Dans ce rapide chapitre, Goodman revient, à propos d'une remarque faite par Robert Nozick, sur sa conception de l'esthétique et de l'efficacité cognitive : il souligne le fait qu'il ne faut pas confondre la classification (œuvre d'art ou non) et un jugement de qualité (mauvaise ou excellente). Une œuvre qui fonctionne symboliquement est une œuvre qui fonctionne de façon esthétique ; mais ce fonctionnement n'est pas suffisant pour étudier l'excellence ou non d'une œuvre d'art : son efficacité cognitive ne dépend pas seulement de la façon dont elle symbolise, mais aussi de ce qu'elle symbolise. De "sa contribution à l'organisation efficace d'un monde".
8. Sur l'identité des œuvres d'art
L'auteur tente ici d'expliciter la distinction majeure qu'il avait présentée dans Les langages de l'art : la distinction entre les arts allographiques et les arts autographiques. Les arts allographiques sont les arts qui sont "justifiables d'une notation" ; c'est-à-dire que ce sont les arts qui proposent une consigne, une partition : la musique en est l'exemple le plus parfait, mais aussi plus récemment dans les arts plastiques le groupe Fluxus ou les artistes conceptuels ont pu produire des œuvres allographiques, comme le montre l'exemple ci-dessous, par George Brecht :
PIÈCE POUR PIANO.Centreon pourra pousser le piano au milieu de la salle de concert, frapper une touche au milieu du clavier, poser un objet au milieu des cordes, etc.
A l'inverse, la peinture, l'estampe, la gravure etc. sont des arts autographiques. Cette distinction ne coïncide pas avec celle qui tend à séparer les arts de l'unique des arts du multiple, comme le montre bien l'exemple de la gravure ou bien de la photographie. Cette définition, qui distingue les arts où il peut y avoir des contrefaçons de ceux où cela est impossible, n'est pourtant pas toujours aussi précise, les contrefaçons étant toujours possibles dans notre monde peuplé d'êtres parfois malintentionnés.
De plus, le fait de posséder une notation n'est ni un caractère suffisant ni un caractère nécessaire pour caractériser une œuvre comme allographique : "ce qui est nécessaire, c'est que l'identification d'une œuvre ou d'une instance d'une œuvre soit indépendante de l'histoire de sa production". Ainsi, les écritures au dos des tableaux qui servent à numéroter ou à cataloguer une œuvre dans une collection ne sont évidemment pas de nature à en faire des œuvres allographiques. Goodman remarque enfin que ce système ne peut pas servir à classer toutes les œuvres d'art : par exemple John Cage peut éliminer la notion même d’œuvre, évacuant ainsi au passage toutes ces questions.
Il est finalement question de tradition, qui peut toujours changer dans le temps, aussi bien qu'une œuvre peut elle-même changer de statut au cours de son histoire ou que d'autres critères peuvent contribuer à faire d'une œuvre une œuvre allographique (comme des exécutions éphémères, ou bien une exécution collective).
J'ai utilisé le mot instance un peu plus haut. Il est temps d'expliciter ce terme et d'en montrer l'épaisseur : une œuvre allographique se manifeste dans des instances : l'exécution d'un opéra, par exemple, est une instance de cet opéra. Cette exécution nécessite qu'on détermine l'identité de l'auteur, de la partition, mais ce qui compte pour affirmer ou non qu'il s'agit d'une œuvre allographique c'est de savoir si "l'identité de l’œuvre est ou non indépendante de l'histoire de sa production". L'instance d'une œuvre allographique ne dépend pas du tout de cette origine ; on rejoint d'ailleurs ici une grande interrogation de Borges : dans Pierre Ménard, auteur du Quichotte, Borges se demande si la fidélité orthographique suffit à faire que le texte de Ménard, ou d'un singe tapant au hasard sur une machine à écrire, soit considéré comme étant le même que celui de Cervantes.
Passant outre l'explication de Wollheim qui suppose que la théorie d'un auteur détermine l'identité d'une œuvre littéraire en récusant le fait que les écrivains aient nécessairement une "théorie" de leur art, Goodman utilise cette problématique pour illustrer l'idée que la littérature est aussi un art allographique. Enfin, dans ce qu'il appelle sa "conception fonctionnelle" de l'art, Goodman présente son idée fondamentale pour l'esthétique analytique : bien entendu, un objet peut être ou pas une œuvre d'art, bien entendu l'objet esthétique n'est pas distinct du véhicule physique. Il faut seulement distinguer les fonctions esthétiques des autres fonctions et de se demander non plus "Qu'est-ce que l'art ?" mais "Quand y a-t-il art ?"
Joseph Beuys - I like America and America likes me - 1974 |
J'ai utilisé le mot instance un peu plus haut. Il est temps d'expliciter ce terme et d'en montrer l'épaisseur : une œuvre allographique se manifeste dans des instances : l'exécution d'un opéra, par exemple, est une instance de cet opéra. Cette exécution nécessite qu'on détermine l'identité de l'auteur, de la partition, mais ce qui compte pour affirmer ou non qu'il s'agit d'une œuvre allographique c'est de savoir si "l'identité de l’œuvre est ou non indépendante de l'histoire de sa production". L'instance d'une œuvre allographique ne dépend pas du tout de cette origine ; on rejoint d'ailleurs ici une grande interrogation de Borges : dans Pierre Ménard, auteur du Quichotte, Borges se demande si la fidélité orthographique suffit à faire que le texte de Ménard, ou d'un singe tapant au hasard sur une machine à écrire, soit considéré comme étant le même que celui de Cervantes.
Passant outre l'explication de Wollheim qui suppose que la théorie d'un auteur détermine l'identité d'une œuvre littéraire en récusant le fait que les écrivains aient nécessairement une "théorie" de leur art, Goodman utilise cette problématique pour illustrer l'idée que la littérature est aussi un art allographique. Enfin, dans ce qu'il appelle sa "conception fonctionnelle" de l'art, Goodman présente son idée fondamentale pour l'esthétique analytique : bien entendu, un objet peut être ou pas une œuvre d'art, bien entendu l'objet esthétique n'est pas distinct du véhicule physique. Il faut seulement distinguer les fonctions esthétiques des autres fonctions et de se demander non plus "Qu'est-ce que l'art ?" mais "Quand y a-t-il art ?"
Marcel Duchamp - Porte-bouteille |
Pour aller plus loin : http://www.ericwatier.info/ew/index.php/loeuvre-discrete/
http://culturevisuelle.org/dejavu/167
http://culturevisuelle.org/dejavu/167
http://www.ina.fr/art-et-culture/musees-et-expositions/video/CPD07011070/marcel-duchamp.fr.html
RépondreSupprimerAutre exemple, de Maciunas lui-même, intitulé "12 compositions pour piano pour Name June Paik" :
RépondreSupprimerlaisser les déménageurs de piano transporter le piano sur scène
accordez le piano
peignez des motifs sur le piano en peinture orange
avec une longue baguette de la longueur du clavier, jouez toutes les notes à la fois
placez un chien ou un chat (ou les deux) à l'intérieur du piano et jouez Chopin
tendez les cordes des notees les plus hautes en tournant la clé d'accordement jusqu'à ce qu'elles cassent
placez les deux pianos l'un sur l'autre (l'un des deux peut être plus petit)
retournez un piano et mettez un vase de fleur sur la caisse de résonance
dessinez un piano de façon que le public puisse voir l'image
écrivez composition n°10 et montrez l'écriteau au public
lavez le piano, cirez et astiquez-le bien
laissez les déménageurs de piano transporter le piano hors de la scène