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samedi 6 décembre 2014

D'une exposition : Catherine Poncin. Impressions pèle-mêle, ou pèle-mêle d'impressions.

Excellente exposition à la galerie des Filles du Calvaire, avec la présentation du travail de Catherine Poncin.


Catherine Poncin : Arcadie, Vence, 2014. 


L'artiste s'inspire de tableaux classiques illustrant de grand mythes (l'Arcadie, Sisyphe, Abel et Caïn, etc.) qui côtoient, sur une même surface, ses propres photographies. Au-delà de l'indéniable beauté formelle du résultat, ce travail est intéressant en ce qu'il renouvelle la tradition de ces mythes. Nuançons : plutôt que de les renouveler, il s'agirait plutôt de se demander de quelle manière l'on peut mettre ces mythes en image aujourd'hui. La subtilité de ce travail est qu'il évite des écueils trop rarement esquivés : l'artiste ne les revisite pas, ne les actualise pas, elle ne joue pas avec eux, ne tombe pas dans l'anecdote "lol cat" qui est souvent la plaie de beaucoup de pseudo-artistes contemporains  - il n'est qu'à voir l'exécrable travail de Sacha Goldberger, qui fusionne images de super-héros ou de personnages de la pop-culture dans l'esthétique de la peinture flamande.





















Les images de Sacha Goldberger plairont peut-être à quelques geeks attardés mais semble de peu d'intérêt : une fois dépassé l'aspect "lol" et tape-à-l'oeil de la fausse bonne idée, on se rend bien compte que ces images ne disent rien.

Il en va tout autrement du travail de Catherine Poncin.
Rappelons-nous pour commencer ce que Mircea Éliade disait du mythe : "Le mythe raconte une histoire sacrée ; il relate un événement qui a eu lieu dans le temps primordial, le temps fabuleux des commencements". Toute la tension du mythe, à mon sens, réside dans cette dialectique du temps passé et du temps présent : comment un récit mythique, qui a une fonction de récit structurant, a-t-il traversé les âges et se perpétue-t-il de nos jours ? Comment appréhender un récit mythique vieux de plusieurs centaines, milliers d'années ? Quels sont les supports de sa perpétuation ? De quelles manières le perçoit-on aujourd'hui, comment le concilie-t-on avec notre vision moderne ?
Dans le cas présent, Catherine Poncin s'intéresse à deux types de mythes : gréco-romains et judéo-chrétiens, dont l'on peut considérer qu'ils forment l'essentiel de l'imaginaire de notre civilisation occidentale.

Catherine Poncin, Petra, Abel et Caïn, 2014



Il est tout à fait intéressant de noter que ces mythes nous ne les connaissons, dans le fond, qu'au deuxième degré : c'est à dire que nous ne les appréhendons pas par les textes qui les ont fixés, mais par les images qui les ont illustrés. Peu de gens, finalement, ont lu le récit de la crucifixion de Jésus ; et plutôt que de parler de récit, il faut parler de récits au pluriel, puisque la vie de Jésus est racontée dans les quatre Évangiles. (Et si la peinture classique a montré la plupart du temps Jésus portant sa croix, cette version n'existe que dans l'Évangile selon Saint-Jean ; dans les trois autres, c'est Simon de Cyrène qui porte la croix de Jésus. Pourtant c'est bien l'image de Jésus portant sa croix qui s'est imposée - parce qu'elle était, finalement, bien plus frappante).


Biagio d'Antonio, Le portement de croix, vers 1500, 1,9 x 1,9 mètres, musée du Louvre



De même, nous ne lisons que très peu les textes mythologiques grecos-romains : Hercule, Ulysse, Iphigénie, Romus et Romulus, etc., etc., nous parviennent soit par l'apprentissage à l'école - notamment par le biais de l'étude des pièces classiques du XVIIè siècle -, soit par les peintures, soit, pour les épisodes les plus fameux, par les péplums - avec dans ce dernier cas une focalisation sur les grands héros et les grandes batailles.
Nous ne connaissons ainsi finalement des mythes que leur version illustrée - pour la peinture, je l'exprimerai grossièrement, à partir du XIIIème siècle.

Catherine Poncin, Virginie, Actéon, Diane, d'après Cranach l'Ancien, 2014

Finalement, ces versions illustrées des mythes sont devenues les mythes eux-mêmes : le Jésus que nous connaissons n'est pas véritablement le Jésus des Évangiles, mais le Jésus qui, au fil du temps, s'est trouvé interprété, transformé par la tradition, pour finalement se fixer. Après tout, c'est là la fonction du mythe : constituer un matériau de base dont les sociétés s'emparent pour fixer leur imaginaire - leur morale, pourrait-on même dire.
Or qu'en est-il des mythes aujourd'hui ? L'intérêt du travail de Catherine Poncin est justement de raccorder
a/le mythe antique,
b/ le mythe "classique" - tel qu'interprété "classiquement"
c/ et l'aujourd'hui, l'inscrivant dans notre espace sensible contemporain, non pas en le modernisant ou en grimant des jeunes d'aujourd'hui en Moïse, ou en usant de métaphores ou d'allégories douteuses, mais en montrant, au sein même de l'image, comment tous ces temps peuvent se raccorder.

Kandinsky, dans Du Spitiruel dans l'art, et dans la peinture en particulier, disait que "la musique dispose du temps, de la durée. La peinture, si elle ne dispose pas de cet avantage, peut de son côté donner au spectateur tout le contenu de l'oeuvre en un instant, ce que ne peut donner la musique" [1].
Ce qui est très frappant dans les oeuvres de Catherine Poncin, c'est justement ce rapport assez inhabituel au temps : l'impression d'une continuité qui prend garde à ne pas fusionner ; les temporalités restant distinctes mais se coudoyant irrésistiblement, s'entremêlent, chacune conservant son identité propre. 
Les tableaux de l'artiste sont finalement des propagateurs d'espace-temps, initiant un continuum d'espace sensible entre l'antique et le moderne, et je lui en suis infiniment reconnaissant. 


Par ailleurs la photographie est un langage.









1. Du Spirituel dans l'art, et dans la peinture en particulier, éd. Denoël, Folio Essai, page 99

lundi 7 janvier 2013

documentation céline duval

(Cet article s'inscrit dans mes recherches sur l'archive et la collecte d'images. Il s'agit ici d'un compte-rendu d'exposition)


 documentation céline duval, sans majuscule s'il vous plaît, est son nom complet d'artiste. (1)
  Connue notamment pour ses travaux éditoriaux, elle a réalisé différentes publications, allant de ses Revue en quatre images, ses Cahiers d’image en collaboration avec Hans-Peter Feldmann, des livres à des commandes. (2)


  Outre son travail de publications et d’édition, elle mène, entre 1998 et 2010, un projet vidéo qui se décline en une soixantaine de courts-métrages (format de 3 à 15 minutes) : Les allumeuses. Elle se filme en train de jeter au feu (en hors-champ) des tas d’images, tirées de magazines ou de publicités, soigneusement sélectionnées et triées par thématique (par exemple : Manger, Boire, Avec les yeux cachés, De dos, etc.) et sur lesquelles on peut voir des personnages - de jeunes femmes aguicheuses, en grande majorité - «allumer» le spectateur. 


 


  Tour à tour guetteuse, chasseuse, fouineuse, cueilleuse, collectionneuse et échangeuse d’images, documentation céline duval produit elle-même très peu d’images et opère ses collectes dans :
- le fond familial
- les revues et magazines
- les marchés aux puces et vide-greniers
- sur Internet, par le biais des forums
- lors de rencontres qu’elle organise elle-même
  Une fois sa moisson faite, elle les classe et les archive par thématiques.
 
  Dans un premier temps, sa recherche fut axée sur la mode et la publicité, pour s’en détourner au fur et à mesure et se diriger vers l’archive familiale et l’image amateur.
Invitée par La Cuisine (3), documentation céline duval a réalisé une résidence intermittente d’avril à juillet 2012 à Nègrepelisse. Ce n’est pas uniquement dû à la connotation culinaire du Centre et des thématiques qui s’y traitent que documentation céline duval a axé son travail sur la nourriture et la photographie : elle étudie, en collaboration avec la SFP (Société Française de Photographie), les liens étroits qui unissent la chimie photographique à la cuisine (albumine, gélatine des autochromes). 
  Elle a organisé des rencontres «Albums de famille» et travaillé avec dix-huit familles de Nègrepelisse. Elle était alors en quête de photographies où l’ambiance est conviviale, festive, et a ainsi fait son choix parmi les nombreuses images de repas de famille, de fêtes mais aussi, dans le souci d’offrir une vision des activités de la ville, de l'agriculture et de la viticulture.


  Pour l’artiste, l’appropriation de ces images passe par :
- le choix des images
- le travail de numérisation, de dépoussiérage afin d’ôter tout aspect affectif ou nostalgique des vieilles photos et d’entrer dans l’image pure
- les connexions qu’elle établit entre elles
- le travail d’accrochage


  Ici, les photos ont été réimprimées sur papier fond-bleu et collées au mur comme un papier-peint (écho à cet art domestique), sur le principe d’un jeu très répandu dans les foyers : le Scrabble. Jouant par là à des croisements de motifs ou de thèmes.
Une ligne de photographies de tracteurs croise une colonne de pièces-montées sur l’image d’une pièce-montée en forme de tracteur.
  Buffet froid est une autre installation, composée d’une table recouverte intégralement de livres de cuisine, récoltés (en réalité empruntés) sur place.
L’artiste nous invite à une dégustation des images en nous déroulant un véritable menu, fluide au regard : les livres sont ouverts sur les pages illustrées, et chacun offre une part de cet immense banquet. Les ayant disposés de manière réfléchie, l’artiste nous propose de revisiter les standards de l’imagerie culinaire, qui comme tout, évoluent avec le temps : les couleurs surannées, les mises en scène dépassées, les recettes à l’ancienne... Tout entre en écho avec les natures mortes de la peinture flamande.


  Elle crée aussi un clin d’oeil à la deuxième installation qui n'est autre qu'une fausse cheminée, en ayant disposé en face des livres ouverts sur des images de plats cuits au feu de bois ou dressés près d’un âtre.
  Son installation est tapissée d’un papier-peint à choux dégoulinants de crème, dans laquelle brûle une télévision (hertzienne, et qui pour le coup, ne fonctionnait pas) : y sont diffusés trois courts-métrages de la série Les allumeuses, en rapport avec l’exposition : Manger et Boire.
  Le papier-peint, réalisé par la graphiste Myriam Barchechat, invitée par documentation céline duval, symbolise un dégoût, un écoeurement, la fin d’une adhérence à ces images lisses et glacées des magazines. Ce que confirme les vidéos ; bien que le fait de filmer la destruction (en hors-champ) des coupons de papiers les sauvegarde, les protège de l’oubli.
De chaque côté de La cheminée, on peut voir une image : sur la gauche il s'agit d' Autoportrait par procuration : une jeune fille portant un T-shirt à son nom, Céline, photographiée derrière la barre de navigation de la Belle Poule ; tandis que sur la droite, on trouve un poster de Myriam Barchechat représentant un trophée en chocolat blanc, pièce réalisée par un maître-pâtissier de la ville.
  Les délices de l’écran est une œuvre en collaboration avec Alice Laguarda, auteur du livret qui a donné naissance aux tilts de documentation céline duval.
  Les textes recensent quelques films où se déroulent des scènes qui ont un fort rapport à la nourriture, et les analyse pour révéler toutes les tensions et les pulsions sous-jacentes, la sensualité omniprésente entre corps et nourriture.
documentation céline duval s’est basée sur ce choix pour mettre en place ses tilts : la confrontation d’une image amateur collectée sur Nègrepelisse et d’une capture d’écran des films analysés, qui se ressemblent formellement (dans la composition, le cadrage, les couleurs) ou thématiquement.
  L’artiste a ensuite réalisé des magnets avec les images capturées et disposé les photos amateur sur des plaques émaillées censées rappeler des portes de frigidaires. Le film connu devient produit dérivé, produit de consommation, déjà diffusé, déjà digéré.


  Ce que je reproche à ce travail mené pendant la résidence, c'est la littéralité des œuvres, à mon avis très limitative dans l'interprétation et la subversion. J'ignore si cet aspect est uniquement dû au fait que le projet s'est réalisé lors d'une résidence d'artiste, que les villageois ont été amenés à contribuer très largement au travail de documentation céline duval, qu'il est difficile de travailler une matière pour laquelle d'autres ont beaucoup d'affection, qui sont sur place, sans tomber ni dans la dérision ni dans le détournement non souhaité.
  L'espace d'exposition (une salle de la médiathèque) contribuait à me donner cette sensation d'amateurisme, cette idée d'aller à la rencontre d'un public moins averti, mal habitué peut-être, de faire de l'art contemporain à la campagne puisque c'est à la mode ; et ce malgré tout le soin porté à l'accrochage.
Ne connaissant pas la majeure partie du travail de documentation céline duval, à savoir ses éditions et publications, je ne peux porter un jugement que sur cette exposition.

 


1. Artiste française, née en 1974, ancienne élève des Beaux-Arts de Nantes, elle est représentée par la galerie Sémiose.    

2. à voir sur son site : doc-cd.net  dans les rubriques Publications et Livres Uniques.

3. Centre d'art et de design, La Cuisine, à Nègrepelisse, en attente actuellement de son lieu d’exposition. Petit détail mais pas des moindres puisque le bâtiment qu’ils font construire est situé sur les ruines de l’ancien château de la petite ville. Ils proposent donc aux artistes de travailler sur les thèmes plus que récurrents de la mémoire, de l’archive et de la confrontation passé/présent. 
 

vendredi 14 décembre 2012

Paris Photo, rareté et valeur des tirages photographiques 3/3

 La valeur de la rareté

Du point de vue financier, les prix de la foire s’échelonnent de 390 $ à 364 000 $[1] pour un tirage d’Edward Weston (un lot de photographies était cependant proposé à 1 170 000 $ par la galerie Baudoin Lebon). Le prix médian est de 7 000 $ tandis que le prix moyen monte jusqu’à 16 000 $ ; cette fois-ci, cet écart nous indique que la moitié supérieure monte très haut en prix.   
Ray Metzker
      
Il est surprenant dans un premier temps d’observer que les quatre tirages les plus chers que nous avons recueillis ne comportent aucun des critères d’authentification et de valorisation soulignés par Raymonde Moulin[2] : ils ne sont ni limités ni signés[3]. Il faut même aller jusqu’au 11ème tirage le plus cher pour trouver une limitation (Ray Metzker, « Car and Street Lamp », limité à 20 exemplaires). Dans un second temps, il nous faut remarquer que la date moyenne de production de ces images est 1920, soit largement avant que la signature et a fortiori la limitation devienne la règle hégémonique (le tirage limité de Ray Metzker date ainsi de 1966) ; quant à l’authenticité, il ne nous reste plus qu’à supposer que ces tirages sont bardés de certificats d’experts, que ces galeries fameuses fondent sur leur réputation la confiance de leurs clients.     
Cela a tout de même l’avantage de remettre en question le célèbre adage qui dit que « plus c’est rare, plus c’est cher ». Il y a à l’évidence bien d’autres critères qui régissent les goûts des acheteurs et les prix des photographies. Mises en relation avec le prix, les éditions ne vont pas non plus dans le sens de la plus grande rareté : les tirages les plus chers, nous l’avons vu, ne comportent aucune limitation ; les tirages limités les plus chers sont donc celui de Ray Metzker limité à 20 exemplaires (11ème place), un tirage d’Irving Penn limité à 9 exemplaires (16ème place) immédiatement suivi d’un tirage d’Hiroshi Sugimoto à 5 exemplaires, un de Mike et Doug Starn limité à 3 (21ème place)… On remarque bien entendu que tous les tirages les plus chers sont édités en deçà de la limite fixée par la loi française (30 exemplaires pour être considéré comme un tirage original), seuil d’ailleurs sans doute plus psychologique que réellement fiscal, mais qu’aucun ne se dirige vers une rareté radicale de type unitaire (et celui dont l’édition est fixée à 3 n’est que le 21ème tirage le plus cher, le premier à être en dessous des 100 000 $).         
Hiroshi Sugimoto - Oscar Wilde

Au-delà de ces chiffres « records » qui doivent beaucoup à la notoriété du tirage et de l’auteur, nous pouvons essayer d’autres outils statistiques qui, élargissant notre champ de vision, minimise l’impact individuel pour permettre de dégager au maximum une règle générale : les éditions ayant le prix moyen le plus élevé sont l’édition à 20 exemplaires[4] à presque 30 000 $ (5), puis l’édition à 4 qui atteint les 27 000 $ de moyenne (11), le tirage non marqué à 24 000 $ (478).   
Il ne faut bien sûr pas imaginer que les tirages qui ne sont pas marqués sont pour autant illimités : les auteurs de tous les tirages non marqués les plus chers sont morts depuis un certain nombre d’années et les tirages datent tous de plus de 55 ans (il faut remonter en deçà de la 50ème place du classement pour trouver un tirage non marqué plus récent : « The Whole Show » de Charles Swedlund qui date de 1970, vendu à 60 000 $). En dehors de ces tirages non marqués, pour lesquels il est impossible de connaître le tirage véritable sans effectuer un travail de recherche approfondi (hors de notre portée comme de notre propos), nous pouvons essayer d’autres outils statistiques pour estimer la rentabilité — ou la non-rentabilité – de la rareté des tirages : projetant le prix moyen d’un tirage sur le nombre de tirages annoncé, nous pouvons estimer le prix moyen d’une série de chaque édition ; de même, en projetant le prix maximal atteint dans chaque édition, on calculera le prix le plus grand que peut atteindre une série d’images. La projection moyenne nous donne ce qui suit, dans l’ordre décroissant : édition à 20, 593 000 $ en moyenne (5) ; édition à 50, 488 000 $ en moyenne (2) ; édition à 25, 378 000 $ en moyenne (21). La projection maximale nous donne sensiblement les mêmes résultats : jusqu’à 2 727 000 $ pour une série éditée à 20 exemplaires (toujours le même tirage de Ray Metzker) ; 1 589 000 $ pour une édition à 27 (« Cigarette No. 8 » d’Irving Penn) ; 1 258 000 $ pour une édition à 25 (« Lisa Vogue » d’Horst P. Horst).

Horst P. Horst - Lisa Vogue

Tous ces calculs tendent à réviser l’avis couramment admis – et dans de nombreux cas, le reproche – que les artistes limitent leurs tirages dans le but de les vendre le plus cher possible. Il n’est cependant pas question ici de remettre en cause l’idée de que le marché de l’art actuel exige des photographes de limiter leurs tirages[5] (encore que les exemples évoqués plus haut démontrent qu’il existe des artistes contemporains refusant de limiter leurs tirages, mais les informations que nous possédons sont lacunaires et trop minces pour pouvoir en tirer une quelconque conclusion), il s’agit plutôt de problématiser le rapport des artistes et des collectionneurs à la rareté.       
Il est devenu clair que la rareté est loin d’être le seul critère de prix ou d’acquisition d’une œuvre, de nombreux collectionneurs sont prêts à mettre le prix fort pour des images très célèbres et très belles – quoique multipliées – comme le montre parfaitement l’exemple de la photographie de Weston, dont on ignore même à combien d’exemplaires elle existe[6].      
Edward Weston - Nude

Du côté des artistes, la limitation signifie évidemment une perte de rentabilité puisque, passé un certain seuil – que l’on pourrait placer selon les informations évoquées plus haut à l’édition à 20 exemplaires[7] – les prix des tirages ne montent plus, ou plus suffisamment pour compenser le manque à gagner des tirages sacrifiés ; or, nous avons vu que la plupart des photographes de la foire sont en dessous de ce seuil (nous n’avons relevé que 94 photographies éditées à 20 exemplaires ou plus). Qu’est-ce qui peut les pousser à limiter malgré tout leurs tirages à 10 et moins (1277 tirages contre 199) ? Peut-on voir là l’effet d’une mode ou d’un passage symbolique obligatoire pour signifier que l’on produit de l’art, que l’on fait des photos, certes, mais que celles-ci sont exclusivement dédiées au marché de l’art ? Toujours dans l’ordre du symbolique, la limitation est-elle l’outil par lequel la photographie tente de faire œuvre, c’est-à-dire d’être plus qu’un document et d’exister hic et nunc, en tant qu’objet esthétique[8] ?
Irving Penn - Cigarette no. 8



[1] Il s’agit encore une fois des prix que nous avons pu avoir ; il est très vraisemblable qu’en particulier les prix les plus élevés aient été cachés au grand public comme à nous-mêmes.
[2] Cf. Moulin, Raymonde, De la valeur de l’art. Paris, Flammarion, 1995.
[3] À propos des signatures, nous avons déjà dit que nos informations étaient parcellaires.
[4] Nous écartons de cette liste les éditions pour lesquelles nous n’avons qu’un seul exemple, ce qui introduit un biais méthodologique, ramenant l’exercice de la moyenne à celui du record tandis que les autres éditions jouent le jeu de la moyenne. Pour cela, nous indiquons entre parenthèses le nombre de tirages concernés.
[5] Les multiples indications des galeristes « Last available print of this image » témoignent du moins que les galeristes participent de cette croyance. À l’inverse, les tirages de Joel-Peter Witkin vendus par la Galerie Baudoin Lebon sont au même prix, qu’ils soient édités à 2 ou à 12 exemplaires (alors même que cette première est plus grande !) ; de même, un tirage unique de William Klein n’est pas beaucoup plus cher qu’un tirage à 30 exemplaires à la Galerie Hackelbury.
[6] La question se pose de savoir si les galeristes en ont une idée, pouvant ainsi rassurer les éventuels acheteurs. Mais dans ce cas, pourquoi ne pas l’indiquer, comme de nombreux galeristes ont indiqué avec précaution « Only known print » (dans le cas d’un tirage de Julia Margaret Cameron, par exemple) ?
[7] Cette édition cumule le record du prix le plus élevé pour une photographie marquée, le prix moyen le plus grand ainsi que le prix d’une série le plus fort. De plus, si l’on compare les éditions de 20 et plus à celles de moins de 20, on constate que ces premières l’emportent sur les secondes à propos de la moyenne du prix d’un tirage (16 000 $ contre 11 000 $), le prix moyen d’une série (255 000 $ contre 76 000 $) ainsi qu’à propos du prix record d’une série (460 000 $ contre 350 000 $).
[8] Nous développerons cette thèse, qui fait le pont entre la théorie benjaminienne et le développement presque impérialiste du marché de l’art dans la photographie dans le mémoire de Master évoqué plus haut.