lundi 30 décembre 2013

Le loup de Wall Street. Scorsese égal à lui-même : bénédiction ou malédiction ? Impressions rapides.

Le Loup de Wall Street, le dernier film de Martin Scorsese, évoque, comme son titre l'indique, l'ascension fulgurante d'un trader ambitieux dans les années 80. Incarné par Léonardo Di Caprio, le jeune loup ambitieux tutoiera les sommets jusqu'à la chute - chute finalement pas si terrible que cela.
Disons-le tout net : le film n'est pas véritablement mauvais. Il est "fun", coloré, survolté, avec des scènes parfois hilarantes, des dialogues du même acabit, il nous plonge pendant trois heures dans une ambiance quasiment baroque, avec ses excès, ses furies, ses passions. Le problème est qu'il s'agit d'un film archétypal : un film de Scorsese avant toute chose ; le film, finalement, que l'on attendait de Scorsese, qu'il nous livre, sans surprise. Scorsese fait ce film sur la bourse comme il l'a fait sur un casino, comme il l'a fait sur la mafia, sur les truands, appliquant une recette éprouvée qui finit par lasser. 



Les films de Martin Scorsese ne sont pas réellement des documents : ils ne décrivent pas des milieux de manière naturaliste. Qu'il s'agisse du casino, de la mafia, des truands, le cinéaste livre toujours des partitions grandioses - que j'appellerais moi grandiloquentes, dans le mauvais sens du terme -, fantasmatiques, avec toujours une fascination intense pour ses sujets, et notamment une prédilection pour les ascensions suivies d'une chute. Ainsi, bien qu'il soit inspiré de la vie et de l'oeuvre littéraire d'un véritable trader, Jordan Belfort (dont Léonardo Di Caprio hérite du nom dans le film), qui a véritablement connu l'ascension et la chute, le film ne prétend pas raconter une histoire vraie - et se dispense, heureusement, de l'ignominieux carton "inspiré de faits réels", ou "inspiré d'une histoire vraie" qui marque de son empreinte nauséabonde un trop grand nombre de films. Il ne faut donc pas s'attendre à un film "réaliste", et ne pas juger ce film à l'aune de ce supposé réalisme que l'on pourrait croire devoir attendre de l'oeuvre. Ce n'est pas l'objet.
Il n'en reste pas moins que ce film est finalement vide : les personnages ne sont que des archétypes, dont, à part l'hybris démesurée, on ne connait rien ; ils ne sont que des coquilles vides, des projections en trois dimensions, ne se mouvant que pour résoudre des besoins essentiels - gagner de l'argent, ingérer des drogues et baiser semblant constituer la trinité ontologique des personnages des films de Scorsese -. Il n'y a aucun enjeu dans le film, aucune tension d'aucune sorte, qu'elle soit morale, scénaristique,  ou cinématographique. Le film n'est qu'une grande farce, un grand-guignol indécrottablement stéréotypé et superficiel. 

A ce niveau, la comparaison avec le Wall Street d'Oliver Stone, tourné en 1987, est éloquente : Oliver Stone, sur la même thématique, l'argent, le pouvoir, la démesure, l'ascension, la chute, parvient à construire des personnages, des tensions, qui parfois ne se résolvent pas ; tout n'y est pas que furie et tempête, à l'inverse du Loup de Wall Street, qui est un monolithe, un bolide lancé à toute vitesse. Et même si la fin du film d'Oliver Stone peut être décevante, le film permet au spectateur de sentir des personnages, des sentiments s'incarner, lui permettant de ressentir autre chose que de l'excitation et une montée d'adrénaline devant des images. 




C'est aussi ce qui peut déranger chez Scorsese : la fascination qu'il a pour ses sujets, et la mythologie qu'il créé à partir d'eux : mythologie du gangster, du mafieux, du pouvoir, mythologie qu'il n'interroge pas. On ne peut nier que le spectateur soit fasciné par les personnages truculents que Scorsese montre ; cela n'est pas grave en soi : le problème est que Scorsese ne place jamais le spectateur en position de s'interroger sur cette fascination. Un cinéaste comme Haneke nous montre des situations ou des personnages violents, dérangeants, pour lesquels on peut avoir de l'attirance, sinon de la sympathie : il y a dans Funny Games une certaine fascination du spectateur ; mais Haneke renverse cette fascination pour que nous nous interrogions sur notre rôle, sur nos désirs de spectateurs. 



Scorsese ne fait jamais ça : son cinéma n'a aucune fonction critique, pas plus, je l'ai dit, qu'il ne décrit véritablement des univers. Ce n'est finalement qu'un pur cinéma de divertissement, à placer au même rang que Quentin Tarantino, par exemple (et d'ailleurs certains dialogue du Loup de Wall Street semblent s'être échappés d'un script de Tarantino) ; cela ne le disqualifie pas pour autant : le problème est qu'il s'agit du même film de divertissement que Mean Streets, que les Affranchis et, surtout, que Casino, et que Martin Scorsese, tout occupé qu'il est à nous étourdir d'images virtuoses, accompagnées d'une bande-son assez fantastique (quoiqu'il ne me semble guère difficile de plaquer des hits déjà existants sur des images), enivré de son habileté, oublie simplement de nous dire quoi que ce soit avec ses films. 
Regardez donc Le loup de Wall Street, puis faites la comparaison avec Wall Street : vous trouverez les mêmes éléments : l'ambition, l'argent, le pouvoir, les femmes, l'ascension, l'excès, puis la chute - en somme, tous les éléments d'une bonne tragédie - ; la seule différence étant qu'Oliver Stone nous livre une oeuvre intelligente, protéiforme, ambiguë, avec des personnages riches qui ont plusieurs facettes, qui hésitent, qui doutent, qui évoluent, là où Martin Scorsese pond une oeuvre à sens unique, qui va uniquement là où on l'attend.

Enfin, je ne saurais trop vous conseiller, si vous êtes adeptes de crises financières et de tourments moraux, de regarder Margin Call, sorti en 2011, qui aborde la même problématique, à propos cette fois de la crise de 2007. Là encore, film intelligent, qui dépasse son seul sujet pour nous livrer une riche partition - convictions, tergiversations, compromissions, au-delà de tout manichéisme.
(Je tiens à préciser qu'il n'y a nul besoin de connaissances particulières pour comprendre ces films qui ne sont bien évidemment pas des œuvres de théorie économique). 

 




jeudi 19 décembre 2013

Natacha Nisic, le documentaire dans les interstices

Natacha Nisic, artiste vidéaste et documentariste française, présente du 15 octobre 2013 au 26 janvier 2014 différents projets dans son exposition Echo, au Jeu de Paume à Paris.
   
Au bout de la rampe d’accès qui mène à l’espace qui lui est consacré, on peut déjà voir une douzaine de courtes vidéos montées en boucle : l’artiste a filmé au Super 8 des mains de différentes personnes, âges et sexes confondus, exécutant divers gestes triviaux (éplucher un fruit, tricoter, dépouiller une fleur, se laver et s’essuyer, etc.). Le tout projeté sur douze écrans télé de petit format, ramenant quasiment les mains portraiturées à l’échelle 1.

La première salle est consacrée au projet en cours de l’artiste : Andrea en conversation. Il s’agit ici de neuf écrans de télévision haute définition, posés à même le sol et devant lesquels sont placés quelques coussins invitant les visiteurs à s’asseoir. Les écrans sont disposés de telle sorte que l’on ne puisse pas tous les embrasser d’un seul regard, mais il est possible selon l’angle d’en voir trois en même temps.

Dans la seconde salle que divise une cimaise, on découvre deux projets sur le Japon. Sur la gauche, un mur de trois écrans projette les vidéos formant le film e (qui signifie image en japonais), réalisées à la suite d’un tremblement de terre violent ayant eu lieu à Fukushima en 2008. Elles sont composées de témoignages de quelques habitants qui ont vécu la catastrophe, et de travellings de paysages, d’images enregistrées depuis un avion, de zooms (sur le sol particulièrement), qui en montrent les dégâts. Sur les trois écrans, les images sont alternativement identiques et simultanées ou en décalage, ou définitivement différentes les unes des autres. Seuls les sous-titres sont identiques et synchrones.

f - 2013
 Projection vidéo HD, couleur, son, 17 min 37 s



    Leur font face deux fresques dessinées, de silhouettes humaines revêtues de tenues anti-radioactives. L'artiste dit, pour sa pièce Fukushima, avoir reporté aux crayons de couleur des photos de presse des ouvriers de la Centrale Tepco, ces futurs hibakushas.
    Sur la droite, un large écran unique projette le film f, tourné en 2013 à Hisanohama, ville côtière de la préfecture de Fukushima, durement frappée par la triple catastrophe du 11 mars 2011. Il s’agit d’un long travelling sur le paysage ponctué de temps en temps par le contrechamp instantané offert par des miroirs soigneusement disposés sur la trajectoire de la caméra. On peut ainsi voir le bord de mer qui semblait normal, et simultanément les ruines de la ville à l’arrière-plan, et vice-versa.



Andrea en conversation

III. Les soins

Les neuf vidéos de cette installation retracent partiellement le parcours d’une jeune allemande contemporaine, originaire de Bavière, Andrea Kalff, que diverses circonstances ont menée à se convertir au chamanisme coréen, mis en rapport avec des extraits de films d’archives du père Norbert Weber, datant de 1925 et tournés en Corée sous occupation japonaise.

L'histoire
Ce fut par pur hasard que Andrea, jeune femme moderne de confession catholique, mère de trois enfants, âgée alors d'une trentaine d'années, fit la rencontre de Kim Keum-hwa. Celle-ci est grande chamane, élue "trésor national" en Corée où elle est considérée comme une bienfaitrice et la guérisseuse de tous les maux. Lors d'un colloque de présentation du chamanisme coréen se tenant en Autriche, Kim Keum-hwa, venue pour former de nouvelles recrues, repéra Andrea à qui elle annonça qu'elle était atteinte de byeong, la maladie de la chamane (mudang en coréen). C'est-à-dire la maladie initiatique, qui révèle au chamanisme. 

VII. Le pays du matin calme
Film d'archive de Norbert Weber
Photogramme
(Une danse chamanique kut pour soigner un patient atteint de fièvre)

Sceptique, la jeune femme ne prêta guère attention à ces propos qui lui parurent décousus et irrationnels. Mais deux semaines plus tard, elle apprit qu'elle était atteinte d'un cancer de l'utérus, à un stade assez avancé. Au lieu de choisir un traitement chimio ou radio-thérapeutique, elle se tourna vers le chamanisme, en contradiction avec son monde et son éducation catholique. Elle réalisa même un premier voyage en Corée pour être initiée à cette religion encore très vivante là-bas.
Elle engagea ainsi un combat non seulement contre la maladie mais également contre son passé, ses "fantômes", les traumatismes inavoués jusqu'alors (un frère gravement blessé au cours d'un accident, resté longtemps dans le coma, décédé depuis ; d'une incompréhension mutuelle avec ses parents qui a conduit à la rupture de leurs liens ; des membres de sa famille déjà atteints de cancers...). Dans une des interviews, elle avoue avoir eu depuis son adolescence des moments de grande faiblesse morale, que par la suite ses enfants arrivaient à ressentir et extériorisaient eux-mêmes de manière assez inquiétante et troublante ; et entendre des voix qu'elle prenait pour des hallucinations.
Aujourd'hui ayant parfait sa formation de mudang auprès de sa mère spirituelle Kim Keum-hwa, et réussi sa "confirmation" lors d'une cérémonie rituelle, Andrea écoute ses voix intérieures et celles de ses patients pour les soigner. C'est à son tour elle-même qui forme de nouveaux chamans en Allemagne et en Autriche.

IX. La Confirmation
Les lames ont été affûtées en secret.
Andrea montera sur deux couteaux ainsi préparés, pieds nus.

Le père Norbert Weber quant à lui, était un missionnaire du début du XXème siècle. En Corée, il tenta donc de répandre la religion catholique dans un pays où le chamanisme était encore tout à fait commun. Il assista à des cérémonies qu'il filma et dont il cacha les pellicules pour éviter la censure nippone.


 

mercredi 4 décembre 2013

L'Europe, l'homme à abattre.


Il y a une dizaine de jours, la commission européenne validait le projet de budget français.
Pour la première fois dans l’histoire, un comité non démocratique, supra national, a pu décider en toute tranquillité de l’avenir d’un peuple, en avalisant, ou pas, un projet de budget national, sans que cela ne semble choquer personne. Rappelons, à toutes fins utiles, ce qu’est la commission européenne : un comité de 28 membres (chaque pays en nommant un pour 4 ans – à savoir, le commissaire européen français est Michel Barnier, nommé par l'ex président Nicolas Sarkozy) assisté de milliers de fonctionnaires européens. Cet organe est donc l’organe le moins démocratique au monde, après le régime hitlérien.
De la nature de la démocratie. La démocratie telle que nous la vivons est une dépossession. Ce n’est pas une délégation du pouvoir, c’est bien une dépossession. La démocratie telle que nous la connaissons prend la forme du plébiscite : une fois le président de la République élu, par exemple, et avec lui, quelques semaines plus tard, la majorité législative afférente, le peuple n’a plus qu’à attendre, et regarder ce que l’on fait de son vote. Que les promesses de campagne ne soient pas respectées, peu importe ; que des décisions fondamentales – la réforme des retraites de 2008 par exemple – soient prises qui ne figuraient pas dans le programme, faisant descendre des millions de gens de la rue n’est pas en problème ; on nous répond que le peuple est souverain, qui peut sanctionner ses élus tous les 5 ans. Est-ce donc cela que nous attendons du citoyen ? Un vote, qui lui permet ensuite d’observer, en spectateur, ses représentants s’ébattre dans l’arène ? Muet, interdit, il ne lui reste plus qu’à patienter quelques années pour, peut-être, faire valoir son mécontentement. Le citoyen est donc un enfant : il ne participe pas ; il regarde ; il ne prend pas de décisions – après tout, c’est qu’il n’en est pas capable ; tout cela est trop difficile pour lui, professent ceux qui pourtant n’ont de cesse que de tenter de le convaincre de la justesse de leur infamie ; mais, si le citoyen est censé comprendre ce que les hommes politiques lui racontent, pourquoi ne pourrait-il prendre les décisions lui-même ? Ainsi est-il réduit au simple rang d’observateur ; son bulletin est un hochet, et lui un enfant.
La démocratie telle que nous la vivons, on le voit, n’est rien d’autre qu’une aliénation ; et encore ne parlons-nous qu’au niveau national.
Pierre Paul Rubens, L'enlèvement d'Europe, 181x200cm, 1628
Musée du Prado
L'enlèvement de l'Europe, ou la supra dépossession.
Un autre échelon a été rajouté : l’Europe. L’idée est magistrale : puisque les citoyens sont déjà dépossédés dans leur pays, pourquoi ne pas rajouter encore un niveau, de façon à lui enfoncer la quenelle encore plus profond ? Vendons-lui un idéal, parlons-lui de communauté des peuples, que sais-je encore, et puis, quand il aura gobé, nous pourrons bien la lui mettre. Installons un simulacre de démocratie : faisons-lui élire régulièrement un Parlement, qui n’est rien d’autre qu’un fantoche, qu’une illusion, et agissons en sous-main…

C’est ce qui a été fait : le rôle du parlement européen n’a quasiment rien à voir avec un parlement national, qui a un véritable rôle concertatif et décisionnel. Ceux qui gouvernent, qui prennent les décisions, c’est la commission, et les conseils des ministres.      
L’Europe est peut-être un bel idéal. Ce que l’on en a fait, en revanche, n’est rien d’autre qu’un vol. On l’a vu avec le projet de constitution européenne : les peuples n’ont pas été consultés, et, quand ils l’ont été et que leur réponse a été négative, il a suffi d’attendre et de les faire voter à nouveau, comme cela a été le cas en Irlande. Il ne s’agit pas de nier l’utilité, l’importance d’un projet européen. Néanmoins ce projet, dont tous s’accordent à déplorer qu’il ne soit pas partagé, mais, au contraire, rejeté, ne peut pas prendre la forme qu’il emprunte actuellement. Le principal problème, c’est que le projet européen s’accompagne d’une dilution des pouvoirs, des responsabilités, si ce n’est d’une véritable uniformisation. L’exemple de la monnaie unique est frappant : on dénie aux nations souveraines le droit de mener leur propre politique monétaire ; on suspend la politique monétaire à une institution, la Banque Centrale Européenne, indépendante du pouvoir, qui ne répond quasiment pas de ses actes. Comment peut-on abandonner le sort de 500 millions d’européens à une poignée de techniciens, non élus, illégitimes, dont l’immunité leur permet de faire ce qu’ils veulent ?
De même la règle des 3 % de déficit. Comment accepter que notre sort, que notre politique économique, sociale, soient suspendue à cette règle – dont beaucoup rejettent le bien-fondé – que chacun se doit de respecter, sans discussion ? (Et ce ne sont pas les délais, accordés magnanimement par la commission à certains pays qui doit nous tromper : nous sommes passés en coupe réglée sous le pouvoir des techniciens).
Une dernière illustration : les discussions en cours avec les Etats-Unis à propos du libre-échange, l’idée étant de faciliter, comme si cela ne l’était déjà pas assez, les échanges commerciaux en assouplissant toutes les règles possibles et imaginables. Une fois le traité signé – heureusement, le chemin semble encore bien long -, il nous sera impossible d’échapper au bœuf aux hormones américain ; chaque pays sera tenu d’accepter ces produits, sous peine de se trouver en infraction. Comment peut-on l’accepter ? Comment admettre que nous n’ayons notre mot à dire sur une question aussi capitale ? Notre souveraineté, notre identité, nos libertés sont en jeu, que l’Europe se propose tout simplement d’abattre. La dépossession est totale. La seule solution est de revenir au local. La seule solution est de faire participer les citoyens à toutes les décisions importantes, notamment par le biais de referendums, qu’ils soient locaux ou nationaux. La seule solution est que tous les enjeux soient posés à la portée des citoyens, qu’ils puissent agir sur ce que l’on appellera, peut-être de manière quelque peu pompeuse, leur destin. Car finalement, les orientations actuelles se situent dans la droite ligne de la doxa néo-libérale qui nous tient, pieds et mains liés : cette dilution du pouvoir, qui se réfugie dans des sphères inaccessibles, et la constitution de grands ensembles inatteignables. Cette doxa agit partout : ainsi les communes s’assemblent-elles en communautés de communes, puis en communautés d’agglomération, ainsi veut-on constituer Marseille en métropole et Paris et sa banlieue en Grand-Paris, ainsi fusionne-t-on les universités dans ces monstres technocratiques que sont les IDEX, ainsi les lois qui nous gouvernent sont-elles dictées par des commissaires européens et des ministres qui ne nous représentent pas, ainsi les grandes politiques mondiales sont-elles dictées par le G8 et le G20, etc., etc.
Les Bourses ont fusionné : Paris, Amsterdam, Lisbonne, Bruxelles, formant l'entité Euronext, fusionnée auparavant avec l'opérateur de bourse new-yorkais NYSE (New York Stock Exchange) appartiennent désormais au groupe américain ICE(1). Ces marchés, qui font la pluie et le beau temps de la finance internationale, qui elle-même tient les hommes politiques, ne constituent plus qu'un agrégat liquide d'acteurs invisibles ; l'argent, les actions, les bons, les dettes circulent dans le temps infinitésimal des serveurs informatiques, sans que nous ne puissions rien y comprendre.
Finalement le soi-disant projet européen n’est qu’un avatar, peut-être un peu plus subtil, de ce vol qualifié en bande organisée qui, depuis des décennies, des siècles, aliène le peuple.
La politique, assistée de la finance et de la technocratie, n’a pas d’autre fonction qu’autotélique, elle n’a plus d’autre fin qu’elle-même : homme politique est devenu un métier à part entière – ou plutôt, homme de pouvoir, puisque les barrières entre politique, finance et technocratie sont devenues tellement poreuses qu’il est presque impossible de les distinguer.
Le pouvoir échappait déjà quasiment totalement au peuple. La fumisterie européenne ne constitue qu’une extension du domaine de l’aliénation, contre laquelle il faut lutter.

Le retour sur soi comme seule véritable échappatoire.

La seule solution viable est un retour sur soi. Le retour sur soi n'est pas synonyme de repli identitaire, ni d'exaltation de la vieille idée de nation, ou de rejet de l'étranger ; le retour sur soi signifie seulement qu'au niveau local (régional, communal, mais aussi au niveau du quartier), le citoyen soit intégré, consulté ; qu'au niveau national, les grandes décisions ne soient pas prises sans lui ; c'est retrouver un sens et une proximité qui ont été perdus ; c'est le retour de la souveraineté, de la sensation d'avoir prise sur le monde (car le problème est bien là : égaré au milieu de ces grands ensembles aux contours flous, mouvants, évanescents, le citoyen ne peut que concevoir de l'aversion pour eux, pour les autres, pour ceux qui le gouvernent mais ne l'écoutent pas). Parlons alors plutôt de retour à soi, plutôt que de retour sur soi.
Tout cela peut paraitre bien utopique, bien lointain, bien difficile à mettre en place ; cela cependant ne constitue pas un argument valable pour ne pas essayer.
En attendant, il est urgent de refuser la monnaie unique, l'Europe unique, et même, éventuellement, de quitter l'Europe si son fonctionnement reste le même, de dire adieu à la commission, à la BCE, tant il est vrai qu'il est urgent de fracasser ce système qui ne sert que lui-même.
Patience et longueur de temps font plus que force ni que rage, disait l'autre ; en l'occurrence, c'est faux ; nous ne pouvons nous contenter d'élire un représentant fantoche au parlement européen ; il faut même refuser ce vote, faisant comprendre que nous ne sommes pas dupes.

Évidemment, le système est solidement installé et, tout comme les hommes politiques n'accepteront jamais de déléguer leur pouvoir, jamais la physionomie de l'Europe ne changera. L'abstention est par conséquent la seule solution ; l’annihilation par le néant. L'Europe n'est qu'une coquille vide que nous tenons artificiellement en vie ; il est temps de mettre fin à la mascarade, et, si elle continue à vivre, que ce ne soit du moins pas de notre fait.


 

Nota Bene : heureuse concomitance, la parution du livre Premières mesures révolutionnaires,  signé par Eric Hazan et Kamo. L'abolition du salariat, de la délégation du pouvoir par le biais du système pseudo-représentatif nommé démocratique, voire de l'argent, tout cela constitue-t-il une réponse valable ? A titre personnel, je pense que oui, à condition de changer radicalement l'idée que nous nous faisons des rapports humains - seule condition, semble-t-il, à même de nous faire sortir du marasme généralisé dans lequel nous nous trouvons plongés. Première mesures révolutionnaires dessine les linéaments de ce que pourrait être une société empruntant cette voie. (2)







1. http://www.lemonde.fr/economie/article/2013/11/20/euronext-peaufine-son-introduction-en-bourse_3516961_3234.html?xtmc=euronext&xtcr=1

2. http://www.franceculture.fr/emission-la-grande-table-2eme-partie-comment-definir-une-situation-insurrectionnelle-2013-11-26

vendredi 29 novembre 2013

La question du sujet dans un tableau de la Renaissance italienne : la Tempête de Giorgione

Cet article fait suite et complète le précédent, sur les Trois Philosophes de Giorgione.

Giorgione - La Tempête - autour de 1505
 La Tempête de Giorgione réalise l'exploit d'être à la fois extrêmement connu et étudié, et extrêmement méconnu, dans le sens où l'on s'est longtemps posé la question de son sujet.
En effet, ce tableau peint aux alentours de 1505 a très vite été considéré comme un grand chef d’œuvre de la peinture. La critique du XXème siècle lui a par la suite attribué une grande modernité en ce qu'elle se présenterait en dehors de tout sujet, dans ce qu'on a parfois appelé "sa musicalité", quoiqu'il en soit, dans sa picturalité pure (c'est notamment la thèse défendue par Kenneth Clark). A la lumière de ce que nous avons déjà dit précédemment, il est cependant peu probable que Giorgione ait réellement voulu peindre un tableau sans sujet. Il nous faut donc nous poser cette question, en cherchant une structure signifiante.
Tout d'abord, décrivons le tableau : un homme, en habits vénitiens de l'époque de Giorgione, tenant un bâton et, symétriquement, une femme à moitié nue avec un enfant qu'elle allaite. L'homme semble jeter un regard à la femme tandis que celle-ci nous regarde de manière fixe et mystérieuse. Derrière eux, on peut voir la base de deux colonnes brisées, une rivière qui fait la frontière avec un autre espace : une ville, derrière le pont, qui semble inhabitée. Enfin, dans le ciel chargé, un éclair s'abat sur la ville et crée une tension étrange entre la violence de la foudre et la douceur de la scène au premier plan.


Poussin - La fuite en Égypte - 1657

De très nombreuses interprétations ont été proposées pour ce tableau : traditionnellement, on peut y voir une peinture autobiographique où Giorgione se représenterait avec sa famille, peut-être un fils illégitime dont le père se tient éloigné... Ce procédé a parfois été utilisé par d'autres peintres, mais nous n'avons aucune source qui soutienne réellement cette idée, qui ne semble pas avoir beaucoup de sens.

Les historiens modernes ont alors cherché quelles histoires rassemblaient les quelques éléments structurants de la peinture (qui sont au moins au nombre de cinq). Pour certains, c'est une version du repas pendant la fuite en Égypte, dont certains éléments rappellent la version (postérieure) de Poussin. Seulement, Joseph semble alors très jeune, sans compter qu'une telle représentation de la Vierge, dans sa nudité, était tout à fait impensable à l'époque.

Edgar Wind proposa en 1969 une autre interprétation : il s'agirait d'une allégorie pastorale dans laquelle l'orage représenterait la fortune, l'homme et les colonnes "la fortitude" et la femme avec son enfant la charité. Cette proposition a pourtant peu de fondements iconographiques, puisque de telles représentations existent mais s'appuient surtout sur des vieillards et sur des couples d'enfants.

Puis Nancy de Grummond y vit l'histoire d'un Saint Théodore, un saint guerrier et martyr qui était aussi le protecteur de Venise pour avoir sauvé une jeune fille d'un dragon avec une lance. La légende qui cite aussi un fleuve, le pouvoir du saint sur les orages et un temple brûlé, reste très séduisante puisqu'elle rassemble un grand nombre d'éléments de la composition. Pourtant, plusieurs choses clochent : le jeune homme n'est pas en habit de guerrier, il n'est pas muni d'une lance mais plutôt d'un bâton et, surtout, il n'y a aucune trace du dragon. Cette absence est invraisemblable dans le contexte de l'époque et nous fait abandonner cette idée.

On y vit aussi une illustration de Danaé, une très belle jeune femme que Zeus séduit malgré le fait que son père l'ait emprisonnée dans une tour, en se transformant en pluie d'or pour la féconder. De cette union naît Persée. La mère et son enfant, abandonnés dans un coffre au milieu de la mer, sont ensuite ramenés sur la terre ferme par un berger. Encore une fois, l'idée est belle, mais on ne voit aucune trace de la mer ici et reste toujours le problème de la pluie d'or, invisible également.


Giorgione - La Tempête - Analyse aux rayons X


En 1932, l'état italien fait passer le tableau aux rayons X, et découvre que la jeune femme devait à l'origine se trouver à la place du berger, se baignant dans le fleuve, ce qui pose de nombreux problèmes vis-à-vis des interprétations précédentes.

Salvatore Settis trouvera une image proche de la composition de Giorgione, dans un relief de Giovanni Antonio Amadeo, intitulé "Dieu admoneste Adam et Eve". La proximité iconographique (la même disposition des personnages, le paysage, la ville à l'arrière-plan) nous amène à nous pencher sur cette nouvelle hypothèse. Le tableau représenterait alors Adam et Eve chassés du Paradis (souvent représenté comme une ville déserte) après avoir commis le péché, symbolisé par l'enfant. Cela expliquerait aussi la possible scène de baignade, dans un état du tableau antérieur, puisque Eve lave ses péchés dans l'eau après avoir été chassée du Paradis. L'enfant symboliserait aussi le châtiment d'Eve, et le bâton le châtiment d'Adam (le travail).

Pourtant, une différence sépare très nettement le tableau du bas relief : la présence d'un troisième personnage, de Dieu lui-même, admonestant les fautifs. Il semble probable qu'il soit ici symbolisé par l'éclair, comme y invitaient certains ouvrages iconographiques de l'époque, indiquant que cet élément pouvait représenter à la fois Dieu et son châtiment.


Giovanni Antonio Amadeo - Dieu admoneste Adam et Eve

Pour autant, cette interprétation peine à prendre en charge les colonnes brisées et va parfois peut-être trop loin, en interprétant par exemple le détail à l'aplomb du pied de la femme comme le serpent maléfique.




vendredi 8 novembre 2013

Lecture(s) de Descartes I : Discours de la Méthode (3/3)


Les deuxième et troisième parties du discours sont peut-être les plus riches, du moins les plus originales. Si la première partie expédie les années de formation du jeune Descartes sous la forme d'une "fable" (résumée parfois par la célèbre phrase qui en ouvre le récit, "J'ai été nourri aux lettres dès mon enfance"), que la quatrième partie sera amplement développée dans les Méditations Métaphysiques, tandis que la cinquième partie résume le Traité du Monde, et que la sixième partie tend essentiellement à justifier la publication du Discours et à proposer un programme scientifique pour le futur, il semble n'être, en fin de compte, véritablement question de la méthode que dans la deuxième partie du discours, dans laquelle Descartes donne les quatre principes censés garantir la synthèse des vertus méthodologiques reconnues dans la logique, la géométrie et l'algèbre. Ces quatre principes semblent avoir le même statut que le "grand nombre de préceptes dont la logique est composée", puisqu'ils s'y substituent. Pourtant, ce ne sont pas des axiomes théoriques, mais avant tout des injonctions pratiques : "ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle", "diviser chacune des difficultés", "conduire par ordre mes pensées", "faire partout des dénombrements"...

À ces injonctions méthodologiques répondent par ailleurs, de façon intéressante sinon curieuse, les quatre maximes de la morale de la troisième partie. Cette fameuse "morale par provision", dernier bagage fait avant le voyage périlleux dans les contrées du doute hyperbolique, et dont la présence au sein du Discours est peut-être l'un des points les plus surprenants de la démarche cartésienne (qui introduit aujourd'hui un ouvrage scientifique par l'exposé non seulement d'une méthode voire d'un éthique, mais également d'une morale ?) semble répondre en miroir aux principes de la méthode ; mais une comparaison approfondie de ces deux moments du Discours ne saurait hélas convenir au format ici adopté.

Dernier point : dans le Discours du moins, il n'est peut-être pas entièrement faux de dire que Descartes apparaît comme un penseur du temps libre. Son rapport ambigu à la publication de ses travaux traduit un désir aigu de gagner le plus de temps possible : avant le Discours, cela consistait essentiellement à travailler seul et à éviter les controverses et les objections stériles de possibles opposants. Dans le Discours lui-même, les précautions oratoires de l'auteur visent essentiellement et désamorcer un certain nombre de critiques qui pourraient lui être adressées, afin de lui éviter le plus possible la tâche fastidieuse de répondre. Mais le temps gagné à travailler seul est vite perdu lorsque Descartes en arrive à devoir réaliser un grand nombre d'expériences, et c'est bien l'une des raisons pour lesquelles le Discours est publié : Descartes lance un appel, demandant à demi-mots un soutien pécuniaire et manuel pour que ses expériences soient réalisées, si possible par des artisans plutôt que des savants, afin qu'il ne soit pas distrait par les questions possibles de ceux-là. La cité scientifique idéale de Descartes est celle dans laquelle le temps libre est maximal : celle-ci est donc réduite à l'individu tant que le temps passé à réaliser des expériences ne dépasse pas le temps qui serait perdu en interactions avec ses semblables ; mais lorsque les progrès de la science cartésienne font que le rapport s'inverse, il faut alors commencer à publier.

En outre, si le temps libre chez Descartes (le "loisir") est dévolu à la science, celle-ci n'est pas loin d'être elle-même dévolue en dernier lieu à l'accroissement du temps libre : ainsi, les bienfaits de la science cartésienne consistent principalement à "nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature". Mais il n'y a dans cette fameuse expression rien d'une quelconque volonté brute de domination sur le monde, et plutôt simplement un moyen d'accroître encore son temps libre, soit par la réduction de la charge de travail ("une infinité d'artifices qui feraient qu'on jouirait sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s'y trouvent"), soit par "la conservation de la santé" et l'allongement de la vie ("on se pourrait exempter d'une infinité de maladies [...] et même aussi peut-être de l'affaiblissement de la vieillesse").

La méthode, en somme, est autant en vue de la connaissance que du temps libre : elle permet non seulement de connaître de façon certaine, mais également de connaître vite, d'aller par le plus court chemin, comme évoqué dans la première partie ; mais parce qu'elle organise et rationalise en outre le travail du penseur, elle permet de dégager plus encore de temps libre, et le choix entre travail solitaire et publication dépend en dernier lieu du temps libre dégagé ; et c'est peut-être enfin dans le temps libre lui-même que la méthode rejoint les maximes de la morale, qui elles aussi sont censées permettre soit de gagner du temps (deuxième et troisième maximes), soit d'organiser celui-ci (première et quatrième maximes).

Lecture(s) de Descartes I : Discours de la Méthode (2/3)

Sur la publication encore (ou peut-être la publicité), mais sous un autre angle : le Discours est peuplé d'images concrètes et de fantômes. Parmi les premières, on retrouve les jalons presque mythiques que Descartes pose lorsqu'il fait "l'histoire de [s]on esprit" (expression tirée de la promesse faite à son ami Guez de Balzac, et dont celui-ci se souvient dans une lettre de 1628) : l'épisode du poêle, le "désert" hollandais, les années de voyages ; on retrouve également quelques succès, présentés (toujours modestement) comme éclatants, de la méthode qui est l'objet du discours telle l'explication du mouvement du cœur et de la circulation sanguine, mais aussi ces morceaux de bravoure métaphysique aujourd'hui bien connus que sont le Cogito, la (première) démonstration de l'existence de Dieu, ou encore l'élaboration d'une nouvelle théorie de la connaissance fondée sur la clarté et la distinction.


Mais le Discours est aussi habité pour une part importante par des absents : en premier lieu, les adversaires de Descartes, qu'ils soient identifiés (l'École et les aristotéliciens) ou indéterminés (n'importe quel objecteur, notamment le lecteur lui-même) : des possibles arguments de ceux-ci, aucune mention ou presque ne sera faite, et aucun développement possible ne sera donné : la dispute, au sens technique du terme, n'est pas ce qui intéresse Descartes. Autre absence, due probablement au caractère introductif due Discours : celle du cheminement de la pensée cartésienne à l'œuvre. Le Discours présente les résultats, et non les processus qui ont conduit à ceux-ci. Pour qui s'intéresse à certains résultats scientifiques, il faudra se reporter aux trois traités que le Discours introduit ; pour qui s'intéresse aux thèses métaphysiques, il faudra attendre les Méditations Métaphysiques pour retrouver le cheminement de la pensée cartésienne, recréé pour l'occasion comme s'il se produisait en acte sous les yeux du lecteur.

Dernier absent enfin, et non des moindres : le Traité du Monde, vaste ouvrage de physique (au sens le plus large possible du terme), quasiment terminé en 1633 et dont la publication n'aura jamais lieu du vivant de son auteur, puisque Descartes apprend en novembre 1633 la condamnation de Galilée pour avoir promu, ou du moins présenté comme possible, le "mouvement défendu", c'est-à-dire celui de la Terre autour du Soleil, mouvement dont Descartes écrira (dans une lettre à Mersenne, en novembre 1633) que "s'il est faux, tous les fondements de [s]a philosophie le sont aussi." Ce traité, dont le résumé, qui occupe la cinquième partie du Discours, se fait au passé simple, voire au plus-que-parfait, et donne l'image d'un chef-d'œuvre universel (à l'égal peut-être du "grand livre du monde" évoqué dans la première partie) désormais inaccessible, semble constituer la pierre angulaire de la pensée cartésienne, le moyen terme entre la métaphysique, "racines" de l'arbre de la connaissance que la méthode est appelée à faire pousser, et les sciences particulières, ces branches chargées de fruits dont les trois essais qui suivent le Discours sont censés être un échantillon. Peut-être peut-on même aller jusqu'à interroger le lien possible entre la non-publication du Traité du Monde et la méthode hypothético-déductive de ces essais : lorsque le chaînon manquant entre métaphysique et sciences particulières disparaît, les principes qui découlaient de la métaphysique et permettait de déduire tous les effets n'apparaissent plus comme des principes, mais comme des suppositions temporaires dont la vérité sera démontrée par les faits.

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mercredi 6 novembre 2013

Lecture(s) de Descartes I : Discours de la Méthode (1/3)

Note : Le présent article est une collection hasardeuse, à visée essentiellement mnémotechnique, de remarques sur le Discours de la Méthode. Il n'a prétention ni à l'exactitude, ni à l'exhaustivité ; encore moins à la systématicité.


I

Publié en 1637, le Discours de la Méthode est une introduction à trois essais scientifiques, la Dioptrique, les Météores et la Géométrie. Il s'agit des premiers textes publiés par Descartes, alors âgé de 41 ans. Les rapports complexes que ce dernier entretient avec la publication (comme avec la publicité) de ses travaux traversent tout le Discours. Si une certaine histoire de la pensée a gardé de Descartes l'image du penseur isolé dans son célèbre poêle allemand, scientifique solitaire voire métaphysicien de cabinet, cela est probablement dû en partie à certains passages du Discours, particulièrement dans la sixième partie, où Descartes affirme avec une modestie par essence suspecte que, bien que se considérant comme "extrêmement sujet à faillir", "l'expérience que j'ai des objections qu'on me peut faire m'empêche d'en espérer aucun profit". L'isolement cartésien, dans le Discours, n'est pas plus dans la rupture avec la tradition et la philosophie de ses "précepteurs", ceux qui écrivent en latin, que dans l'exercice secret de sa propre pensée : plus qu'une rupture avec le passé, c'est l'isolement vis-à-vis du présent, la mise à l'écart de ses contemporains, que le Discours érige en figure de la méthode cartésienne.

Mais la publication même du Discours complexifie le rapport de Descartes à ses semblables ; longtemps avare de ses découvertes, voici que Descartes les résume (c'est l'objet de la cinquième partie) et pointe les limites de sa propre démarche et de sa prétention à l'autarcie méthodologique : si la méthode fait œuvre de refondation des principes de toute science, elle est incomplète sans l'appareil expérimental, et Descartes confesse lui-même la sous-détermination de la cause des phénomènes particuliers par les principes généraux qu'il déduit :
"il faut aussi que j'avoue que la puissance de la nature est si ample et si vaste, et que ces principes sont si simples et si généraux, que je ne remarque quasi plus aucun effet particulier que d'abord je ne connaisse qu'il peut en être déduit en plusieurs diverses façons ; et que ma plus grande difficulté est d'ordinaire de trouver en laquelle de ces façons il en dépend, car à cela je ne sais point d'autre expédient que de chercher derechef quelques expériences, qui soient telles que leur événement ne soit pas le même si c'est en l'une de ces façons qu'on doit l'expliquer, que si c'est en l'autre."
L'expérience cruciale est, in fine, ce qui permet de trancher, de décider : la puissance de la raison la conduit à éprouver sa propre limite dans l'objectif d'une science universelle : certainement, tout peut être déduit à partir d'un certain nombre de principes que l'exercice seul de la raison, si l'on suit la méthode cartésienne, permettra de découvrir. Mais c'est le lien exact, univoque, entre principes et phénomènes, c'est-à-dire la détermination de la cause précise d'un effet donné, qui excède le pouvoir seul de la raison, sinon en droit, du moins en fait.

Descartes semble donc avoir longtemps hésité entre la méthode autarcique, faite de "batailles" menées seul avec la raison pour seule arme nécessaire et colonne vertébrale d'une physique a priori (c'est-à-dire dans la plus pure tradition scolastique), et ce qui est en train de devenir la science moderne, a posteriori et structurée par le paradigme hypothético-déductif. En ce sens, la publication du Discours de la Méthode (et non sa seule rédaction) semble être le signe clair que Descartes opte finalement pour la seconde possibilité, et décide, après la rupture avec le passé et le présent, de donner la possibilité d'un pont avec le futur (les "neveux") qui viendront avec lui et continueront son œuvre si jamais sa propre finitude (uniquement matérielle et temporelle) ne lui permettait pas de mener son projet à bien.

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dimanche 3 novembre 2013

La question du sujet dans un tableau de la Renaissance italienne : le mystère des Trois Philosophes de Giorgione

Le contenu de cet article est écrit d'après les notes prises lors du cours de M. François-René Martin du 31 octobre 2013.

Alors qu'on sait que la storia et son décryptage sont particulièrement importants dans la peinture de la Renaissance italienne (à la différence des écoles du Nord, notamment), certains tableaux de maîtres de cette époque posent problème en ce qu'ils n'offrent pas un accès immédiat et évident à la scène, l'histoire, qu'ils représentent. En particulier, l’œuvre de Giorgione (1477-1510) a souvent posé ce genre de problème, et Vasari lui-même écrivit qu'il ne reconnaissait pas les sujets de certaines œuvres comme Le Comptoir des Allemands. On a ainsi longtemps considéré que Giorgione peignait des tableaux "sans sujet", ce qui est - comme nous l'avons dit - pour le moins atypique.
Cette tradition d'analyse a été récemment reconsidérée et des travaux d'historiens de l'art amènent à la nuancer, voire à la réfuter. Les recherches effectuées autour d'un éminent tableau de Giorgione - traditionnellement intitulé Les Trois Philosophes - nous permettront de comprendre les mécanismes à l’œuvre et d'exemplifier ce processus.

Giorgione - Les Trois Philosophes - autour de 1504































Pour comprendre le problème qu'a longtemps posé ce tableau, décrivons d'abord ce que nous pouvons y voir : trois hommes d'âges différents, devant ce qui semble être un rocher, un paysage de lever de soleil baignant l'arrière-plan. Le personnage le plus à droite du tableau tient une feuille de papier où est dessiné un croissant de lune tandis que celui à gauche tient une équerre et un compas. Ces deux premiers indices peuvent nous laisser penser qu'il s'agit de trois scientifiques - peut-être des astrologues. Pourtant, le fait qu'aucun ne regarde le ciel nous empêche de développer cette hypothèse, de même que leur position rend difficile celle des scientifiques : qu'étudieraient-ils devant un simple rocher ? Leurs regards ne nous amènent qu'en dehors du tableau ou vers cette surface où l'on ne peut rien voir.

Giorgione - Les Trois Philosophes - Détails

On assèche alors très vite la piste des indices proposés par le tableau lui-même. Il ne nous reste alors qu'à nous tourner vers le contexte précis de production de l’œuvre. Les informations concernant le commanditaire nous aideraient beaucoup, mais il n'en reste aucune trace. Un chroniqueur de l'époque a cependant écrit qu'il s'agissait là de trois philosophes contemplant les rayons solaires. Ce témoignage est le seul qui soit parvenu jusqu'à nous et, s'il est capital, il demeure insuffisant pour comprendre l’œuvre dans son entièreté. Le problème du sujet iconographique connu se pose toujours, puisque ces trois philosophes ne semblent correspondre à rien.
Un autre texte évoquant notre tableau, beaucoup plus tardif, est un inventaire de collection daté de 1659. Il décrit à présent le tableau comme "Un paysage et trois mathématiciens" ; les problèmes d'interprétation du tableau sont ici palpables à travers le changement significatif de titre, mais aussi par la gêne de la personne chargée de l'inventaire qui ajouta que les mathématiciens étaient en train de... calculer la hauteur du ciel ! La piste de la collection est cependant fructueuse puisqu'on retrouve notre Giorgione dans un tableau de Teniers le Jeune  de 1651.

David Teniers - L'archiduc Léopold-Guillaume dans sa galerie à Bruxelles (1651)

On s'aperçoit en effet sur ce tableau que l'oeuvre de Giorgione était à l'époque plus large que celle que nous connaissons aujourd'hui. Ce recadrage sans doute tardif nous permet cependant de comprendre un détail d'importance : ce qui semblait au départ n'être qu'un pan de montagne ressemble dans la version initiale davantage à une grotte.


David Teniers - L'archiduc Léopold-Guillaume dans sa galerie à Bruxelles- Détail
Nous avons maintenant en mains tous les éléments que l'histoire de l'art a bien voulu nous fournir. Et pourtant, tout cela ne suffit pas à donner une explication cohérente à tous les éléments du tableau. Christian Von Mechel verra dans cette composition les trois rois mages, mais sans pouvoir expliquer ce qu'ils font devant une caverne ; à la fin du XIXème siècle, on interprétera l'oeuvre comme une allégorie : les trois âges de la philosophies représentant l'Antiquité, le Moyen Âge et la Renaissance ; d'autres y verront l'illustration du récit virgilien dans lequel Énée se trouve devant le rocher qui sera plus tard le Capitole avec deux compagnons... Toutes ces analyses sont plausibles et intéressantes, mais aucune n'est convaincante au point d'effacer les autres.
Une nouvelle étape sera franchie dans les années 1930 quand Johannes Wilde fera une analyse du tableau aux rayons X. Cette méthode apportera plusieurs révélations majeures : tout d'abord, l'expression faciale du jeune homme a été modifiée par la main même de Giorgione, pour gommer l'étonnement initial ; ensuite, la coiffe du vieil homme a aussi été modifiée par l'artiste puisqu'elle était à l'origine une coiffe clairement orientale ; enfin, on peut apercevoir de nombreux repeints dans l'obscurité de la grotte.

Giorgione - Les Trois Philosophes - Détails
L'indice de la coiffe orientale nous ramène clairement sur la piste des Rois Mages. Mais plusieurs questions persistent : d'abord, que font les Rois Mages devant une grotte, alors que cela ne correspond à aucun épisode de la Bible ? Ensuite, pourquoi Giorgione a-t-il tenu à brouiller cela, quitte à revenir sur ce qu'il avait déjà peint et alors que le contexte artistique ne va pas dans ce sens ? La réponse à la première question se trouve dans un texte apocryphe médiéval que Wilde découvre : douze savants (qui peuvent représenter les Rois Mages, puisque ni leur nombre ni leur état de roi n'est précisé par la Bible) se retrouvent sur un mont pour observer le ciel ; ils découvrent en fait, dans une grotte, le trésor qu'Ève aurait ramené du Paradis et qu'ils offrent à l'enfant-Jésus qui naît à ce moment-là. 
Cette interprétation décisive relie tous les éléments du tableau, si l'on veut bien admettre que Giorgione, plutôt que de représenter les douze savants, a choisi d'en rester à la tradition des trois Rois Mages. De plus, la très belle lumière atmosphérique du soleil levant correspondrait à ce moment où les Rois reçoivent la révélation céleste. Enfin, les repeints de Giorgione attirent notre attention sur l'obscurité de la grotte où l'on découvre des feuilles de figuier, symbolisant la Chute d'Adam et Ève, ainsi qu'une source d'eau, une référence à l'eau du baptême de Jésus. 

Giorgione - Les Trois Philosophes - Détails
Si cette interprétation semble clore quatre siècle d'incertitude, reste la question des raisons qui ont poussé Giorgione à obscurcir le sens de son tableau. Au vu de l'extrême précision des sources utilisées par Giorgione et de la rareté des textes, il semble que nous soyons face à un phénomène qui n'est pas celui de la perte du sens par le temps : ce tableau était déjà une énigme pour les contemporains de Giorgione. La raison se trouve alors certainement dans la commande d'un riche aristocrate intellectuel désireux de se distinguer des tableaux trop populaires où le sens est perceptible trop vite et par n'importe qui. Ce tableau cryptique est alors l'illustration d'un phénomène rare dans la Renaissance italienne, celui d'un art résolument élitiste.

Voir l'analyse de La Tempête