vendredi 30 septembre 2011

Alain Bashung, le langage et son double, partie 1/5

J'ai voulu cet article comme l'expression d'une réaction (positive) de lecteur ; lors de la confrontation à l'article de Moritz Notenov consacré à l'univers poétique d'Alain Bashung, j'ai senti en moi s'opérer comme le comblement d'une lacune : celle de l'absence d'étude intelligente et approfondie sur l'œuvre même du chanteur, dans la surabondance d'ouvrages consacrés aux détails intimes et computables de sa vie d'homme (à laquelle j'avoue ne pas porter d'intérêt particulier). Les réflexions qui vont suivre s'inscrivent donc en écho à cette voix jetée dans l'abîme, et espèrent poursuivre d'un rien le mouvement amorcé par mon collaborateur – afin qu'il ne demeure pas, d'une certaine façon, lettre morte.

A propos de lettre, justement, étant maladivement porté sur le langage et ses manifestations, je ne m'occuperai dans cet essai d'essai (cette proposition, dirons-nous) que du texte lui-même, au sens de la partie linguistique de l'œuvre, et non, à mon grand regret, de sa partie musicale – par incompétence pure, le fait d'aborder une œuvre chantée dans sa seule dimension langagière étant à mon sens fortement dommageable. Plus précisément, je souhaiterais aborder l'écriture d'A.Bashung d'un point de vue stylistique, cherchant à dégager ce qui, au sein du message verbal qui l'occupe, s'écarte de l'usage traditionnel et familier de la langue, pour en faire une œuvre d'art à part entière. En d'autres termes, je chercherai à analyser la spécificité de sa prose, ce qui l'organise en une manière de signature.

Il y a, il me semble, chez Bashung, ce que j'aimerais appeler une tentation (une fascination ?) pour le double. Le langage, chez lui, n'est jamais saisi dans une quelconque unicité, une quelconque précision ; tout est toujours flou, glissant, redoublé - profondément ambivalent. L'écriture donne en permanence l'impression de se dérober, on croit l'avoir saisie mais déjà elle se rétracte, le sens sur lequel on croyait pouvoir s'appuyer cède sous la pression de la forme dans laquelle il s'insère. Le texte se déploie en définitive toujours dans plusieurs directions (ou plutôt dans plusieurs dimensions) simultanées, mais qui ne se donnent jamais à entendre simultanément. Autrement dit, l'auditeur est toujours maintenu dans une sorte d'incertitude quant à la compréhension du texte auquel il est confronté. Cette incertitude procède du fait qu'A.Bashung fait souvent coexister, au sein d'un énoncé unique, deux espaces de significations distincts, qui la plupart du temps entrent en conflit. Que de ce conflit naisse la dimension poétique (au sens restreint du terme) du texte de Bashung, c'est précisément ce que j'aimerais montrer ici. Pour cela, je m'intéresserai à deux manières spécifiques – deux figures(1) récurrentes dans son écriture, et qui permettent de provoquer cette situation de conflit. La première est celle du double tangible : le miroir ou l'écho, dont la présence jalonne le texte. Aucun terme, aucun syntagme n'existe chez Bashung de manière autonome, tous viennent s'inscrire dans un plus vaste réseau, phonique et sémantique, qui structure le texte, l'innerve, lui donne une cohérence, une couleur. Certaines chansons possèdent ainsi des « clés de lectures », des thèmes et parfois même des mots qui sont des sortes de dénominateur commun à l'ensemble du texte, des nœuds dont procède, découle l'ensemble des autres termes. La seconde figure, plus insaisissable, fonctionne davantage par surgissement(s) : c'est le double absent, fantomatique, le possible de la langue jamais complétement actualisé, mais dont on ne peut remettre en cause la présence souterraine. Cette figure, qui s'applique notamment de manière récurrente aux locutions, donne une véritable épaisseur au texte d'A.Bashung. En quelque sorte, si nous étions avec la première figure dans un rapport d'horizontalité du texte à son double, on entre ici dans un rapport de verticalité. Ce sont ces différentes modalités d'existence du texte que je vais désormais tenter d'analyser à l'aide de certains exemples.
Loup
Concernant le premier type de figure (celle du miroir), je distinguerai différentes formes de sa présence au texte : la saturation (allitérations, paronomases(2)), la récurrence (notamment par le biais d'allophones(3)) et le renvoi direct (jeux de mots, calembours).

Je commencerai par traiter les échos qui, selon moi, sont les moins riches d'un point de vue poétique : les jeux de mots. En effet, les tensions qu'ils instaurent entre les mots sont davantage de l'ordre de l'amusement que de l'incongruité (nous sommes loin, la plupart du temps, des tables d'opérations et des rencontres qu'elles autorisent). Nous en citerons quelques uns des plus fameux, tels que « Guru, tu es mon führer de vivre » (Source : Guru), « tu m'as conquis j't'adore » (S.O.S Amor), « helvète underground » (Helvète Underground), ou encore « Robinson Crusoë n'a plus un vendredi libre » (id.). Au-delà des réflexions que peut engager ce dernier exemple sur la question de l'esclavage et sur le mythe du Bon sauvage, on admettra que l'on se situe plus du côté de la blague de potache que de la véritable trouvaille poétique. La plupart de ces jeux de mots ressortent davantage du calembour (jeu de mots fondés sur des mots se ressemblant par le son, différant par le sens), l'amorce étant d'ordre sonore – chanson oblige (à l'exception ici de l'exemple de Robinson, où le jeu de mot portant sur « vendredi » est davantage d'ordre diaphorique (reposant sur un second sens possible pour un terme utilisé – ici nom propre/nom commun)). On notera deux choses concernant cette propension au jeu de mot : la première est qu'elle peut déborder le cadre de la chanson pour s'étendre au cadre paratextuel de l'album : ainsi du live enregistrée lors de la tournée de l'album Novice : Tour Novice, ou de certains titres de chansons : Camping Jazz ... La seconde, d'ordre génétique, est que cette figure relativement peu productive d'un point de vue poétique semble caractériser une période précise de l'écriture d'A.Bashung : celle, plus précoce, durant laquelle il travaillait en collaboration avec le parolier Bergman. Cette relation textuelle me semble, je l'ai dit mais je m'en explique, assez pauvre du fait de son caractère particulièrement tranché : soit on comprend l'astuce, soit on ne la comprend pas ; soit l'on possède la référence, soit on ne la possède pas. Son ressort réside tout entier dans notre capacité de compréhension et notre vivacité d'esprit. Mais, une fois élucidé, le jeu de mots n'offre plus aucune difficulté ; il se donne tout entier ou ne se donne pas. Il ne possède pas cette propriété de résistance qui fonde, en mon sens, l'image poétique : une association dont la compréhension justement résiste, hésite ; une association qui ne se départit jamais totalement de son caractère d'(inquiétante) étrangeté, et pour laquelle demeure toujours une forme d'incertitude, de réticence. L'image poétique doit fuir l'évidence, et lui préférer, en quelque sorte, la rugosité. L'écho qui s'instaure entre les deux pôles du jeu de mots ne provoque jamais que, à mon sens, la satisfaction de l'esprit(4), et constitue en ce sens le « degré zéro » des figures que j'ai appelées du miroir, ou de l'écho.

(1)« Le mot ne doit pas s'entendre au sens rhétorique, mais plutôt au sens gymnastique ou chorégraphique (…) c'est, d'une façon bien plus vivante, le geste du corps saisi en action, et non pas contemplé au repos » R.Barthes, Fragments d'un discours amoureux
(2)« Rusé, rasé, blasé »
(3)« Par les bois du Djinn,
Parle, et bois du gin »
(4)« (…) quand on dit, voilà un ouvrage plein d'esprit, un homme qui a de l'esprit, on a grande raison de demander duquel » Voltaire, Dictionnaire philosophique

dimanche 25 septembre 2011

Düsseldorf 1 : Bernd et Hilla Becher

L’Ecole de Düsseldorf est mondialement connue, elle est aussi aujourd’hui synonyme d’une photographie objectivante, d’inspiration documentaire. Elle est la preuve vivante par excellence que la photographie est, définitivement, entrée dans le monde de l’art, dans l’esprit de l’art contemporain, et sur son marché. Cela est assez paradoxal et a pu attirer les foudres de certains critiques (notamment Dominique Baqué) sur les émules du couple Becher qui, à l’origine, cherchait plutôt du côté du document que du côté de l’art, ou bien du côté de l’art conceptuel ou minimaliste. Leurs élèves ont pu suivre des voies moins radicales et peut-être plus commerciales, mais pas forcément, quoi qu’on en dise, moins intéressantes. Nous dessinerons ici un petit panorama de cette école à partir du texte de Stefan Gronert aux éditions Hazan.

Bernd et Hilla Becher ont durablement influencé la photographie, notamment par la pratique systématique de la série, pratique non pas inédite mais qui trouvait ici sa justification la plus convaincante du point de vue de l’histoire de l’art : celle de la sérialité, inspiré des mouvements minimaux et conceptuels, contre l’aura de l’œuvre d’art et comme relevé objectif de la réalité. Paradoxalement, cette démarche anti-artistique typique des années 60-70 est célébré comme l’exemple même de l’entrée de la photographie dans l’art.
L’intérêt que soulève la photographie à la fin des années 60 doit sans doute être mis en rapport avec la crise affectant au même moment la réception de la peinture abstraite qui dominait à ce moment-là ; cette crise était aussi une crise de la fonction esthétique de l’art.
Avec donc l’arrivée de l’art minimal et conceptuel, les Becher commencèrent à expérimenter de nouvelles voies dans la photographie. Le mouvement qui dominait alors en Allemagne était la photographie subjective, sous l’égide d’Otto Steinert ; presque diamétralement opposés, les Becher initièrent une photo « objective », « anonyme » : « Vous devez être honnête envers votre objet et ne pas le détruire avec votre subjectivité, tout en restant impliqué », déclarait Bernd Becher(1). Cette différence est en effet avant tout politique : par l’inventaire raisonné des objets industriels en Allemagne, les Becher restés « les pieds dans le réel », au contraire de Steinert dont ils rattachaient la subjectivité à une fuite puérile du passé, typique de l’art allemand de l’après-guerre.
Cet inventaire rappelle évidemment l’œuvre inachevée d’August Sander, mais aussi les travaux d’Atget sur la ville ou de Baldus en Allemagne, les ready-made de Duchamp. Le principe de la série dont nous avons parlé plus haut est à mettre en relation avec la remise en cause du statut de l’œuvre d’art dans l’ère moderne : la série destitue l’œuvre de son titre de « chef d’œuvre » et de sa prétention à être contemplée. Cette conception de la photographie va directement à l’encontre de l’idée la plus répandue dans le monde de la photographie, qui est le dogme de « l’instant décisif » de Cartier-Bresson et montre bien la séparation de plus en plus nette entre un monde de la photographie artistique et un monde de la photographie photographique, quand bien même celle-ci aurait des tendances esthétisantes et qu’on regroupe souvent sous le nom « photographie d’auteur » (à ce sujet, voir le livre de J-F. Chevrier déjà cité).

On ne peut dénier la sincérité et la simplicité de cette démarche au long cours, la pertinence de ce jeu sur le statut ambigu de la photographie. Alors que leur première publication était intitulée, avec un peu de provocation et beaucoup d’intelligence, « Sculptures anonymes » et sous-titrée « Typologie de bâtiments techniques », leurs photographies gagnèrent en 1990 le prix de la sculpture de la Biennale de Venise. En trente ans de photographies, ces archives de l’Allemagne et du monde industriels démontrent que seule la photographie peut relever le défi, si cher à l’art moderne, d’être à la fois mémoire et art, document et monument.




(1) Cité par J-F. Chevrier in Entre les beaux-arts et les médias : photographie et art moderne. L’Arachnéen, 2010, p.69

jeudi 22 septembre 2011

Man Ray, Emal-Bakia


je trouve dans cette vidéo, réalisée en 1926, toute une époque, une idée du progrès, de la modernité.
dans la scène hypnotique des jambes, l'idée d'absolu de la contemplation, la création d'un autre monde, d'un autre langage, l'idéal plotinien d'une "introjection du regard"

lundi 19 septembre 2011

Georges Rousse, la photo comme volonté


Georges Rousse
L’œuvre photographique de Georges Rousse a l’avantage d’être d’une extrême cohérence sans être répétitive ou lassante. Toutes les images de l’artiste traitent en effet de sa relation avec un lieu, la plupart du temps un lieu abandonné, et la plupart du temps sans aucune présence humaine ; cette relation s’exprime par le biais de la peinture, dont il couvre à son gré un lieu de son choix. Au départ, la photographie est utilisée par Georges Rousse pour immortaliser cette trace, pour en garder mémoire.
Bien heureusement, la photographie dépasse ici la prétention un peu simple postulée au départ d’être « la mémoire d’un lieu »(1). L’expression utilisée par l’artiste « mise en scène de la peinture » est d’ailleurs symptomatique de cette conscience, dès le départ, que l’œuvre sera photographiée et, partant, qu’elle n’existe qu’en tant qu’elle est photographiée, qu’elle existe pour être photographiée. Rapidement, Georges Rousse travaille sur l’écart – le jeu – entre la perspective que lui offre effectivement le lieu et la perspective telle qu’il la regarde à travers le dépoli de sa chambre photographique. La recherche du paradoxe vise à interroger le spectateur et le faire s’interroger ; le paradoxe comme figure philosophique, qui stoppe net l’évidence et qui réactive une distance à l’œuvre, une réflexion du spectateur.
       Cette stratégie d’implication du spectateur n’est pas nouvelle et peut faire penser à d’autres artistes, tels que Philippe Ramette, par exemple. Mais la recherche n’est pas la même : alors que Philippe Ramette pratique une mise en scène du quotidien, Georges Rousse, à partir du moment où il met en scène la perspective, interroge plus profondément notre façon de regarder une image. Ces longues mises en scène fonctionnent comme de véritables exhibitions de la perspective en tant qu’idéologie (2) telle qu’elle a été mise en place en Europe à la Renaissance. La pratique de sa liberté s’exerce à souligner dans une recherche barthésienne que la perspective est une construction et un choix que l’on fait et non pas un donné, naturel et évident. C’est justement remettre en cause l’ordre fondamental de la photographie qui, sauf exceptions, plie de manière nécessaire le monde et sa représentation à la perspective. L’artiste, par de longues et opiniâtres mises en scène, travaille ainsi minutieusement et subtilement à la destruction radicale d’un mythe de la photographie en tant que document, véridique et instantané et à l’interrogation sur ce que l’on peut ou non appeler un document, jamais pur et toujours redevable à une idéologie.
Georges Rousse
Par cette exhibition de la perspective, qui est finalement le principal sujet de ses photographies, ou plutôt par l’instauration d’un jeu entre plusieurs perspectives, Georges Rousse repousse également une évidence de la photographie comparée à la peinture, sa platitude. L’artiste instaure effectivement un second ordre de perspective : il crée un plan là où il n’en existait pas, par le biais justement de la photographie, médium plat, voire transparent (3), s’il en fut. Ce plan photographié est en quelque sorte une mise en abyme et une métaphore de l’acte photographique même, ainsi qu’il le dira lui-même à propos de ses compositions circulaires ; s’il ne peut combattre la platitude de la photographie à la surface même de celle-ci – auquel cas il ne s’agit plus stricto sensu de photographie -, il choisit de se battre sur le lieu même de la photographie, l’espace représenté. Il déplace l’espace de la planéité de la surface de la photographie à sa profondeur, là où nous ne sommes habitués qu’à voir des espaces perspectivistes et où nous cherchons donc à gratter la surface plane pour retrouver les profondeurs que nous connaissons. Grattant ainsi la photographie, nous lui découvrons une nouvelle épaisseur, tant dans l’espace conceptuel que dans l’espace visuel.
          Car Georges Rousse a manifestement laissé des imperfections dans ses installations, des points d’accroche, d’accostage, par où l’œil peut s’arrimer à la photographie et commencer à y travailler. Il laisse visible le fil de la bobine qu’il nous invite à tirer pour la dévider et comprendre le processus de création. Il nous propose de dévider le réel, « déconstruire le réel », selon ses mots, par la remise en cause de la représentation la plus proche de la vision humaine que nous ayons – la photographie -, la remise en cause de la perspective, c’est-à-dire la façon d’organiser les choses entre elles, mais aussi la remise en cause des choses elles-mêmes que nous voyons. Comprendre que toute vision n’est qu’une représentation du réel.
             Et même, au-delà de la déconstruction, l’artiste nous propose d’interroger fondamentalement le réel et ses représentations (ce qui, finalement, revient au même, n’avons-nous pas accès seulement à des représentations du réel ?), ses photographies s’appuyant, nous l’avons dit, sur des lieux réels, qui existent véritablement, qui lui préexistent et lui survivent, dont l’identification spatio-temporelle est claire et précise (le titre des œuvres est, systématiquement, le nom de la ville et l’année de prise de vue), mais étant pour ainsi dire « muettes », selon son expression, sur ce réel même. En effet, à la manière de ses grands aplats de couleur monochrome, qui rappellent notamment Klein ou Rothko, la photographie ne nous donne rien sur ce lieu ; ce que nous voulons y trouver, nous devons le chercher activement, tout en sachant que l’image ne nous livrera que ce qu’elle voudra nous livrer.
Georges Rousse
       Enfin, plus tardivement dans l’œuvre de Georges Rousse, on remarque l’intégration progressive d’un troisième niveau de perspective. Après avoir démonté le réel, il insère des traces de langage dans ses œuvres, des mots. A la manière des cubistes et des premières expérimentations de Picasso ou de Braque (4), le fait d’intégrer des mots dans un espace de représentation, qui plus est, tracés à la main, souligne encore une fois avec paradoxe à la fois la platitude du médium et sa différence d’ordre avec la planéité absolue que représente la typographie. Dans certaines œuvres, qui plus est, on frôle la tautologie conceptualiste par l’insertion des notes du journal de Rousse, notes relatives justement au processus de création de l’œuvre que nous sommes en train de contempler.
         Référence à l’entrée de la peinture dans la modernité avec les cubistes, complexification de la réflexion avec un niveau de plus, enrichissement de l’œuvre par l’intégration de mots, de notes de travail ou de pensées, le travail de Georges Rousse reste protéiforme dans sa recherche autour de l’espace et du lieu, recherche qui demande – et autorise – une forte participation de la part du spectateur pour s’épanouir.
Georges Rousse
"L'idée que véhicule mon travail mais que je voudrais pousser à l'extrême serait de travailler directement sur un bâtiment entier avant qu'il ne soit détruit. Je ferais un travail de sculpture directement dans la masse entière de l'immeuble, je le prendrais en photo, l'immeuble serait détruit." (5)
 

(1) Les citations de Georges Rousse proviennent de l’entretien de l’artiste dans le dvd Arte Contacts
(2) Erwin Panofsky. La perspective comme forme symbolique et Daniel Arasse, Histoire de peinture. Chap. 4
(3) Clement Greenberg, « The Camera’s Glass Eye : Review of an Exhibition of Edward Weston », in John O’Brian, The Collected Essays and Criticism, vol. 2, Arrogant Purpose, 1945-1949, Chicago, 1986, p. 60-63
(4) Clement Greenberg, Art et culture, « Le collage ». Macula, 1988.
(5) Entretien avec Jérome Sans in Flash Art, printemps 1984.

Pour aller plus loin, outre le dvd d'Arte, 
le site web de Georges Rousse regorge d'illustrations et d'extraits d'entretiens

vendredi 16 septembre 2011

Darwinisme et expérimentation


                Depuis la parution, en 1859, de son ouvrage majeur, De l’origine des espèces, Charles Darwin a toujours dit que ses théories, qui allaient révolutionner les façons scientifiques et populaires de voir le monde, seraient invérifiables sur le terrain. Pour mémoire, l’hypothèse de l’évolution darwiniste consiste à dire que les êtres vivants descendent d’ancêtres communs qui ont ensuite suivi le cours de la « sélection naturelle ». Ce concept central du darwinisme explique que les traits physiques qui favorisent la survie d’une espèce voient leur fréquence augmenter au fur et à mesure des générations[1]. Indémontrables empiriquement, ces hypothèses ne seraient que le fruit d’un système déductif ; les traces visibles de l’évolution se situant pour Darwin à une échelle infiniment plus grande que l’échelle humaine, du fait de l’extrême lenteur du processus. Leur validité est avérée seulement parce qu’elles seules permettent encore à l’heure actuelle d’expliquer de manière logique et cohérente la diversité du vivant et les liens de parenté constatés sur les fossiles.
                De nombreuses études ont pourtant rapidement été menées pour confirmer l’hypothèse de Darwin. La plupart se heurtèrent néanmoins aux difficultés anticipées par le scientifique : pour être valide, l’expérience doit réunir une même population qui présente des différences clairement identifiées selon ses individus ; il faut prouver que ces différences sont héréditaires, et que l’on connaisse le mode de transmission ; il faut aussi que l’une des formes différentes soit avantagée « sur le terrain », et que l’on prouve que c’est bien cet avantage qui détermine un changement dans la composition de la population ; il faut enfin que l’étude ait lieu en milieu naturel.
                Ces études furent donc toutes vouées à l’échec jusqu’à l’expérience de Kettlewell dans les années 1950. Cette expérience porta sur une population du phalène du bouleau (Biston betularia) qui présente deux formes : la forme claire (typica) et la forme sombre (carbonaria). L’on observa pour la première fois la forme sombre en 1848 à Manchester puis cette forme se diffusa partout à travers l’Europe pour qu’en 1890 la forme typique ne représente plus que 10% en moyenne des populations vivant à proximité des villes industrielles, tandis qu’elle restait majoritaire en zone rurale.
                Deux hypothèses évolutionnistes furent alors proposées : en 1896, Tutt proposa l’idée selon laquelle les formes mélaniques risquaient moins de se faire manger par les oiseaux en zone polluée, les troncs d’arbre ayant perdu leur lichen et étant couvert de suie et, inversement, les formes classiques étaient plus discrètes en zone rurale ; c’est le schéma que reprendra exactement Kettlewell cinquante ans plus tard. Il sera pourtant recruté par Henry Ford, un scientifique anglais, qui proposa une hypothèse un peu différente, en deux temps : les formes sombres seraient plus résistantes à toutes sortes de stress environnementaux et seraient néanmoins plus susceptible d’être mangées par les oiseaux en zone non polluée, du fait de leur moindre discrétion.

                Kettlewell fut donc engagé par Ford et éleva des milliers de chenilles de la Biston betularia qui donnèrent 3000 papillons. On les transporta dans un bois pollué et procéda en deux temps : d’abord, Kettlewell marqua les adultes avant de les relâcher sur une branche ou un tronc puis de les recapturer le soir avec une lanterne prévue à cet effet ; on décomptait alors le nombre d’individus de chaque variété. Ensuite, on déposa les insectes indifféremment sur des troncs de couleur variable et étudia à la jumelle leur capture par des oiseaux ; on en tira des statistique selon la couleur du papillon et la couleur du support végétal. En 1955, Kettlewell reconduit une expérience analogue dans un bois non pollué, aidé par Niko Tinbergen, photographe et cinéaste qui prouva de manière indiscutable que les oiseaux mangeaient les phalènes quand on les déposait sur des troncs. Les résultats furent donc indiscutables : en milieu pollué, on recapturait deux fois plus de phalène de forme carbonaria que de l’autre et en milieu rural, les formes claires récupérées étaient trois fois plus nombreuses que les formes sombres. Les quelques 200 observations à la jumelles confirmaient que les oiseaux mangeaient bel et bien les papillons foncés sur les troncs clairs et inversement pour les papillons clairs sur les troncs foncés. La conclusion était sans appel : les fréquences différentes des deux formes dans les deux milieux s’expliquent par une capacité différente de camouflage selon le milieu. La preuve était exhaustive, scientifique, photographique, même (une première du genre !) et fit office de référence pendant plus de 40 ans.
                Seulement, à partir de 1998, l’on commença à émettre des doutes quant à la façon dont avait été menée l’expérience. Le problème le plus sérieux concerne la libération des papillons : les insectes étaient libérés en plein jour, alors qu’ils sont incapables de voler, qui plus est sur des troncs ou sur des branches, bien visibles. Or, tous les spécialistes s’accordent à dire que les papillons « naturels » ne se posent absolument jamais d’une telle manière sur les arbres et que les oiseaux ne mangent pas les phalènes car ils ne se posent justement pas en plein jour dans une telle position. Ensuite, l’on observa des formes mélaniques de papillon dans diverses parties du monde, et notamment des zones rurales non polluées ; de plus, l’évolution moderne de la population de ces papillons – la régression de la forme mélanique – sans changement nécessaire du milieu va à l’encontre de la théorie soutenue par Kettlewell. Enfin, on s’étonne beaucoup de ce qui était représenté sur les photographies de Kettlewell : les phalènes sont dans des positions très inhabituelles, ailes ouvertes, à tel point qu’on se demande si les spécimens n’étaient pas déjà morts ou sérieusement blessés.
                L’expérience n’ayant jamais été refaite en entier, le plus bel outil pédagogique des évolutionnistes semble battre de l’aile et devenir « un mythe scientifique ». Cela ne signifie pas que Kettlewell a mené une supercherie, ou bâclé certains aspects de son expérience, au contraire, mais que les critères d’exigences devant une expérience scientifique varient selon les époques, que la façon de proposer une expérience scientifique influe toujours sur sa réception. Ici, l’utilisation inédite des photographies a sans doute beaucoup joué dans l’impact psychologique de l’expérience : les photographies montraient d’évidence, par le fait même, qu’un papillon sombre parfaitement confondu sur un tronc pollué n’était que trop visible sur un tronc plein de lichen ; si nous le voyons, les oiseaux aussi devaient le voir (analogie inconsciente sans doute bien loin de la réalité). Enfin, cela nous rappelle que toute expérience scientifique est redevable des théories qui la sous-tendent, ici le modèle d’hérédité mendélien.
                Rappelons qu’à l’impossible nul n’est tenu. Que la science n’est qu’un éternel recommencement d’expériences, d’hypothèses, de confirmations et de réfutations, de tâtonnements, enfin.  Que la science n’est pas Dieu.


[1] Voir l’article très complet de Wikipédia : http://fr.wikipedia.org/wiki/S%C3%A9lection_naturelle

addendum 17/09/2011 : précision sur l'identité de Ford

Source : Jean Gayon, "Le papillon de Darwin", in Science et avenir, n°142, avril 2005

lundi 12 septembre 2011

Bashung ou le vertige mortel

Par souci de commodité, et pour éviter les querelles infinies de propriétés littéraires, nous supposerons que Bashung est l’auteur de ses chansons, et qu’il les a, sinon toutes écrites – ce que nous savons fort bien être faux – du moins toutes modifiées et adaptées, et que c’est donc la patte du co-auteur, ou correcteur, que nous cherchons ici.
Tout d’abord on est frappé par l’extrême cohérence des textes de Bashung, quels qu’en soient les époques et les signataires. En fait, on y trouve ce qu’on pourrait bien appeler un « style ». Les textes de Bashung nous paraissent en effet caractérisés par deux aspects fondamentaux : les thématiques récurrentes de l’amour et du malheur du monde – la faillite de l’amour pouvant être perçu à la fois comme signe et comme conséquence du malheur du monde – et une écriture de la fausse répétition.


L’amour chez Bashung est essentiellement malheureux. Il est malheureux car il est expérience d’une jouissance ineffable – comme un rêve « trop fort (1) » - et donc hors du champ de l’expérience intelligible. Il est malheureux aussi parce qu’il se heurte toujours à la clôture de l’autre, à l’impossibilité de la fusion dont tout amour – en Occident – porte le rêve. Ainsi, plus l’amour est intense plus il conduit nécessairement à la rupture – ou à la mort – la sincérité et l’intensité du sentiment interdisant tout compromis avec la vie réelle (On observera, dans « bijou bijou » la différence entre le monde du narrateur, libre, sans entrave et désespéré, et le monde de la femme, monde trivial et plein de misère, mais vivable, le monde réel, en somme…).
La question sexuelle est au centre de ce déchirement intime : l’intensité momentanée du désir amoureux (« juste faire hennir les chevaux du désir (2) » , «sois la soie (3) ») entre constamment en contradiction avec d’autres désirs fugaces (la rouquine carmélite (4) ou avec les exigences sexuelles de la femme que le narrateur ne parvient pas à combler (« les drôles de joujoux (5) » mais aussi les cylindres de Madame rêve) : l’expérience sexuelle est celle d’un échec, l’homme ne parvient pas à tuer la femme de plaisir, elle se relève toujours, intacte, prête pour la vie réelle. Vérité première magnifiquement résumée par la formule « on est loin des amours de loin (6)» : l’amour platonique idéal a fait place à une sexualité qui vise à une impossible performance dans laquelle la puissance masculine connaît et reconnaît sa défaite.
Cette faillite intérieure – la connaissance intime de mon impossibilité à donner ce que je veux donner (une jouissance sans égale) – prend figure dans l’absence de la femme aimée – Gaby, Bijou qui dort, etc. Même présente, la femme échappe à l’homme qui ne peut jamais la saisir, la « prendre », l’appréhender. Le voici rendu au monde extérieur qui apparaît le plus souvent à travers la métaphore de la guerre ou de la violence,  la « tranchée (7)», les « pluies acides (8)» : le monde extérieur est violent. Cette violence – insupportable – est retournée par le narrateur contre lui-même : c’est le thème récurrent du suicide (« je vais me découper (9)») ou de la maladie (par exemple le vocabulaire respiratoire dans angora…) – thème qui devient obsessionnel dans le dernier album, Bleu pétrole (« tout à l’horizontale nos envies, nos amours, nos héros (10) »). La maladie est ainsi indissolublement liée avec la douleur d’aimer (ou de ne jamais pouvoir assez aimer) et avec la maladie du monde. Le cancer – prolifération anarchique et morbide, désordre destructeur – s’opère simultanément dans la vie sentimentale, dans la vie sociale (dehors) et dans le corps du chanteur.

Ces deux angoisses agissent directement sur l’écriture même des chansons. Le monde n’étant guère affrontable et le langage rationnel n’étant pas efficace, l’écriture de Bashung se caractérise par un jeu perpétuel avec les mots et les phrases. Digne émule de Brassens il utilise lui aussi deux des usages qu’on a pu lui attribuer : le détournement de lieu commun – ce que j’ai appelé la fausse répétition – et l’enchaînement de mot par la logique sonore. Ce second usage, le moins original sans doute, relève de la tradition surréaliste – un lien formel, analogique ou onirique se substitue à un lien logique. Le pornographe du phonographe l’a employé avec délectation. Bashung s’en sert à son tour avec la même stupéfiante poésie : « les monarques et leur figurines » qui font des « ptits » à l’arrière des Berline dans Osez Joséphine. L’actrice – femme de fantasme par excellence, ou la figurante – n’est en effet qu’une figurine dans les mains du producteur. « je suis le roi des scélérats / à qui sourit la […] (11)». On pourrait encore citer « et que ne durent que les moments doux (12)» ou « la plus clair de mon  temps dans la chambre noire (13)» ou encore « ses congénères l’ont refroidie / ses congénères crie(nt) au génie (14)» ou le mot (absent) congère commande la série, ou encore « les ombres s’échinent à me chercher des noises (15)» etc. Ainsi le mot en appelle-t-il un autre suivant une route sinueuse qui est celle de l’imaginaire porté par le jeu de mots et non pas du récit logique. La succession des mots qui s’appellent peut constituer un champ lexical donné qui imprime à la chanson son climat particulier (le froid dans 2043)

On peut souligner aussi un usage qui paraît plus proprement bashunguien, qu’on pourrait dire une syllepse stylistique, et qui consiste à utiliser un même mot comme support de deux figures de style différentes. « Des érudits m’abreuvent de leur fioles (16)». la fiole est dans la langue populaire la tête. La fiole des érudits, c’est donc leur tête, par métaphore. Toutefois, ces fioles « abreuvent », il y a donc un liquide à l’intérieur (on suppose qu’il s’agit de la pensée ou au moins du discours…), et c’est donc un second rapport – métonymique – qui commande le verbe. C’est comme si la métaphore était prise au pied de la lettre et qu’on s’en servait comme matériau pour une nouvelle construction imaginaire. Le mot argotique ou savant est un nouveau point d’appui le déplacement ou pour la condensation…

A ces techniques du mot à mot s’associe, à l’échelon supérieur, une technique de la proposition ou de la phrase. On est là proprement dans un travail qui évoque les proverbes mis au goût du jour d’Eluard. « Je passe  pour une caravane » ou « je vais me découper suivant les pointillés (17)», « J’ai fait la saison dans cette boîte crânienne (18)», « dehors la flore est à l’orage (19) » « J’ai tambouriné (tant bourriné ?) au seuil de sa bonté, un judas m’a lorgné et j’ai pris l’hiver en grippe (20) » etc. Nous laissons aux amateurs de Bataille – encore une fantaisie militaire ? – le soin d’interpréter cette bonté de laquelle on reste au seuil, malgré les tambourinements, et cet œil unique, le judas par lequel on est observé, et sans doute dénoncé…

Dans l’expression toute faite, le lieu commun, il suffit de changer un mot pour que jaillisse la poésie de l’étincelle – comme dans le heurt de deux pierres. Ce jeu serait dérisoire s’il ne produisait une étrange et fugace beauté, aussitôt retombée dans la nuit. Une beauté profondément tragique, le délassement inutile et magnifique d’un homme en deuil de lui-même, et en deuil du monde. Faute de changer le monde, on le chante en se jouant du langage. Telle entreprise rappelle irrésistiblement la grandeur paradoxale d’un Brassens ou d’un Queneau qui jette dans un langage qui semble ordinaire, dans la petite musique du réel des brassées d’idéaux incandescents qui seront tout à l’heure en cendre. Il est de ces artistes véritablement populaire, au sens le plus noble du terme, qui ont su inventer leur public en inventant leur langage qui, quoique relié par d’invisibles liens à d’illustres prédécesseurs, débouche encore sur l’inévitable clairière amie, vaste, accueillante, les fruits à portée de la main (Vénus)


Pauvre Bashung ! une fois encore « des toges le toisent, des érudits l’abreuvent de leurs fioles… » (Au pavillon des lauriers). Il faut dire à leur décharge que beaucoup d’œuvres sérieuses n’ont pas la même grâce, ni la même profondeur de désespoir.



(1) Vertige de l’amour
(2) Osez Joséphine
(3) Angora
(4) Vertige d’ l’amour
(5) Bijou, Bijou
(6) Madame rêve
(7) Vertige de l’amour
(8) Angora
(9) Vertige de l’amour
(10) Je t’ai manqué
(11) Osez Joséphine
(12) Ibid.
(13) J’ passe pour une caravane
(14) 2043
(15) J’passe pour une caravane
(16) Au pavillon des lauriers
(17) Vertige de l’amour
(18) La nuit je mens
(19) Dehors
(20) Sommes-nous


Addendum 18/09/2011 : l'auteur a apporté quelques améliorations à son article

vendredi 9 septembre 2011

Kant et objections

Moquons-nous tous ensemble de la caricaturale matrone que décrit J-P. Sartre à l'ouverture de réflexions sur la question juive ; cette mère de famille qui ne supporte plus les sempiternels débats autour de l'art, de la beauté, du goût en général et qui a soudain ce trait d’esprit sans appel, rassurant autant que castrateur : « Des goûts, des couleurs, des opinions, il ne faut pas discuter » (1) Moquons-nous du bon sens populaire relativiste et bienveillant. Mais sommes-nous si sûrs que le goût n'est pas relatif, que cela sert réellement à quelque chose d’en débattre ? Qu'il y aurait donc une certitude universelle et incontestable du goût, une loi ?
Interrogeons d'abord le sens éclaté du mot « goût » : il peut d'abord dénoter le plaisir que l'on éprouve à une activité ou l'application qu'on y met, recouvrant à peu près les sens du mot latin studium : le goût de l'étude, le goût du jeu... Il désigne aussi à la fois la qualité d'un objet qui a du goût, dirait-on, et le sens d'un sujet, mon sens à moi, le goût qui me permet d'éprouver ce goût ; dans ce dernier cas, la sensation, le jugement (de goût) est une affaire de rencontre entre un objet et un sujet qui ont, chacun à leur manière, du goût. Enfin, le goût peut désigner, comme le souligne Genette, la capacité de discerner deux composants d'un même objet, d'une manière objective et presque, serait-on tenté de dire, scientifique (à la façon par exemple du goût d’un œnologue), et en même temps la capacité d'attribuer à cet objet plus ou moins de qualité esthétique, ce qui fait que j'ai ou non du goût — aptitude que l'on dénie à une machine, aussi puissant processeur soit-il, quand bien même on soutiendrait une position objectiviste.
Emmanuel Kant

L’étude, et le goût, de la langue semblent nous orienter dans le sens du relativisme : le fait que nous dénions à une machine la capacité d’avoir du goût (l’aptitude) et le thème de la rencontre entre un sujet et un objet s’éloignent du strict objectivisme. C’est Kant, à la suite de Hume, qui a posé cette hypothèse, que le beau n’est pas dans l’objet mais dans la relation que le sujet entretient avec lui. Ce qu'on appelle la révolution kantienne s'opère dans un moment particulier de la pensée occidentale : après Descartes, les philosophes empiristes – et notamment Hume – ont remis en cause la notion traditionnelle platonicienne de l'art et du beau dans un relativisme qu'ils jugeaient eux-mêmes dangereux. En effet, si l'expérience de chacun peut nous amener à estimer comme beaux des objets tout à fait différents, c'en est fini de tout critère esthétique objectif et de toute culture commune. Renvoyer l’art au jugement d’agrément c’est nier l’existence même de l’art et du goût. Kant arrive donc avec une double mission : réhabiliter la notion d’art dans son acception traditionnelle et entière tout en dépassant les apories platoniciennes et empiristes. Ce sera la Critique de la faculté de juger.
Kant, qui préfère parler du beau plutôt que de l’art, commence donc son analyse par une concession faite aux empiristes et sensualistes, à savoir que l’idée de Beau n’existe pas et que la beauté n’est pas une qualité de l’objet ; le sentiment de beau se trouve dans le sujet (ce qui est esthétique, c’est la relation du sujet avec la représentation d’un objet(2)). Cependant, le philosophe marque rapidement sa différence vis-à-vis des systèmes précédents : si le domaine de l’esthétique semble être, et est bel et bien, le domaine de l’émotion et de la sensation, « le plaisir ne peut rien exprimer d’autre que la convenance de l’objet avec les facultés de connaissance qui sont en jeu dans le jugement réfléchissant »(3), c’est-à-dire que dans le jugement esthétique sont également mêlés l’entendement et la sensation.
Ensuite, dans le système kantien, le beau s’articule selon quatre moments : il doit d’abord être désintéressé, c’est-à-dire apporter une contemplation hors de toute consommation ; puis, selon une des phrases les plus fameuses de La Critique de la faculté de juger : « le beau est ce qui plait universellement sans concept »(4), ce qui signifie en langage kantien que le beau prétend à une reconnaissance universelle sans qu’il soit possible, ni même nécessaire, de le démontrer avec des concepts ; cette reconnaissance en droit provient de l’origine plurielle du sentiment de beauté : c’est, pour Kant, le lieu même où l’imagination (le plaisir, le particulier, le non-démontrable) se met singulièrement en accord avec l’entendement (le concept, l’universel), et obtient alors le droit de prétendre à l’universalité sans être démontré. Le troisième critère distingue le beau du parfait, le beau ne relevant pas d’une finalité objective ou d’un concept qui lui préexisterait (l’idée de cercle, par exemple, n’est d’aucune utilité pour estimer la beauté d’une clairière circulaire) ; la beauté est alors « beauté libre ». Enfin, le quatrième critère définit la nécessité de la satisfaction apportée par l’objet beau en toute circonstance : ce qui est beau apporte nécessairement le plaisir esthétique.
Kant définit ainsi très clairement ce que nous entendons, ou ce que nous devrions entendre, par le mot « beau », qui se distingue notamment de la connaissance et de l’agréable par ces quatre critères : le désintéressement, la liberté, l’universalité et la nécessité.

De nombreuses critiques ont pourtant été élevées contre le système kantien depuis son écriture, notamment dans l’esthétique moderne par Gérard Genette – qui se revendique relativiste — que nous étudierons ici. Dans une conférence qu’il donne à l’université de Toulouse, ce qu’il conteste, c'est non pas la prétention de la beauté aux quatre critères esthétiques kantiens, mais la légitimité qu’a la beauté à les revendiquer, et plus particulièrement le critère d’universalité. C’est remettre en cause tout le système esthétique de Kant qui, sans cette légitimité de l’universalité, serait réduit à un subjectivisme relativiste.
Kant fonde cette légitimité sur deux arguments effectivement un peu faibles : d’abord vient un argument qui n’est qu’une hypothèse postulant à tous les hommes un sens commun qui fonderait une universalité de goût. Seulement, rien ne prouve l’existence de ce sens commun(5) et tout pousse à penser le contraire, à commencer par la dispersion des goûts esthétiques, et aujourd’hui la connaissance que nous avons des autres cultures et des autres arts. Le second argument s’appuie sur un raisonnement logique : étant donné que le jugement esthétique est désintéressé, rien ne peut influencer mon jugement ou le jugement des autres, qui sont donc identiques ; la faiblesse de ce raisonnement est à juste titre soulignée par Gérard Genette : comment Kant peut-il imaginer qu’il n’y ait que l’intérêt personnel qui rend idiosyncrasique un jugement ? C’est ignorer par exemple la remarque qu’avait faite Hume sur la simple diversité des sensibilités des individus. La conclusion de Kant, « le beau est ce qui plait universellement sans concept », dépasse donc largement ses prémisses, Kant ne démontrant toujours pas la légitimité de la prétention du beau à l’universalité.
Gérard Genette

Et Genette de proposer une raison à cette prétention : Kant écrit que l’on attribue souvent le sentiment de beau à l’objet « comme si c’est une propriété des choses », et que cette beauté « leur tient lieu de prédicat » ; c’est bien pour Genette cette objectivation du jugement, que Kant a omis – ou occulté —, qui fonde la prétention du jugement esthétique à une universalité cette fois totalement illégitime. On attribue la beauté d’une relation sujet-objet unilatéralement à l’objet, comme si elle était une qualité intrinsèque de l’objet (revenant ainsi à une conception antique de la beauté), qualité que chacun verrait alors, pour ainsi dire objectivement ; cette objectivation ne vient pas seulement d’une mauvaise foi de notre part ou d’un narcissisme excessif, il vient surtout, selon Genette, de la nature de relation que nous entretenons avec les objets beaux, qui est souvent une relation de fascination, relation globale dans laquelle justement le sujet tend à s’oublier et le corps à s’effacer.
L’impossibilité à défendre sérieusement cette légitimité a amené certains universalistes modernes à rejeter à la base l’hypothèse subjectiviste kantienne. Mais la position des relativistes n’est pas si aisé que cela à tenir non plus : outre les problèmes politiques (au sens de l’organisation des relations humaines) que cela pose, la relation esthétique supposée entre le sujet et l’objet se révèle difficile à éclaircir : on essaie à nouveau de définir les objets particuliers que choisit cette relation pour s’épanouir, objets plus propices à ce qu’on s’attarde sur leur aspect (leur forme, aurait dit Kant) et non pas sur leur existence réelle. On rejoint alors le concept kantien de désintéressement.
Des philosophes de l’esthétique analytique, et plus précisément Nelson Goodman, ont essayé de dépasser ce problème en posant non pas le quoi mais le quand de la relation esthétique : tous les objets sont susceptibles de lier avec nous telle relation mais selon certains critères qui apparaissent et disparaissent dans le temps. Tel objet pourrait être aujourd’hui une œuvre d’art et demain un objet « normal » ; je regarde tel meuble, séduit par son apparence, j’en oublie toute considération pratique et, sitôt arrivé chez moi, je me rends compte qu’il est trop gros, trop lourd…

L’objet de l’art est, pour Kant, un cas particulier du beau, ce en quoi nous ne pouvons que lui donner raison, tant il est soumis au contexte socioculturel du « monde de l’art » (Danto, puis Dickie), à tel point qu’il est presque d’un autre ordre que tout ce que Kant a pu appeler « beau », bien qu’il partage avec les critères kantiens certains points communs. Loin de l’universalisme kantien, symptomatique du siècle des Lumières, et loin également d’un relativisme radical, nous pensons qu’il peut exister une certaine norme en matière d’art, mais que cette norme, et cet art, ne sont valables qu’au sein d’un système, d’une aire culturelle donnée. L’art n’existe qu’au sein d’une institution, au même titre que la politesse ou les codes vestimentaires ne sont valables que dans une culture précise, si ce n’est que l’art est « la plus artificielle des créations humaines »(6), c’est-à-dire la plus humaine des créations humaines. Institution qui a ses règles, ses codes, son histoire, ses normes, dont la particularité, étant le plus pur des produits humains et le lieu idéalisé de la création, est d’avoir comme seule règle invariable de dépasser toutes les autres règles : « l’art est le domaine qui résiste » dira Félix Guattari(7). Mais encore, cette règle même semble devoir être remise en cause, ne citons pour illustrer cette idée que l’exemple de Bach qui ne suivit, toute sa vie, que les règles les plus strictes de l’académisme(8), ouvrant une histoire passionnante d’actions et de réactions, histoire toujours ouverte où la simplification simpliste et bienveillante n’a définitivement pas droit de cité…




(1) Sartre. réflexions sur la question juive : Gallimard 1954, p.8
(2) §VII
(3) Introduction, VI, I
(4) §VII
(5) Il existe cependant une démonstration, mais assez peu convaincante, de ce sens commun par l’autre pilier du système kantien : la nécessité que le beau soit beau pour tout le monde que nous avions admise plus haut ne peut se reposer que sur un sens commun, puisqu’aucun argument ni aucune preuve empirique ne peut exister à propos du beau.
(6) Greenberg. Avant-Garde et kitsch in Art et Culture. Paris : Macula, 1988, p.25
(7) Guattari, entretien par Olivier Zahm. « Félix Guattari et l’art contemporain » Chimères, été 1994, p.51
(8) Tournier. Le vol du vampire. Mercure de France, 1981