l'Allemand, qui se construirait uniquement sur la lumière. Construction qu'il qualifie de photographie exacte. Il insiste également sur l'objectivité de la photographie qui n'est pas une caractéristique inhérente à celle-ci: « cela dépend de la position exacte de l'appareil et de la conscience de l'exécutant, pour qui il est tout aussi possible de tromper le spectateur que de reproduire exactement les objets »11

L'oeuvre complète d'August Sander ne sera publiée qu'à titre posthume. Seuls les prémices d'Hommes du XXe siècle seront édités dans Visage de l'époque, paru en 1929, avec une sélection de soixante photographies destinées à donner un avant-goût de son œuvre entière. Peu avant sa mort, il avait retravaillé son œuvre pour lui donner une mise en page digne d'une édition. La recommandation, sur la manière de considérer et de contempler ses photographies: « Voir, observer, penser »12 qui décrit parfaitement sa démarche.


1 SANDER August au professeur STENGER Enich, lettre du 21 juillet 1925, musée Ludwig, Cologne
2 D'après SONTAG Susan, Sur la photographie, œuvres complètes I, Christian Bourgois, Paris, 2008, p.89
3 MANN Golo, « Zu diesem Heft », dans Du, Kulturelle Monatschrift, n°225, Zurich, novembre 1959 ; cité par SANDER August, Hommes du XXe siècle – Analyse de l'oeuvre, Éditions de La Martinière, Paris, 2002
4 SANDER August, lettre du 21 juillet 1925 ; Op.Cit. note 1
5 « Hommes du XXe siècle. Une exposition photographique à Cologne », Rheinische Tageszeitung, n°329, mardi 29 novembre 1927
6 DÖBLIN Alfred, « Des visages, des images, en vérité », August Sander, Visage d'une époque, Schirmer/Mosel, Munich, 1990
7 BENJAMIN Walter, Petite histoire de la photographie, Allia, Paris, 2012
8 SANDER August, SANDER Gunther, KELLE Ulrich, Hommes du XXe siècle, Éditions du Chêne, Paris, 1985 ; Lettre du 16.01.1951, à Abelen, en possession de G. SANDER
9 SANDER August, « Nature et devenir de la photographie. La photographie comme langage universel », 5ème conférence, feuillet 7, 1931 ; document de la REWE-Biliothek, à la Photographische Sammlung/SK Stiftung Kultur – August Sander Archiv, Cologne
10 SANDER August, SIRE Agnès, CONRATH-SCHOLL Gabrielle, Voir, Observer, Penser, Éditions Schirmer/Mosel, Munich, 2009, p.21
11 SANDER August, « Nature et devenir de la photographie. La photographie comme langage universel », Op.Cit. note 9
12 SANDER August, SIRE Agnès, CONRATH-SCHOLL Gabrielle, Voir, Observer, Penser ; Op.Cit. Note 10, p.16

dimanche 13 mai 2012

Notes brèves sur l'art et la manière de ranger ses livres, Georges Perec, Partie II

2. De l'ordre

"Une bibliothèque que l'on ne range pas se dérange : c'est l'exemple que l'on m'a donné pour tenter de me faire comprendre ce qu'était l'entropie et je l'ai plusieurs fois vérifié expérimentalement.
Le désordre d'une bibliothèque n'est pas en soi une chose grave ; il est de l'ordre du « dans quel tiroir ai-je mis mes chaussettes ? » : on croit toujours que l'on saura d'instinct où l'on a mis tel ou tel livre ; et même si on ne le sait pas, il ne sera jamais difficile de parcourir rapidement tous les rayons.
A cette apologie du désordre sympathique, s'oppose la tentation mesquine de la bureaucratie individuelle : une chose pour chaque place et chaque place à sa chose et vice versa ; entre ces deux tensions, l'une qui privilégie le laisser-aller, la bonhomie anarchisante, l'autre qui exalte les vertus de la tabula rasa, la froideur efficace du grand rangement, on finit toujours par essayer de mettre de l'ordre dans ses livres : c'est une opération éprouvante, déprimante, mais qui est susceptible de procurer des surprises agréables, comme de retrouver un livre que l'on avait oublié à force de ne plus le voir, et que, remettant au lendemain ce qu'on ne fera pas le jour même, on redévore enfin à plat ventre sur son lit.

Muriel Pic, les désordres de la bibliothèque

2.1. Manières de ranger les livres
 
classement alphabétique
classement par continents ou par pays
classement par couleurs
classement par date d'acquisition
classement par date de parution
classement par formats
classement par genres
classement par grandes périodes littéraires
classement par langues
classement par priorités de lecture
classement par reliures
classement par séries

Aucun de ces classements n'est satisfaisant à lui tout seul. Dans la pratique, toute bibliothèque s'ordonne à partir d'une combinaison de ces modes de classements : leur pondération, leur résistance au changement, leur désuétude, leur rémanence, donnent à toute bibliothèque une personnalité unique.
Il convient d'abord de distinguer les classements stables et les classements provisoires ; les classements stables sont ceux qu'en principe on continuera à respecter ; les classements provisoires ne sont censés durer que quelques jours : le temps que le livre trouve, ou retrouve, sa place définitive : ce peut être un ouvrage récemment acquis et non encore lu, ou bien un ouvrage récemment lu que l'on ne sait pas très bien où mettre et que l'on s'est promis de ranger à l'occasion d'un prochain « grand rangement », ou encore un ouvrage dont on a interrompu la lecture et que l'on ne veut pas classer avant de l'avoir repris et terminé, ou bien un livre dont, pendant une période donnée, on s'est servi tout le temps, ou bien un livre que l’on a sorti pour y chercher un renseignement ou une référence et que l'on n'a pas encore remis en place, ou bien un livre que l'on ne saurait mettre à la place où il irait car il ne vous appartient pas et on a plusieurs fois promis de le rendre, etc.
En ce qui me concerne, près des trois quarts de mes livres n'ont jamais été réellement classés. Ceux qui ne sont pas rangés d'une façon définitivement provisoire le sont d'une façon provisoirement définitive, comme à l'OuLiPo. En attendant, je les promène d'une pièce à l'autre, d'une étagère à l'autre, d'une pile à l'autre, et il m'arrive de passer trois heures à chercher un livre, sans le trouver mais en ayant parfois la satisfaction d'en découvrir six ou sept autres qui font tout aussi bien l'affaire.

Hervé Guibert, La bibliothèque

2.2. Livres très faciles à ranger

Les grands Jules Verne à reliure rouge (qu’ils soient des vrais Hetzel ou des rééditions Hachette), les très grands livres, les tout petits, les Baedeker, les livres rares ou crus tels, les livres reliés, les volumes de La Pléiade, les Présence du Futur, les romans publiés aux Éditions de Minuit, les collections (Change, Textes, Les Lettres nouvelles, Le Chemin etc.), les revues, quand on en a au moins trois numéros, etc.

2.3. Livres pas trop difficiles à ranger

Les livres sur le cinéma, que ce soient des essais sur des metteurs en scène, des albums sur des stars ou des découpages de films ; les romans sud-américains, l'entomologie, la psychanalyse, les livres de cuisine (voir plus haut), les bottins (à côté du téléphone), les romantiques allemands, les livres de la collection Que sais-je ? (le problème étant de les classer ensemble ou de les ranger avec la discipline dont ils traitent), etc.

2.4. Livres plutôt impossibles à ranger

Les autres, par exemple les revues dont on ne possède qu'un numéro, ou bien La Campagne de 1812 en Russie, de Clausewitz, traduit de l'allemand par M. Bégouën, Capitaine commandant au 3le Dragons, breveté d'État-Major, avec une carte, Paris, Librairie militaire R. Chapelot et Cie, 1900, ou encore le fascicule 6 du volume 91 (novembre 1976) des Publications of the modern Language Association of America (PMLA) donnant le programme des 666 réunions de travail du congrès annuel de ladite association.

2.5. Comme les bibliothécaires borgésiens de Babel qui cherchent le livre qui leur donnera la clé de tous les autres, nous oscillons entre l'illusion de l'achevé et le vertige de l'insaisissable. Au nom de l'achevé, nous voulons croire qu'un ordre unique existe qui nous permettrait d'accéder d'emblée au savoir; au nom de l'insaisissable, nous voulons penser que l'ordre et le désordre sont deux mêmes mots désignant le hasard.
Il se peut aussi que les deux soient des leurres, des trompe-l’œil destinés à dissimuler l'usure des livres et des systèmes.
Entre les deux en tout cas il n'est pas mauvais que nos bibliothèques servent aussi de temps à autre de pense-bête, de repose-chat et de fourretout."

Ninon, Sainte-Eulalie #10


PEREC Georges, Penser/Classer, Éditions du Seuil, Paris, 2003


vendredi 11 mai 2012

Notes brèves sur l'art et la manière de ranger ses livres, Georges Perec, Partie I


"Toute bibliothèque (1) répond à un double besoin, qui est souvent aussi une double manie : celle de conserver certaines choses (des livres) et celle de les ranger selon certaines manières.

Hans Peter Feldman, La bibliothèque des artistes, 2010

Un de mes amis conçut un jour le projet d'arrêter sa bibliothèque à 361 ouvrages. L'idée était la suivante : ayant, à partir d'un nombre n d'ouvrages, atteint, par addition ou soustraction, le nombre K = 361, réputé correspondre à une bibliothèque, sinon idéale, du moins suffisante, s'imposer de n'acquérir de façon durable un ouvrage nouveau X qu'après avoir éliminé (par don, jet, vente ou tout autre moyen adéquat) un ouvrage ancien Z, de façon à ce que le nombre total K d'ouvrages reste constant et égal à 361 :
K+X > 361 > K-Z

L'évolution de ce projet séduisant se heurta à des obstacles prévisibles auxquels furent trouvées les solutions qui s'imposaient : on en vint d'abord à envisager qu'un volume – mettons de La Pléiade – valait pour un (1) livre même s'il contenait trois (3) romans (ou recueils de poèmes ou essais, etc.) ; on en déduisit que trois (3) ou quatre (4), ou n (n) romans d'un même auteur valaient implicitement pour un (1) volume de cet auteur, comme fragments non encore rassemblés mais inéluctablement rassemblables d'une Oeuvres Complètes. A partir de là on considéra que tel roman récemment acquis de tel romancier de langue anglaise de la seconde moitié du XIXe siècle ne saurait logiquement compter comme un ouvrage nouveau X mais comme un ouvrage Z appartenant à une série en voie de constitution : l'ensemble T de tous les romans écrits par ledit romancier (et Dieu sait qu'il y en a!). Cela ne changeait pas le moins du monde le projet initial : simplement, au lieu de parler de 361 ouvrages, on décidait que la bibliothèque suffisante devait se composer idéalement de 361 auteurs, qu'ils aient écrit un mince opuscule ou de quoi emplir un camion. Cette modification se révéla efficace pendant plusieurs années : mais il apparut bientôt que certaines œuvres – par exemple, les romans de chevalerie – n'avaient pas d'auteur ou en avaient plusieurs, et que certains auteurs – les dadaïstes, par exemple – ne pouvaient pas être séparés les uns des autres sans automatiquement perdre quatre-vingt à quatre-vingt dix pour cent de ce qui faisait leur intérêt : on en arriva ainsi à l'idée d'une bibliothèque limitée à 361 thèmes – le mot est vague mais les groupes qu'il recouvre le sont parfois aussi – et cette limite a, jusqu'à présent, rigoureusement fonctionné.
Ainsi donc, l'un des principaux problèmes que rencontre l'homme qui garde les livres qu'il a lus ou qu'il se promet de lire un jour est celui de l'accroissement de sa bibliothèque. Tout le monde n'a pas la chance d'être le capitaine Nemo : 

« ...le monde a fini pour moi le jour où mon Nautilus s'est plongé pour la première fois sous les eaux. Ce jour-là, j'ai acheté mes derniers volumes, mes dernières brochures, mes derniers journaux, et depuis lors je veux croire que l'humanité n'a plus ni pensé ni écrit. »

Les 12 000 volumes du capitaine Nemo, uniformément reliés ont été classés une fois pour toutes, et d'autant plus facilement que ce classement, nous précise-t-on, est indistinct, en tout cas du point de vue de la langue (précision qui ne concerne absolument par l'art de ranger une bibliothèque mais qui veut simplement nous rappeler que le capitaine Nemo parle indifféremment toutes les langues). Mais pour nous, qui continuons à avoir affaire à une humanité qui s'obstine à penser, à écrire, et surtout à publier, le problème de l'accroissement de nos bibliothèques tend à devenir le seul problème réel : car il est bien évident qu'il n'est pas trop difficile de conserver dix ou vingt livres, disons même cent ; mais lorsque l'on commence à en avoir 361, ou mille, ou trois mille, et surtout lorsque le nombre se met à augmenter tous les jours ou presque, le problème se pose, d'abord de ranger tous ces livres quelque part, et ensuite de pouvoir mettre la main dessus lorsque, pour une raison ou pour une autre, on a un jour envie ou besoin de les lire enfin ou même de les relire.
Ainsi, le problème des bibliothèques se révèle-t-il un problème double : un problème d'espace d'abord, et ensuite un problème d'ordre.


David Garcia, Circular Walking Bookshelf




1. De l'espace

1.1. Généralités

Les livres ne sont pas dispersés mais rassemblés. Comme on met tous les pots de confitures dans une armoire aux confitures, on met tous ses livres dans un même endroit, ou dans plusieurs mêmes endroits. On pourrait, tout en souhaitant les garder, entasser ses livres dans des malles, les mettre à la cave ou au grenier ou dans des fonds de placard, mais on préfère généralement qu'ils soient visibles.
Dans la pratique, les livres sont le plus souvent disposés les uns à côté des autres, le long d'un mur ou d'une cloison, sur des supports rectilignes, parallèles entre eux, ni trop profonds ni trop espacés. Les livres sont rangés – généralement – dans le sens de la hauteur et de telle façon que le titre imprimé sur le dos de l'ouvrage soit visible (parfois, comme dans les devantures des librairies, on montre la couverture des livres, mais ce qui, en tout cas, est inhabituel, proscrit, presque toujours considéré comme choquant, c'est un livre dont on ne voit que la tranche).
Dans l'ameublement contemporain, la bibliothèque est un coin : « coin-bibliothèque » . C'est, le plus souvent, un module appartenant à un ensemble « salle de séjour » dont font également partie :

le meuble-bar à abbattant
le secrétaire à abbattant
le vaisselier deux portes
le meuble hi-fi
le meuble télévision
le meuble projecteur de diapositives
la vitrine
etc.

Et qui est proposé sur les catalogues garni de quelques fausses reliures.
Dans la pratique toutefois les livres peuvent être rassemblés à peu près n'importe où.

1.2 Pièces dans lesquelles on peut mettre ses livres

dans l'entrée
dans la salle de séjour
dans la ou les chambres
dans les chiottes

Dans la cuisine on ne met généralement qu'un seul genre d'ouvrage, ceux que précisément on appelle des « livres de cuisine ».
Il est rarissime de trouver des livres dans une salle de bains, bien que ce soit pour beaucoup de gens un lieu favori de lecture. L'humidité ambiante est unanimement considérée comme la première ennemie de la conservation des textes imprimés. Tout au plus peut-on trouver dans une salle de bains une armoire à pharmacie et dans l'armoire à pharmacie un petit ouvrage intitulé Que faut-il faire avant l'arrivée du médecin ?

1.3 Endroits d'une pièce où l'on peut disposer des livres

Sur les tablettes des cheminées ou des radiateurs (l'on considérera toutefois que la chaleur peut, à la longue, se révéler quelque peu nocive),
entre deux fenêtres,
dans l'embrasure d'une porte condamnée,
sur les marches d'un escabeau de bibliothèque, rendant celui-ci impraticable (très chic, cf. Renan),
sous une fenêtre,
dans un meuble disposé en épi et séparant la pièce en deux parties (très chic, fait encore meilleur effet avec quelques plantes vertes).

1.4 Choses qui ne sont pas des livres et que l'on rencontre souvent dans les bibliothèques

Des photographies dans des cadres en laiton doré, des petites gravures, des dessins à la plume, des fleurs séchées dans des verres à pied, des pyrophores garnis ou non d'allumettes chimiques (dangereux), des soldats de plomb, une photographie d'Ernest Renan dans son cabinet de travail au Collège de France, des cartes postales, des yeux de poupée, des boîtes, des rations de sel, poivre et moutarde de la compagnie de navigation aérienne Lufthansa, des pèse-lettres, des crochets X, des billes, des débourre pipes, des modèles réduits d'automobiles anciennes, des cailloux et graviers multicolores, des ex-votos, des ressorts."


(1) J'appelle bibliothèque un ensemble de livres constitué par un lecteur non professionnel pour son plaisir et son usage quotidien. Cela exclut les collections de bibliophiles et les reliures au mètre, mais aussi la plupart des bibliothèques spécialisées (celles des universitaires par exemple) dont les problèmes particuliers rejoignent ceux des bibliothèques publiques

PEREC Georges, Penser/Classer, Éditions du Seuil, Paris, 2003

mercredi 25 avril 2012

Le mouvement dans l'art paléolithique 4/4

Le mouvement dans l'art paléolithique 3/4
            Pélican, Étienne-Jules Marey, vers 1882

            Aujourd'hui, à l'aube du XXIe siècle, l'homme est envahi de représentations visuelles animées. Les mouvements sont toujours représentés avec plus de fidélité et rendus accessibles par la haute définition, les progrès de la 3D et des images de synthèse. Autant dire que le fossé nous séparant des peintures rupestres n'a peut-être jamais semblé aussi grand. Pourtant, sans jamais chercher à renier les analyses proposées par les autres archéologues sur l'art des premiers hommes, M. Azéma réussit à nous donner un éclairage nouveau sur l'art préhistorique. L'hypothèse de la création de figures en mouvement qu'il nous soumet est un questionnement qui n'est en aucun cas  incompatible avec d'autres interprétations. On peut notamment penser à la magie de la chasse, au totémisme ou au chamanisme respectivement évoqués par l'abbé Breuil, Gabriel de Mortillet, et par Jean Clottes dans leurs travaux. M. Azéma imagine que les représentations figurées sur les parois des cavernes servaient peut-être d'acteurs à des récits mythologiques de la tribu. Ou bien la caverne était-elle peut-être pour nos ancêtres un monde imaginaire, une réalité virtuelle, dans laquelle vivait ce bestiaire fictif ? Au delà de la fascination et de l'émotion que nous procure la confrontation à l'art préhistorique, l'auteur salue dans ces représentations la tentative audacieuse de parvenir à restituer l'illusion du mouvement. A. Leroi-Gourhan, avant les recherches menées par M. Azéma, avait déjà souligné l'importance des figures animées dans « L'art pariétal, langage de la préhistoire » : « L'animation, comprise ici comme la traduction d'une action par une figure animée dans une attitude significative, est le seul procédé qui permette de rendre compte du déroulement du temps »[1] Le thaumatrope, un jouet optique dont l'invention est généralement associée au XVIIe siècle, relève par exemple du phénomène de l'animation. Il est intéressant de savoir que M. Azéma a, dans ses travaux, découvert un prototype de « thaumatrope préhistorique », reposant sur le principe d'un dessin représenté de chaque côté d'une rondelle d'os perforée qui, reliée à deux ficelles, pouvait par une action mécanique de rotation figurer un mouvement. Comme si les hommes préhistoriques savaient déjà d'amuser du phénomène de persistance rétinienne. Il convient d'insister sur le fait que la traduction en image du mouvement des êtres vivants est le seul procédé capable de rendre compte du déroulement du temps. En utilisant les notions du juxtaposition ou de superposition pour lire les peinture rupestres, M. Azéma rappelle à notre mémoire des procédés largement utilisés par les artistes de l'époque moderne. Marcel Duchamp, dans son « Nu descendant un escalier » (1912), propose lui aussi une évocation du mouvement par la superposition d'images successives. Le futurisme aborde aussi la représentation d'un geste animé ; c'est par exemple le cas de Giacomo Balla dans « Le vol des hirondelles » (1913), où le peintre restitue par la juxtaposition une volée d'hirondelles tourbillonnantes. Balla recréé ici l'impression de vitesse, de mouvement en peignant ces oiseaux dans un ordre précis, l'un derrière l'autre. Dans son travail, il reprend ce que la chronophotographie avait rendu visible. Dans « La dynamique d'un chien en laisse »  (1912), l'artiste Turinois exploite le procédé de superposition.


                              Dynamisme d'un chien en laisse, Giacomo Balla, 1912

 Quand, en 1878, apparaît la chronophotographie – technique photographique qui permet de prendre une succession de photos à intervalles réguliers permettant d'étudier la décomposition du mouvement de l'objet photographié – il est amusant de constater que le sujet majeur choisi par Eadweard Muybridge est, à l'instar de ses ancêtres préhistoriques, la figure d'un cheval au galop. Lié au développement de la photographie, la naissance du cinéma , dans la seconde moitié du XIXe siècle, repose sur un système d'images éclairées que l'on projette sur un écran. Là encore, le fossé nous séparant de la période préhistorique n'est sûrement pas aussi grand qu'on pourrait le penser : au lieu de projeter une image sur une surface, l'homme préhistorique savait éclairer, au moyen de torches, la surface peinte et on peut supposer que l'illusion d'une animation des figures animales tenait à la vitesse du mouvement de la torche. Comme si toute la grotte ornée prenait vie. Finalement, le travail d'Azéma ne nous rappelle t-il pas à notre condition fondamentale d'humain ? De tous temps, l'être humain a été confronté à un environnement spatial et à une dimension temporelle qu'il cherchait à mieux comprendre. Comme Léonard de Vinci qui en décomposant le vol d'un oiseau, cherchait à maîtriser le mouvement de son projet de machine volante, l'homme préhistorique tentait lui aussi de s'approprier les mouvements de son milieu. En essayant d'animer la course d'un cheval sur les murs d'une grotte, n'était-il pas aux prises avec l'impossibilité universelle de maîtriser les notions de temps, d'espace et de vitesse ?


                            Course de chevaux à Epsom, Théodore Géricault, 1821

[1] LEROI-GOURHAN André, L'art pariétal, langage de la préhistoire, Jerôme Million, L'homme des origines, Grenoble, 2009, p.324

lundi 23 avril 2012

Le mouvement dans l'art paléolithique 3/4

Le mouvement dans l'art paléolithique 2/4
 La question des superposition est l'objet de nombreuses controverses : il s'agit avant tout de savoir si ces superpositions sont l'œuvre d'une même personne, dans un temps donné. C'est pour M. Azéma, la « cohérence » de l'ensemble qui permettra de répondre à cette question. On pourrait également ne voir derrière ces multiplications de lignes appelées superpositions qu'une volonté de revenir sur un travail insatisfaisant ; à propos de la notion de superposition, M. Azéma s'exprime en ces termes :
« [elle] se heurte en premier lieu à celle du repentir. Bien entendu, nombreuses sont les œuvres paléolithiques qui présentent des repentirs, il n'y a qu'à voir les tablettes gravées de La Marche ou les panneaux foisonnants de la grotte des Trois-Frères. »
Toutefois, il ne faudrait pas réduire le phénomène de superposition à la seule manifestation du repentir. Comme l'évoque A. Marshack, les « contours multiples » sont le signe d'une réutilisation de l'image dans le temps : les reprises successives des représentations, parfois sur de très longues périodes, seraient à la fois symboliques et rituelles. Mais M. Lorblanchet suggère qu'il « peut s'agir de tracés cinétiques instantanés exprimant d'emblée le mouvement, c'est-à-dire une représentation symbolique de la vie d'un animal ». On s'aperçoit aisément de la multiplicité des lectures quant à la notion de superposition ; notre attention se porte en particulier sur la dimension temporelle propre à ces figures de mouvement, qualité qui semble être reconnue par de nombreux chercheurs. En essayant de « donner vie aux animaux », de les animer donc, l'artiste paléolithique se confronte au mouvement et au temps nécessaire à ce mouvement, cette vie animée. Comme modèle de la décomposition du mouvement par superposition d'images successives, on peut commenter le cheval n°45 de Lascaux: on note la présence de trois têtes et encolures qui sont agencées de manière à reproduire la décomposition du mouvement vers l'avant, comme pour illustrer l'agitation de la tête lorsque l'animal se déplace au galop. 


Lascaux, La salle des taureaux dans les années 1940.


La seconde notion développée est celle de la juxtaposition, où l'on reproduit plusieurs positions prises successivement dans le temps par l'animal, les unes à la suite des autres et orientées dans la même direction suivant le principe de la file. Comme pour le procédé de superposition, l'ensemble des images doit former un tout cohérent. L'homme préhistorique « A-t-il voulu décomposer le mouvement d'un seul animal en plusieurs images successives ou représenter une file d'animaux en mouvement dans des positions reflétant une succession dans le temps ? Peu importe, c'est l'idée même de succession temporelle qui est ici fondamentale. » [1]
 Selon M. Azéma, G. Prudhommeau a eu une intuition comparable à la sienne dans les années 50 et s'est, lui aussi, intéressé à la décomposition du mouvement animal dans l'art pariétal. Le « Panneau des Cerfs Nageant » à Lascaux est sans doute l'exemple le plus probant d'une décomposition du mouvement par juxtaposition d'images successives. On observe que les figures peuvent se lire dans les deux sens, les têtes se lèvent plus ou moins haut, les oreilles sont plus ou moins plaquées en arrière, et les yeux semblent eux aussi être animés.
« Pour G. Prudhommeau, il 'donne de grands coups de tête', cet auteur voyant dans ces 5 cervidés des animaux nageant. De son côté, A. Leroi-Gourhan propose la même interprétation mais rajoute 'qu'on peut tout aussi bien les imaginer passant la tête au-dessus des fourrés, car leur port de tête est aussi celui du brame.»
Selon G.Prudhommeau, le même procédé aurait été utilisé sur le Grand Plafond d'Altamira : « Altamira semble avoir été un lieu de prédilection pour les artistes sachant analyser le mouvement avec une grande précision. Parmi les bisons debout de profil à gauche, nous remarquons deux phénomènes à cinq pattes, l'un à trois pattes antérieures. Si on restitue par le cinéma le mouvement de la patte antérieure droite, on s'aperçoit qu'il gratte le sol comme le font si souvent les taureaux de combat dans l'arène. Quant à son congénère, trois pattes postérieurs, la réanimation de sa patte droite ne le fait pas du tout gratter le sol, mais taper du sabot, comme le taureau qui piétine. »[2]
M. Azéma, nous prouve à l'aide d'exemples pertinents que l'homme a su traduire graphiquement la perception du mouvement, bien avant l'apparition de la photographie. Par un tableau (fig.7), il nous montre l'évolution de l'image animée dans l'histoire de l'humanité ; il puise des exemples dans la Frise des Lions de La Vache, en passant par la Colonne de Trajan qui se déroule comme une bande dessinée, pour arriver jusqu'aux croquis de Léonard de Vinci qui reproduit la décomposition du vol des oiseaux. Ces sauts énormes dans le temps nous font prendre conscience de la préoccupation constante qu'on eu les êtres humains à représenter une image en mouvement. Aujourd'hui, la bande dessinée serait l'héritage de l'art paléolithique car « la décomposition du mouvement par superposition d'images successives y est régulièrement employée. »

En inventant graphiquement deux processus de décomposition du mouvement : la décomposition par superposition d'images successives et la décomposition par juxtaposition d'images successives, l'homme préhistorique parvient à formuler graphiquement la dimension du temps.

                                             Grand panneau des lions, grotte Chauvet

            Afin de faire appel aux idées introduites par M. Azéma dans ses travaux, nous allons proposer l'étude d'une œuvre préhistorique qui détient les différents concepts relatifs à la représentation du mouvement dans l'art pariétal. Cette étude de cas portera sur « Le grand panneau » de la grotte Chauvet (Ardèche), et plus spécifiquement sur l'épisode de chasse entre des lions et des bisons (volet droit du Grand panneau). Cette scène fait partie d'une frise qui se déroule sur plus de 10 mètres ou la plupart des espèces modèles sont représentées (chevaux, lions, bisons...). Les représentations produites sur ce panneaux sont très naturalistes et contiennent tous les principes de la narration graphique : celle-ci sert à raconter et à traduire la vie de ses animaux apparemment figés sur la paroi. Cette production incarne une véritable mise en scène, qui a certainement été conçue dans son ensemble et dans le même temps. Nous savons que dès les origines de l'art, l'artiste paléolithique s'est préoccupé de donner vie aux modèles reproduits sur la roche, cette animation concerne le corps de l'animal en entier ou l'une de ses parties. Ces mouvements contribuaient à exprimer des actions, des comportements qui faisaient sens pour les artistes-chasseurs de la préhistoire. À la lecture du volet droit du « Grand panneau » de Chauvet, la notion de narration graphique est évidente ; d'un premier coup d'oeil,  on observe un long déplacement de la droite à la gauche du panneau. Ensuite, on remarque que des têtes de lions sont représentées en train d'attaquer le groupe de rhinocéros. Au total, pas moins de seize félins sont représentés et évoquent à chaque fois différents plans : certains sont plus petits, plus lointains, d'autres au contraire plus proches. On arrive même à percevoir que quelques uns semblent grogner ou rugir, ce qui fait directement appel à l'étude des comportements proposée par M. Azéma ; l'artiste  a rendu avec une grande pertinence l'état d'agressivité des lions, qui s'apprêtent à bondir sur le troupeau : plus les têtes se rapprochent de leur proie, plus on a l'impression qu'elles ouvrent leurs gueules vers l'avant. Une convention graphique que l'on n'avait pas encore rencontrée est ici mise en lumière par M. Azéma, celle de la synecdoque :
« Pour exprimer cette ruée collective, les artistes ont eu recours à une convention graphique, la synecdoque, qui consiste à ne représenter qu’une partie d’une action pour l’évoquer dans sa totalité »
En effet, on voit bien qu'un seul animal est figuré en train de courir sur le troupeau, mais cela suffit à représenter un mouvement d'ensemble. On en vient maintenant à se demander si l'artiste a cherché à représenter un seul lion et un seul bison en action ?  Dans ce cas, nous aurions affaire à ce que   M. Azéma appelle la superposition d'images successives, qui crée une décomposition du mouvement, et suggère ainsi une action. N'oublions pas que le mouvement devait être restitué et accentué par les torches qu'utilisaient les hommes préhistorique dans les grottes ; c'est certainement en mettant en action ces torches que les panneaux successivement éclairés s'animaient. De l'étude de ce panneaux, deux grandes notions sont essentielles : la première est le principe d'animation séquentielle,  qui comme la superposition d'images successives, est rattachée au cinéma. La seconde notion est celle du système de narration graphique, comme les images juxtaposées qui sont des séquences qui se succèdent, et qui ici fait appel à la bande dessinée. Les artistes de la Préhistoire,  auraient  inventé, au minimum pressenti, le concept moderne de dessin animé voire de cinématographie. M. Azéma a démontré cette hypothèse grâce à des techniques info-graphiques et audiovisuelles qui lui ont permis d'animer des figures pariétales. [3]

[1] AZÉMA Marc, L'art des cavernes en action, t.II, Les animaux figurés. Animation et mouvement, l'illusion de la vie, Errance, Paris, 2010, p.436
[2] Ibid., p.440 
[3] AZÉMA Marc, La préhistoire du cinéma : origines paléolithiques de la narration graphique et du cinématographe, Errance, Paris, 2011