mardi 29 novembre 2011

Entretiens photographiques - J.M. Lacabe




SYNTHÈSE

Le 27 octobre 2011 
Jean-Marc Lacabe est aujourd'hui directeur artistique de la Galerie du Château d'eau à Toulouse. Dans cet entretien, après avoir évoqué sa jeunesse et l'itinéraire personnel et professionnel qui l'a mené jusqu'ici, il discute la notion aujourd'hui ambivalente de la photographie. Alors que certains ouvrent une dichotomie entre "photographie d'artiste" et "photographie d'auteur", M. Lacabe abolit ces distinctions et affirme qu'il n'existe que des travaux photographiques, bons ou mauvais, qu'en aucun cas - que ce soient les Becher, Wall ou d'autres artistes - il n'existe de rupture esthétique, intentionnelle ou plastique entre eux et les autres photographes. Tout au plus s'installe une séparation de ces deux mondes dans les réseaux et les marchés, les marchés de l'art, plus intéressants financièrement attirant de plus en plus de photographes.




Merci à M. Lacabe
merci à Julie pour son aide

A suivre : Yves Michaud

samedi 26 novembre 2011

Mea Culpa, ou De l'Homme Changeant. Première partie.

     Cet article, qui fait suite à celui que j'ai publié il y a deux jours à propos du film "Intouchables", vise à apporter  une légère correction à l'opinion bien tranchée que j'en avais.

    Souvenez-vous de mes glapissements outragés et péremptoires, rappelez-vous de quelles formes outrageantes s'est revêtu mon discours, discours qui ne s'embarrassait pas de subtilités langagières  hypertrophiées, discours imbu de lui-même, à l'image, peut-être, de son auteur ; mais que celui qui n'a jamais médit sans connaitre me jette la première pierre.

    Il me faut reconnaitre mon erreur. En effet, "Intouchables", en tant que film comique, est une réussite. Il est drôle. Il est assez finaud. Il n'a rien à voir avec ces films de beaufs regardés par des beaufs (les amateurs des "Bronzés" peuvent se sentir visés, puisque c'est entre autre vers eux que vole, iridescent  et pailleté, mon mépris non dissimulé). Il nous fait, parfois, réfléchir, tant le comique et l'absurde de certaines situations font ressortir avec acuité nos accès de misère et de lâcheté à nous, spectateurs. En cela, c'est une réussite. Il y a une certaine sincérité dans ce film qui fait que l'on en ressort sans avoir l'impression d'avoir été pris pour un imbécile.

     Ce qui pose cependant problème, c'est le "sous-texte", cette idéologie, ou, pour être plus juste, ces idées, ces stéréotypes, qui, au prétexte de faire rire, ne font que renforcer certains présupposés, comme on dirait en sociologie. 
Ainsi, un exemple concret de l'idée que l'on se fait de l'art contemporain émerge à plusieurs reprises au cours du film. Il est toujours payant de placer deux ou trois bourgeois, dans une galerie, devant une œuvre incompréhensible, qui a tout l'air d'être d'une ineptie et d'une vacuité sans nom (1) (que l’œuvre ressemble à un vague gribouillis ou à une vilaine tache est un plus - c'est le cas ici). Faites donc discourir ces bourgeois (qu'ils prennent l'air pénétré en se tenant le menton tout en hochant la tête constitue un plus) de manière à que leur péroraison nous fasse bien saisir le côté artificiel et hypocrite de cet art. Et puis, brisez la glace en faisant intervenir un esprit naïf, enfantin, un bon sauvage que n'aurait pas contaminé le vice de la civilisation qui, par la vertu rafraichissante de son intervention va susciter, par le rire qu'il provoque, une véritable prise de conscience de la fausseté de nos rapports à l'art, à l'argent, et, finalement, à la vie. Opposez tout d'abord sa vivacité, sa vitalité, à l'immobilité contemplative qu'implique une œuvre (l'assimiler à l'ennui est un plus). Montrez bien à quel point ils sont ridicules, ces bourgeois pénétrés de respect pour ce truc bizarre collé au mur (insister sur le caractère minimaliste du lieu, d'une blancheur immaculée, froide,  est un plus).
Continuez votre travail de sape en mettant en avant le prix extravagant de cette œuvre (en l'occurrence, 40 000 euros, - que le bon sauvage écarquille les yeux en ouvrant grand la bouche est un plus), et enfin terminez en faisant remarquer par le bon sauvage que lui aussi pourrait en faire autant (ce qui donne, dans le cas présent, "alors le mec il a saigné du nez et il a fait une toile").
Bien sûr, il s'agit d'une caricature, destinée à faire rire ; bien sûr, il n'y a pas d'inscription sur l'écran disant "L'art contemporain, c'est de la merde". Bien sûr, toute caricature n'est que l'exagération d'une situation réelle ; on ne peut nier que le monde de l'art contemporain est devenu en grande partie un business, qui brasse des millions, que certains utilisent comme "marqueur social" en se pâmant devant des œuvres auxquelles ils n'entravent que dalle. Le problème, c'est que cette vision réductrice est la seule qui nous est proposée ici. On aurait tendance à oublier qu'il existe des artistes qui ne sont pas cyniques,  qui ont une vraie démarche, on oublie que ces artistes justifient leur travail et ont une vraie vision, s'inscrivant dans un courant de pensée, théorique, artistique, etc., ce qui est totalement occulté par ce genre de films.

    Vous pouvez aller dans n'importe quel musée d'art contemporain, si vous ne lisez pas la présentation des artistes et de leurs œuvres, vous ne comprendrez rien. Si vous voulez comprendre immédiatement et avoir une sensation instantanée, vous allez dans le salon de votre grand-mère admirer ses magnifiques points de croix ou cette fabuleuse aquarelle de Pornic achetée en 1975 lors de sa trentième année de mariage ; ou alors, vous vous rendez au Louvre regarder la Joconde (et encore, combien de personne regardent-elles ce tableau en connaissant à peine l'auteur, si peu l'époque, ne sont pas capables de le restituer dans un quelconque contexte historique. C'est un autre débat, de l'universalité et de l'immémorialité du beau, qui aura lieu plus tard).

    En somme, la vision de l'art que professe ce genre de film est extrêmement réactionnaire, oubliant que l'art, depuis une bonne centaine d'années, se préoccupe de moins en moins du beau, qu'il donne à réfléchir peut-être plus qu'à voir et que, oui, il ne se donne pas immédiatement mais impose au spectateur un questionnement, une attention, oubliant en somme que l'art n'est plus décoratif.
Ainsi il est facile de faire du populisme en adoptant les oripeaux du parler vrai opposé à cette idée fantasmée d'un parler officiel et réactionnaire ; finalement, ce film ne propose rien d'autre qu'une idéologie du divertissement, où tout doit être facile, léger, divertissant, immédiatement compréhensible. Un monde d'où toute gravité aurait disparue, dans lequel tout devrait être drôle, fun, que nous devrions "kiffer grave", comme le dit notre bourgeois handicapé - et c'est à ce moment du film que le spectateur comprend, ému, les larmes aux yeux, que ça y est, que notre handicapé a franchi la frontière, celle qui le séparait du triste monde gris et terne de la culture savante pour entrer de plain-pied dans le monde merveilleux de la culture populaire, qui vit, ELLE ! Il se baladait dans un triste film en noir et blanc et se retrouve projeté en Technicolor chez le magicien d'Oz.
Et putain, ouf.

Nous verrons dans le prochain épisode de quelles autres manières s'incarne cette polarisation binaire entre "culture savante" et "culture populaire". Et vous allez kiffer, les keums.






1. On retrouve la même situation dans "Mon pire cauchemar" d'Anne Fontaine, actuellement au cinéma. 


lundi 21 novembre 2011

Bébête, Dada ?


Dada charrie dans ses eaux deux corps élémentaires : le mystère de son nom et les scandales qui y sont associés. De ces deux linéaments naissent des liens assez spontanés avec l'idée de bêtise. Le nom seul est en ce sens plus éloquent que toutes les légendes censées le justifier, éclairer ses origines (et dont la plus fameuse est celle du dictionnaire et du coupe-papier – mais on le sait, jamais un coup de dé …) il renvoie au monde de l'enfance, de l'infra-langage (in-fans), de la matière du mot - du mot qui est matière avec laquelle l'enfant joue ; qui est pure désignation. Bêtise originelle que n'informe pas le langage. Dada aussi, redondance, vase clos du signifiant qui est bégaiement, qui est, d'une autre manière, défaut d'éloquence, qui ne veut (peut) rien dire, « littéralement et dans tous les sens ».
 
Les scandales s'agrègent au nom (si bien que s'il dénote un mouvement artistique, il en est venu à connoter la déflagration du Scandale et son anti-conformisme). Scandale que sème dans la société bourgeoise du début du siècle dernier ce mouvement régressif, vil, violent, corporel – ce mouvement bête, qui fait surgir la bête tapie en nous[1], qui éprouve la résistance de la civilisation à ses propres tabous.

Picabia -  Fille née sans mère

Bête, une bête, Dada l'est vraiment dans sa volonté affichée de destruction absolue, à commencer par celle de l'Art, et de ses icônes. Dada sape scrupuleusement la notion d'Art par un recours permanent à la trivialité, à des matériaux vils, censément réfractaires à tout potentiel esthétique. Dada fait feu de tout bois ; envie de table rase, de ne plus rien laisser sur pieds : « balayer, nettoyer », dira Tzara[2]. Nihiliste, Dada ? Il le voudrait bien, mais il ne faut pas oublier que « le nihilisme intégral, en matière d'Art ou de poésie, n'existe pas. Toute destruction entraîne une construction. »[3] Ainsi, par sa volonté même de négation totalisatrice, Dada met en place les conditions de son affirmation. Si l'on s'en tient à la poésie : en ayant recours à des formes verbales dégradées (publicité, journaux, lieux communs) et par le principe de la libre association, Dada donne naissance à une langue absolument spontanée, libérée, in-correcte, im-médiate. Dada révèle le potentiel poétique d'une forme méprisée, ostracisée du langage verbal : le langage bête. Bête parce que primitif (on en revient toujours au nom …), primitif parce qu'impliquant deux horizons de notre être que l'on nous apprend soigneusement à canaliser, à évacuer – à civiliser : l'inconscient, et le corps, qui deviennent creusets, supports de l'expérience plastique et verbale. De cette manière, il parvient à « atteindre l'être dans sa cohérence, ou mieux, dans sa cohérence primitive (…) unité absurde seule originelle »[4].
 
Dada, en détruisant ce qui l'empêche, en « crevant l'abcès du subconscient », laisse remonter des bas-fonds de notre être ce qu'il contient de fondamentalement poétique, au sens de créateur. L'énergie destructrice de Dada est la voie vers ce qu'appelait de ses vœux le Cabaret Voltaire de Zurich : « l'art le plus nouveau », que la spontanéité de la bêtise déleste enfin de sa majuscule.


[1]« Et le Voreux, au fond de son trou, avec son tassement de bête méchante, s'écrasait davantage, respirait d'une haleine plus grosse et plus longue, l'air gênée par sa pénible respiration de chair humaine. » E. Zola, Germinal
[2]Manifeste Dada, 1918
[3]M. Sanouillet
[4]J. Rivière

jeudi 17 novembre 2011

Les Intouchables, insupportables ?

 

La bande-annonce du film "Les Intouchables", qui s'annonce comme l'événement box-offistique de cet automne (il devrait, hélas, atteindre les 10 millions d'entrées), m'avait fait m'étrangler devant l'ineptie de la chose. La seule vue de cette bande-annonce, la minute trente qui m'avait été infligée avait laissé dans ma bouche un goût sucré, comme si quelqu'un m'avait forcé à ingérer un mélange de miel et de sirop d'érable, mâtiné d'un  peu sirop de canne pour faire bonne mesure, tout en m'enjoignant, pistolet braqué sur la tempe, de trouver, par avance, ce brouet "magnifique et formidable". Je décidai donc de boycotter ce qui me paraissait n'être que le dernier avatar d'une entreprise de phagocytage de la pensée et de dépolitisation de l’œuvre d'art. Ou quand le divertissement n'est plus seulement divertissant, mais également acte de propagande et de désinformation, qui ne constituerait plus que la légitimation d'un ordre social injuste dont il me faut dire de celui qui ne l'abhorre pas qu'il est, au mieux, un inconscient, au pire, un beau fils de pute. 
Et puis vint cet article de Libération, reproduit ci-après, qui semble confirmer exactement ce que j'avance, et qu'il m'a semblé utile de porter à votre connaissance.
Alors bien sûr, je vois déjà poindre les critiques à l'horizon, comme la tempête qui se lève au loin sur le terrible Pacifique (et quel nom trompeur en vérité), prête à emporter mon fragile esquif critique. 
La première va consister à mettre en pièce la validité de mon jugement au prétexte que je n'aurais pas vu le film. Outre le fait qu'il me semble tout à fait possible de porter un jugement sur une œuvre que l'on n'a pas vue, ou lue, en se basant sur différents éléments, (et en l'occurrence la bande-annonce, en ce qu'elle porte en elle l'esthétique et "l'idéologie" du film, semble ici amplement suffisante), cette critique sera bientôt caduque dan la mesure où, décidant de faire don de mon corps et de mon réseau synaptique à la science, je me suis décidé à voir prochainement ce film. 
La deuxième, plus intéressante, et plus pernicieuse, car n'étant pas forcément dénuée de tout fondement, ou, du moins, mettant au jour un syndrome dont certains sont effectivement atteints, consisterait à me taxer de "snobisme", "d'intellectualisme", sous le prétexte que, rejetant tout succès dit "populaire" (en l'occurrence, nous pourrions dire "populiste", sans crainte de nous voir opposer un démenti trop difficile à désamorcer), je ferais de ma "différence", et de ma "liberté", une tour d'ivoire dans laquelle je me réfugierais, me tenant ainsi à l'écart de la grossièreté d'un peuple que n'embarrasseraient pas des questions telles que "esprit critique", "réalité sociale", etc. Ce n'est évidemment pas le cas. Je ne fais pas du rejet de l'unanimisme dans cette situation précise une profession de foi dogmatique. Je ne suis pas un gardien du temple. 
Pour finir, remémorons-nous ensemble, je vous prie, ces paroles ailées de Paul Valery, prononcées lors de son discours de réception à l'Académie Française, en 1927.
"La crédulité, pensai-je, n’est pas difficile. Elle consiste à ne pas l’être. Il lui suffit d’être ravie. Elle s’emporte dans les impressions, les enchantements, et toute dans l’instant même, elle appelle la surprise, le prodige, l’excès, la merveille et la nouveauté. Mais un temps vient, quoiqu’il ne vienne pas pour tout le monde, que l’état plus délié des esprits leur suggère d’être exigeants. De même que les doctrines et les philosophies qui se proposent sans preuves trouvent dans la suite des temps plus de mal à se faire croire, et suscitent plus d’objections tellement qu’à la fin on ne retienne plus pour vrai que ce qui est vérifiable, ainsi va-t-il dans l’ordre des arts. Au doute philosophique ou scientifique, vient à correspondre une manière de doute littéraire."
A "doute littéraire", nous pourrions substituer le terme "doute artistique". Par cela nous entendons, bien sûr, polysémie, multiplicité des sens, remise en question, recherche formelle, etc. Concepts que semble ignorer royalement ce film ; mais chut : nous ne voulons point troubler la douce quiétude des esprits alanguis ; nous ne voulons point prendre le risque de nous faire traiter de pisse-vinaigre par la populace engourdie ; ainsi nous retirons-nous dans cette nuit fuligineuse qu'éclaire seulement la lueur vacillante d'un alcool interdit.

NOTA BENE : les passages passés en gras, que ce soit dans le texte de Paul Valéry ou dans le corps de l'article, l'ont été par nos soins.

 

   «Intouchables»? Ben si…

Par GÉRARD LEFORT, DIDIER PÉRON, BRUNO ICHER 
Bisounours. Enorme succès, la comédie sociale bien pensante d’Eric Toledano et Olivier Nakache, déploie tous les unanimismes du moment. Visite guidée.

Omar Sy et François Cluzet, dans "Intouchables". - Thierry Valletoux
Au lendemain de la troisième Journée mondiale de la gentillesse, entre Intouchables et Indignés, nous sommes pris dans les deux mâchoires d’un même étau : dire du mal, c’est pas bien. La comédie d’Eric Toledano et Olivier Nakache, sortie le 2 novembre, n’est déjà plus un film mais, du haut de ses plus de 2 millions d’entrées, un de ces fameux phénomènes de société qui contraint à se poser la question de l’unanimité. Intouchables, la polysémie du mot est riche : elle désigne la plus basse extraction dans le système indien des castes, pas touche aux intouchables, parias et maudits. Mais toucher aux Intouchables ce serait aussi toucher aux Incorruptibles (the Untouchables en VO) avec le risque afférent de se prendre, au mieux, une baffe. Touche pas aux Intouchables, comme on dit «Touche pas à mes potes !» Osons cependant que le succès du film est le fruit d’un conte de fées cauchemardesque : bienvenue dans un monde sans. Sans conflits sociaux, sans effet de groupe, sans modernité, sans crise. A ce titre, en cet automne, il est LE film de la crise, comme si la paralysie d’un des deux personnages principaux n’était pas seulement celle du film, mais celle d’un pays immobilisé et de citoyens impotents à qui il ne resterait plus que leurs beaux yeux pour rire et pleurer. Le beau et plat pays des Bisounours raconté par un film terriblement gentil. Visite guidée en sept symptômes.

L’histoire, c’est vrai
A deux reprises, Intouchables souligne que «ceci est une histoire vraie». Une première fois dès le générique, comme des centaines d’autres films qui trouvent dans cette formule magique la légitimité indiscutable de leur propos. Peu importe la manière dont cette histoire va être racontée, elle est «vraie». Avec ces Intouchables, on est donc aimablement priés, un flingue émotionnel sur la tempe, de s’attendrir sur la situation respective des deux personnages, l’un grand bourgeois dans un corps cabossé (tétraplégie), l’autre, black de banlieue, abonné au chômage. Au cas où les larmes ne seraient pas montées par litres aux yeux des spectateurs, une dernière couche est apposée au générique de fin. Les «vrais» personnages, ceux qui ont inspiré Omar Sy et François Cluzet, Philippe Pozzo di Borgo et Abdel Sellou, surgissent comme une sorte de preuve à l’appui. L’expression de «chantage au vécu» reprend plus que jamais de la vigueur.

La lutte, c’est pas classe
Intouchables promeut l’union sacrée des riches et des pauvres confrontés à leur échelle aux adversités de l’existence. La fable abolit la méfiance qui règne entre classes sociales et la remplace par un mélange de bonhomie et de sans-gêne. Personne n’exploite personne et les écarts de fortune ne sont jamais un problème ou même un facteur de frustration (du côté des employés). La comédie sociale française organise régulièrement ces rencontres entre bourgeois et prolos. On l’a vu dans les Femmes du 6e étage de Philippe Le Gay, ou récemment dans Mon Pire Cauchemar d’Anne Fontaine (une galeriste d’art et un beauf alcoolo doivent cohabiter au nom de l’amitié entre leurs enfants). Le plaisir collectif pris à ce type de fiction, c’est sans doute que le conflit global entre mondes sociaux (le thème de la domination) est ramené à une série d’incompréhensions factuelles et faciles à surmonter. Les antagonismes deviennent des quiproquos, les sources de révolte finissent en éclat de rire.

L’argent, c’est gentil
Philippe est milliardaire, Driss pointe au Pôle Emploi. Mais on se saura jamais combien ça leur rapporte à l’un ou à l’autre. Ni le montant du salaire octroyé au second pour devenir l’employé du premier. Quant à l’origine de la fortune du tétraplégique logeant dans un hôtel particulier à Paris… Boursicoteur, escroc financier, marchand d’armes, héritier ? A deux reprises cependant, il est question de certaines sommes. Lors d’une estimation d’un tableau d’art contemporain (plus ou moins 50 000 euros) et, surtout, lorsqu’il s’agit de rétribuer les débuts de Driss dans la peinture : 11 000 euros pour sa première toile, le compte est bon sous nos yeux en grosses coupures. Un black payé au noir (rires ?) Sinon l’argent invisible sert à se payer une armée de domestiques, des grands restaurants, des séjours dans les palaces, des allers-retours à la montagne en jet privé, des vêtements de luxe. Pour information, la Maserati, très présente à l’écran, dans le rôle du véhicule principal, coûte environ 130 000 euros.

(...)

L’autorité, c’est grave
Driss a fait de la taule, mais il baisse la tête devant maman quand elle lui dit qu’il est un vilain garçon. Plus tard, Driss gronde son petit frère de 15 ans qui fait le dealer pour des mafieux du quartier. Il le «recadre» (le verbe est dans le film) comme il «recadre» la fille adoptive de Philippe, archétype de la gamine gâtée-pourrie qui ne respecte personne. Il remet aussi à leur place des automobilistes mal garés («Toi, Patrick Juvet, tu dégages !»). Le personnage du banlieusard foutraque, qui a des armes dans son sac de voyage et nargue les flics en roulant à 300 à l’heure sur l’autoroute, est aussi, quand ça l’arrange, le gardien sourcilleux du bon ordre. La morale à géométrie variable, assaisonnée de leçons de vie, est évidemment un ressort efficace pour tous et n’importe qui, car chacun veut la loi pour les autres et la liberté pour soi.

La culture, c’est pire
L’art contemporain ? Une imposture puisque j’en fais autant tous les matins dans ma salle de bains. La musique classique ? Un ennui à périr. L’opéra ? Une plaisanterie, d’ailleurs j’en ris. Baudelaire ? Un pensum, antidrague. Tout cela dit au nom du parler banlieue, du parler d’en bas, du parler incorrect, tous synonymes du parler vrai. Qui n’est pas du tout le fantasme d’un parler minoritaire, mais un parler dominant. Le film ne parle pas le français, il parle le TF1 en première langue et le Canal + en option travaux pratiques.

L’émoi, c’est mou
Pas besoin de micro-trottoir à la sortie des salles pour recueillir les émotions : on a passé un super-moment ensemble ; c’est distrayant ; mes enfants ont a-do-ré ; on rit, on pleure, que demander de 
plus ? Plus, toujours plus, justement. La dictature de l’émotion comme cache-misère de l’absence totale de pensée. Cet enfumage relève d’un marketing qui, bien au-delà d’un film, infeste la production culturelle majoritaire et son commentaire et fait pousser sa mauvaise graine dans le champ de la politique. Etre ému, c’est être pitoyable, ricaner et pleurnicher en masse au spectacle payant de ses propres néants et damnations. D’ailleurs le film, dans un rare moment d’égarement, le pense lui aussi, quand Philippe dit qu’il aime Driss parce qu’il est sans pitié !


D’autres succès possibles…

Par GÉRARD LEFORT, DIDIER PÉRON


Quelques propositions de suites libres de droit. Titre de travail, les Nains touchables : «Un aristo rencontre un lascar vicieux qui lui vide son compte en banque avant de le pousser sous une rame de RER.» Ou bien : «Un aristo rencontre un ouvrier bien gaulé. A la suite d’un rapport SM un peu sportif, il devient tétraplégique.» Ou bien : «Un ouvrier, pris de boisson, tombe d’un échafaudage Bouygues. Il est relevé par un grand bourgeois catholique récemment converti à l’islam intégriste qui lui donne son portefeuille d’actions Areva, ses bénéfices de spéculations sur la dette grecque et le code d’accès à son paradis fiscal. Le prolo, politisé à mort, le prend mal. Résultat : le fauteuil roulant.» Ou bien, version costumée : «Sur une île déserte, Crusoé, banquier échoué à la suite d’une croisière VIP mal préparée, se met à la colle avec Vendredi, un indigène accort et pas bégueule qui lui apprend toutes les coutumes de son beau pays. Mais les conditions sanitaires laissant à désirer, Crusoé attrape des maladies. De nouveau, fauteuil roulant, mais en bambou cette fois. Peu commode sur la plage.»

mardi 15 novembre 2011

Düsseldorf 4 : Epigones

Article précédent : Gursky
Thomas Struth

Rendons hommage dans cette quatrième partie à des artistes peut-être moins connus – ou moins cotés, si toutefois il y a une différence – que les précédents, mais vers lesquels nous pousse notre goût personnel, visuel autant qu’intellectuel. Ces autres photographes ne sont pourtant pas des inconnus, le plus connu dont nous n’avons pas encore parlé étant Thomas Struth – qui est par ailleurs internationalement connu. Thomas Struth pour, en premier lieu, ses photographies de ville à l’intérieur desquelles, si elles s’inscrivent dans un objectif revendiqué un peu décevant – celui d’illustrer l’ambiance d’une ville -, on peut remarquer le traitement des passants qui a évolué au cours de son œuvre. En effet, ses photographies, au départ tout à fait vides de présence humaine, « renvoyant au fait que l’inconscient, en tant que structure interne de l’être humain, est envisagé  comme espace public intériorisé. »[1], se sont peu à peu remplies, atteignant l’idéal du paysage wallien déjà décrit à propos de Gursky : l’individu décrit comme agent social et non plus comme figure reconnaissable.
Thomas Struth

Mais le travail qu’il a certainement le plus abouti reste le travail autour du concept de musée et des comportements des spectateurs, Museum Photographs,  constitué de trois séries distinctes : la première représente des « photographies traditionnelles »[2] de tableaux devant lesquels se tiennent des spectateurs qui n’ont pas conscience d’être photographiés, tant ils sont absorbés dans leur contemplation ; ce qui est ici intéressant est la juxtaposition de deux espaces qui apparaissent comme ontologiquement distincts : le monde des œuvres d’art et le monde des spectateurs. La deuxième série de photographie ne contient aucun tableau et prend un tour plus architectural ; le photographe a fait poser des acteurs comme des spectateurs en train de contempler une œuvre. Enfin, la dernière série, Audience, reproduit de véritables spectateurs absorbés devant le David de Michel-Ange, l’appareil étant situé entre ces spectateurs et l’œuvre elle-même. La force de cette série est sa spontanéité autant que sa performance visuelle : les spectateurs semblent complètement oublier qu’ils sont en train de se faire photographier, le processus ne leur étant par ailleurs aucunement dissimulé ; il décrit bien le phénomène diderotien d’absorbement et interroge avec force le rapport que nous entretenons avec l’art et la culture et que la photographie entretien avec ces institutions, problématisant la question de la clôture (la présence du David étant implicite et nécessaire à la série) pour explorer les limites de l’autonomie esthétique de la photographie. 
Thomas Struth

Saluons enfin rapidement sa photographie de Notre-Dame de Paris, à mi-chemin entre ses photographies de ville et de musées, rompant avec un symbole du tourisme planétaire dont on se demande, ainsi aplati par la frontalité, d’où vient sa beauté si ce n’est dans la délicate palette chromatique du photographe. Plus importantes encore peuvent être ses portraits de famille habités par une étrange intimité et qui rappellent les œuvres de Patrick Faigenbaum.
Axel Hütte

Si la pratique du portrait, qu’il a pourtant inaugurée au sein de l’école de Düsseldorf, n’a jamais rencontré le succès, favorisant injustement les photographies très similaires de Thomas Ruff, Axel Hütte a pourtant toujours soutenu une activité photographique conceptuelle questionnant avant tout le thème du regard. Cela est particulièrement sensible dans ses photographies de paysage, dans lesquelles Axel Hütte reprend les codes de la « veduta » pour les déjouer, non sans mélancolie toutefois ; les images décrivent des paysages mutilés par l’homme mais tout de même consommables sur le plan esthétique, des paysages dans lesquels l’élément architectural vient apporter une dimension géométrique intéressante mais aussi la trace de l’homme abîmant toute la pureté romantique de la scène ; enfin, des espaces vierges, mais qu’on peut imaginer comme en sursis, d’une pureté provisoire. 
Axel Hütte

A l’inverse de ses professeurs, il n’hésite pas à convoquer dans ses photographies brumes et nuages qui rappellent dans ces paysages les éléments romantiques mais qui servent ici, dans un double langage, à mettre en échec le regard du spectateur, errant sur ces grands formats d’un plan à un autre. Cette mise en échec trouve son aboutissement dans la série de nuit, où les tirages sont inondés de nuit, et où l’œil est sommé de chercher du sens, de trouver du sens, et en définitive d’en créer pour meubler les interstices laissés par le photographe. Le spectateur prend ainsi conscience de son propre regard et de sa volonté de voir, de son rôle de créateur d’image. Cette expérience est assez discrète toutefois, et fait suffisamment référence aux concepts d’œuvre d’art, pour échapper au piège de la théâtralité, du maniérisme aussi bien que de l’excès de conceptualité.
Laurez Berges

Prenons le temps enfin pour des photographes dont l’œuvre est moins imposante mais dont certaines images ont une très grande force malgré tout : Laurenz Berges et ses photographies expérimentant résolument la fragmentation et le silence, le vide et le dégoût d’une vie dont on en vient à se demander si elle était vraiment mieux « avant ». 

Jörge Sasse
Jörg Sasse, aussi, et ses réflexions passionnantes sur l’absolu hétérogénéité de la photographie et du réel, questionnant ainsi le passage de trois dimensions en une, notamment par sa belle photographie 6544 représentant un train à grande vitesse dont on dirait que le toit est tout plat, comme une aquarelle dont les couleurs rappellent la composition. Les incertitudes quant à la provenance de l’ombre, sa courbe excessive et sa disparition en dessous du train entraînent définitivement et sans appel l’échec de l’identification de l’image au réel et imposent un regard contemplateur. Enfin, la fidélité incroyable à l’œuvre des Becher d’une Petra Wunderlich qui interroge la frontalité, le devant et le derrière – toujours caché, toujours inaccessible.
Petra Wunderlich


[1] Citation d’Ingo Hartman
[2] On s’aide ici de l’analyse convaincante de Michael Fried dans Contre le théâtralité, « L’autonomie aujourd’hui »

jeudi 10 novembre 2011

Poétique de la surprise, le statut des digressions

Ensuite, les digressions dans Je m'en vais modulent le rythme du récit et sont surprenantes par leurs objets et par la manière dont elles sont intégrées à l'intrigue principale. On les analysera comme le passage d'un sujet mineur (la digression en question) au sujet majeur (l'avancée de l'intrigue). Le passage de l'un à l'autre, le moment de basculement crée une surprise car il y a généralement une distance très nettement ressentie entre le contenu de la digression et celui de l'intrigue. Ces digressions abordent des thèmes très divers, mais on en dégage plusieurs qui s'attachent à décrire des comportements animaliers, et plusieurs qui sont des descriptions géographiques (voire même géologiques). On s'attachera donc à donner un exemple de chacune de ces deux catégories.


a. Les digressions animalières
J'étudierai en détail la digression du début du chapitre 16, chapitre d'autant plus important que c'est celui où Ferrer rentre de son voyage, et que ce retour est en quelque sorte retardé par la digression.
Soit un lapin terrorisé courant au point du jour à toute allure sur une vaste surface plane herbeuse. Soit un furet nommé Winston qui poursuit ce lapin. Celui-ci, apercevant non loin le seuil de son terrier, s'imagine , l'innocent, qu'il est tiré d'affaire et que là est son salut. Mais à peine s'est-il engouffré, se ruant pour s'y réfugier tout au fond, que le furet lancé à ses trousses le rejoint dans cette impasse, le saisit à la carotide et le saigne dans l'obscurité. Puis en prenant son temps il le vide et se gave de son sang, ce dont témoignent de légers craquements de fractures et d'obscènes bruits de succion. Repu, aspirant à une sieste méritée, le furet s'endort ensuite à côté de sa proie.

Soit deux agents techniques des Aéroports de Paris qui patientent près de l'entrée du terrier. Lorsqu'ils estiment que cette sieste a assez duré, ils appellent plusieurs fois le furet par son nom. Winston reparaît au bout d'un moment, l'œil lourd de reproches et traînant le corps du lapin dans le cou duquel il a planté ses incisives comme des agrafes. Les agents techniques attrapent ce cadavre par les oreilles avant de renfermer le furet Winston dans sa cage. Se posant comme toujours la question du partage du lapin, la question de sa préparation, la question de la sauce, ils grimpent dans un petit véhicule électrique et s'éloignent entre les pistes de l'aéroport sur l'une desquelles vient de se poser le vol QN560 en provenance de Montréal et dont Ferrer débarque, assez endolori et courbatu par le décalage horaire. (pages 98 et 99)

L' expression « Soit... », utilisée dans les énoncés scientifiques, notamment mathématiques, place d'emblée le début du chapitre sous le signe de la généralité. D'autre part, cette description de chasse semble très loin du sujet des chapitres précédents, elle n'est reliée au sujet « majeur » que par le lieu de la chasse : un aéroport, d'abord désigné comme « vaste surface plane herbeuse », si bien que l'on ne comprend qu'il s'agit d'un aéroport que lorsque le mot est enfin présent. Malgré l'introduction généraliste des phrases par « Soit », le fait que le furet ait un nom ramène la digression à du particulier, à la description particulière de la capture d'un lapin par le furet Winston. On sort de la digression dans la dernière phrase, avec la proposition relative « sur l'une desquelles vient de se poser... » qui réintroduit le personnage de Ferrer et nous ramène à un sujet plus majeur. Le basculement est ici syntaxiquement sensible, il arrive quand commence la relative, on peut le délimiter dans la phrase, et c'est d'ailleurs souvent le cas.

On trouve aux pages 187 et 188 un autre exemple de digression animalière, Baumgartner sur la route voit passer un vol de cigognes, ce qui est l'occasion d'un développement sur la migration des cigognes, digression qui revient à l'intrigue du roman au cours d'une phrase, de la manière suivante :
Elles [les cigognes] prendront là un peu de repos, le temps de souffler un peu, de craqueter entre elles un moment, de zigouiller rats et vipères autochtones, à moins qu'une bonne petite charogne, sait-on jamais -cependant qu'en amont les deux beaux douaniers espagnols pouffent en se regardant. (page 188)
Comme précédemment, le retour à l'intrigue se fait au sein même d'une phrase, à l'intérieur d'une subordonnée, et l'on passe alors des cigognes (proposition principale) aux douaniers (subordonnée temporelle) qui viennent d'identifier Baumgartner.


b. Les digressions géographiques

Entre autres thèmes que développent les nombreuses digressions (de taille variable) du roman, plusieurs ont trait à la géographie. Nous étudierons à cet égard la digression de la page 206, digression sur le fleuve de Saint-Sébastien. Ferrer, qui a reconnu Baumgartner-Delahaye, après lui avoir offert un verre, lui propose d'aller faire un tour. Ils sortent donc, et s'engagent vers un des ponts qui franchissent le fleuve, ce qui est l'occasion de faire un développement sur ce fleuve.

Ce fort cours d'eau a beau se jeter continûment dans la mer Cantabrique, lorsqu'elle est trop puissante cette mer remonte le cours du fleuve, s'oppose à lui et l'envahit, l'eau douce étouffe devant tant de sel belliqueux. Puis ses vagues à contre courant, s'écrasant d'abord contre les piles du pont de la Zurriola et du pont Santa Catalina, s'apaisent ensuite au delà du pont Maria Cristina. Elles n'en continuent pas moins à secouer le fleuve qu'elles agitent plus en profondeur, font onduler comme des mouvements péristaltiques un ventre jusqu'au pont de Mundalz et même sans doute encore en amont. Ils s'arrêtèrent au milieu du pont et, comme ils contemplaient un moment la guerre livrée sous eux entre insipide et salé, comme Delahaye se souvenait fugitivement qu'il n'avait jamais appris à nager, une idée traversa l'esprit de Ferrer. (page 206)
Ici le retour à l'intrigue se fait avec le commencement d'une phrase « Ils s'arrêtèrent au milieu du pont ... », mais le contenu de la digression est encore mêlé à la phrase, sous la forme d'une subordonnée temporelle « comme ils contemplaient un moment la guerre livrée sous eux entre insipide et salé ».

Une autre de ces digressions géographique concerne la difficulté à regarder les pôles, c'est donc plutôt au début du roman, dans le chapitre 11. Après la cérémonie de funérailles de Delahaye, après que Ferrer ait mystérieusement reçu les coordonnées de la Nechilik, il consulte alors son atlas :

Les pôles, chacun peut l'éprouver, sont les régions du monde les plus difficiles à regarder sur une carte. On n'y trouve jamais bien son compte. De deux choses l'une en effet. On peut d'abord essayer de les considérer comme occupant le haut et le bas d'un planisphère classique, l'équateur étant pris comme base horizontale médiane. Mais dans ces conditions tout se passe comme si on les regardait le profil, en perspective fugitive et toujours forcément incomplets, ce n'est pas satisfaisant. Ensuite on peut aussi les regarder par en dessus, comme vus d'avion : de telles cartes existent. Mais alors c'est à leur articulation avec les continents, qu'habituellement on voit pour ainsi dire de face, que l'on ne comprend plus rien et cela ne va pas non plus. Ainsi les pôles sont-ils rétifs à l'espace plat. Obligeant à penser en plusieurs dimensions en même temps, ils posent un maximum de problèmes à l'intelligence cartographique. Mieux vaudrait disposer d'un globe terrestre, or Ferrer n'en a pas.(page 68)

Le retour au personnage de Ferrer se fait brusquement, dans la proposition coordonnée « or Ferrer n'en a pas ». Ici encore le passage du sujet mineur, de la digression, au sujet majeur se fait au sein d'une phrase qui réunit harmonieusement le thème de la digression et l'avancée de l'intrigue. C'est là un des agencements de la narration qui produit de la surprise.

mardi 8 novembre 2011

Poétique de la surprise, les comparaisons inattendues

Ici(1), on se penchera plus précisément sur ce type de figures, parce qu'elles sont très nombreuses et jalonnent le roman de manière insistante. On entendra par comparaison une figure formée d'un comparé, d'un comparant et d'un motif dont le signifié comporte des propriétés communes aux deux (définition de Catherine Fromilhague dans Les figures de style). Les comparaisons sont si nombreuses dans le roman Je m'en vais qu'on peut tenter d'en établir un classement.
1. Les comparaisons qui mécanisent des éléments naturels
On trouve un certain nombre de comparaisons étonnantes dont le comparant renvoie à une technologie, alors que le comparé est un élément plus naturel, ce qui tend à tirer le naturel vers la technologie, à voir des phénomènes naturels comme des phénomènes mécaniques. Ces comparaisons sont en ce sens rarement à l'avantage du comparé, puisqu'elles renvoient le vivant à une mécanique, et font souvent sourire. On donnera à cet égard plusieurs exemples, dans lesquels on soulignera le comparant.
Pupille ponctuelle sur un iris vert électrique comme l'œil des vieux postes de radio, sourire froid mais sourire quand même, Victoire s'était donc installée rue d'Amsterdam. (page 37)
Ralentis par la charge, ils mirent beaucoup de temps à regagner Port Radium. Comme un cran d'arrêt qui se déclenche sans prévenir, de petites lames de vent acéré se levaient parfois pour couper leur élan [...] (page 77) D'ailleurs il [Ferrer] reprit bientôt ses esprit même s'il lui était actuellement impossible d'articuler un mot : ce n'était pas le noir qui envahissait l'écran comme un téléviseur qu'on ferme, non, son champ visuel continua de fonctionner comme enregistre encore une caméra versée par terre après la mort subite de son opérateur, et qui filme en plan fixe ce qui lui tombe sous l'objectif : un angle de mur et de parquet, une plinthe mal cadrée, un élément de tuyauterie, une bavure de colle à l'orée de la moquette. (page 144)
2. Des comparaisons qui voient dans les éléments naturels un univers domestique et moderne
Fonctionnant comme les comparaisons précédentes, les comparaisons qui renvoient des éléments naturels à une domesticité ont tendance à les démystifier, à ôter aux éléments naturels ce qu'ils ont de grandiose, à les ramener à des banalités domestiques. Ce qui assez surprenant car c'est un point de vue posé sur la nature assez rare, dont le décalage fait sourire.
Ils [les icebergs] paraissaient cependant plus discrets, plus usés que leurs homologues antarctiques qui se déplaçaient pensivement en grand blocs tabulaires. Ils étaient également plus anguleux, asymétriques et tarabiscotés, comme s'ils s'étaient retournés plusieurs fois dans un mauvais sommeil. (page 33) Dans cette lumière avare, Ferrer croit comprendre qu'on abandonne à gauche la masse érodée de l'île Southampton, grisâtre comme un vieux tas de gravier [...] (page 47) Le couvercle gelé du lac avait commencé de se défaire par larges plaques aux contours simples, comme des pièces de puzzle élémentaire à l'usage des débutants et, au-delà, grands et petits, ruisselants sous le soleil pâle, se dandinaient une centaine d'iceberg. (page 89)
3. A l'inverse, des éléments non-naturels sont parfois ramenés à la nature par des comparaisons assez inattendues
Ces comparaisons-là sont plus rares dans le roman, mais tout aussi décalées, et le comparant, s'il est un élément naturel, est aussi généralement quelque chose d'assez dérisoire : un galet, du brouillard, une toux, des gardons. On reste donc dans le même ton.
Mais, parallèlement à ça, la bonne [nouvelle] était que dans les poches d'un cadavre congelé, découvert par hasard et assez imparfaitement conservé, on avait trouvé parmi de vieux Kleenex raidis, froissés, compacts comme des galets plats ou des savonnettes en fin de carrière, un bout de papier portant un numéro minéralogique. (page 180)
On constate ici que la comparaison tend à glisser à nouveau vers le domestique, avec l'image des savonnettes en fin de carrière. On oscille donc entre la nature (dérisoire) et un élément domestique (dérisoire lui aussi).
La vie de Baumgartner qui était ces dernières semaines assez effilochée, silencieuse et feutrée comme un mauvais brouillard, connaît un peu d'animation avec l'apparition de ce motocycliste rouge. (page 182)
Puis, une fois qu'ils [les conducteurs sortis acheter du tabac et de l'alcool détaxé] sont repartis, la route étranglée de feux rouges se convulse en embouteillage chronique, ils progressent par saccades comme une toux. (page 184)
[...] le marché se redresse à nouveau ces temps-ci, le téléphone s'est remis à sonner, les collectionneurs rouvrent un œil de saurien, leurs carnets de chèques jaillissent comme des gardons de leurs poches. (page 215)
Ces différentes sortes de comparaisons jalonnent le roman, en créant un réseau d'images inattendues et en faisant arriver le technologique et le domestique au sein de paysages naturels, et, plus rarement, l'inverse. Dans tous les cas ce ne sont pas des comparaisons attendues, rebattues, et elles surprennent constamment le lecteur.
(1) Ce texte est un fragment de mémoire de master intitulé "La poétique de la surprise dans le roman Je m'en vais de Jean Echenoz".

samedi 5 novembre 2011

Écriture(s) de la bêtise

Quel lien peut-il bien exister entre la notion de bêtise et la chose littéraire, en particulier sur son versant stylistique ? Partons du mot. Si l'on compare les définitions du Littré et du Trésor de la langue française, il semble possible d'en dégager trois caractéristiques majeures :
  • l'ancrage dans une forme d'antériorité de l'être, de primitivisme (être une bête
  • la notion de manque, de lacune, de "défaut de" (jugement, intelligence, éducation ...)
  • le surgissement du bas corporel, la présence en filigrane d 'un arrière-plan sexuel ("elle a fait une bêtise ...")
 De ce substrat, les écrivains vont tirer différents partis. Ainsi Molière, dans son Tartuffe (I, 5), met en scène un discours bête, car inadapté, comme frappé d'un défaut de pertinence - l'expression de la bêtise bornée du personnage d'Orgon. Discours enfermé dans la permanence des mêmes répliques (in-sensées) - discours "tauto-logique", dira A.Roger, d'une suffisance (au double-sens d'autonomie, et d'orgueil) agressive. Mais ce faisant, Molière vise, par la bêtise de son personnage, une autre forme de bêtise (liturgique), de manière oblique ; pertinence du discours bête ...

Flaubert fait, quant à lui et c'est bien connu, de la bêtise le terreau de son œuvre, et d'une forme de bêtise bien particulière : la bêtise bourgeoise, doxale, "de l'air du temps" - dictature de la bêtise, en quelque sorte, bêtise qui s'ignore et qui croit être belle (ce que serait la sottise et son orgueil). Il dénonce son caractère suffisant, inébranlable (Thompson), et, dans son Dictionnaire des idées reçues, il la définit de manière plurielle, à travers diverses manifestations et épiphénomènes, comme vaine, ignorante, réactionnaire, pudibonde, versatile. Ce à quoi s'attaque Flaubert, c'est à la bêtise de masse (comme il existe aujourd'hui un tourisme, ou une culture de masse).

Mais au-delà de cette satire sociale, ce qu'il permet également de déterminant, c'est de penser la bêtise comme adjuvant stylistique (cf. L'Idiot de la famille) : par un retour à un certain primitivisme, il nous engage à considérer le langage d'un regard neuf, inédit, inouï, véritablement et pleinement idiot, et à nous appuyer sur la bêtise pour nous débarrasser des couches de savoir que l'on y a projeté, pour revenir à une sorte de matérialité première de la langue, à sa dimension corporelle, poétique - et intransitive. La bêtise est donc ici perçue comme un moyen d'envisager la langue d'un œil nouveau, et possède en ce sens un véritable potentiel poïétique. Elle cesse donc d'être une simple thématique, pour devenir une modalité esthétique.

Cette institutionnalisation de la bêtise poursuit son accomplissement avec A.Jarry, qui dans son Ubu Roi récolte ce qu'avaient semé ces illustres prédécesseurs en une sorte de synthèse, qu'incarne son personnage : retour à un état antérieur (personnage semi-humain, régressif), malséance ("Par ma chandelle verte !"), ignorance ("Je ne comprends pas !"), et surtout, richesse des multiples créations verbales (Jarry appréhende la langue comme un matériau à notre disposition et dont on doit se servir). De cette manière, le "Merdre !" inaugural a valeur de manifeste.

Tonitruant, il ouvre une brèche dans le champ littéraire, dans laquelle vont s'engouffrer les diverses avant-gardes jalonnant le XX° siècle, et bon nombre d'auteurs, de Tzara à Echenoz, en passant par Michaux, Queneau ou encore Perec.

jeudi 3 novembre 2011

Problématique du tirage en photographie


Photographies par Cartier-Bresson et Jeff Wall
Le tirage unique est une pratique assez nouvelle au sein de la culture photographique, et en rupture avec ses valeurs traditionnelles(1). Les photographes la pratiquant sont pourtant apparemment parvenus à faire entrer de plein droit la photographie dans le monde de l’art (ses réseaux, ses raisonnements, ses marchés…). On peut malgré tout se demander si cette logique n’est pas une fausse logique résultant seulement de l’imitation des mécanismes de la peinture, si l’ontologie de la photographie, sa « mission » au sein de l’histoire de l’art, n’est justement pas dans la multiplicité des tirages d’une même œuvre, tous équivalents et dans la destruction du concept romantique étouffant autant qu’obsolète de chef d’œuvre et de génie – du concept d’autonomie de l’œuvre d’art, finalement. Les avant-gardes des années 60(2) avaient déjà tenté une telle destruction au nom d’un art plus populaire et plus proche du public ; s’ils ont durablement marqué l’histoire de l’art, leurs essais ne brillent aujourd’hui plus que par leur échec et leur oubli devant le grand public, quand ce n’est pas du mépris. Est-ce à dire que le temps n’était pas venu d’une telle mutation, qu’ils s’y sont pris avec de mauvaises méthodes ou que cela n’est pas ce que la société attend de la part des artistes ? La critique greenbergienne de l’art populaire ainsi que de l’art soviétique nous amène à penser que l’art doit peut-être conserver – sans toutefois jamais renier les expériences extraordinaires qui ont été effectuées – l’impossible tension entre son idéal élitiste et son utopie d’universalité.
Œuvre d'arte povera : "Merda d'artista" de Piero Manzoni


(1)On peut opposer schématiquement, par exemple, Henri Cartier-Bresson et Jeff Wall.
(2) Citons notamment les minimalistes, les acteurs de l’art conceptuel ou de l’arte povera, parmi tant d’autres.

Œuvre d'art minimal par Robert Morris