mardi 19 juin 2012

Histoire approximative de la bande dessinée : La Création contemporaine, 1/5


A.S. : J'ai choisi, pour poursuivre cette étude subjective de la bande dessinée et de son histoire, de retenir cinq auteurs majeurs de la production française de ces 20 dernières années, de présenter leur parcours, et de prélever au sein de leur bibliographie une œuvre significative que je tâcherai de présenter un peu plus en détail. Aujourd'hui : Mattt Konture.

Mattt Konture, l'Underground à la française.

L'auteur :

- Le rapport au médium : Né en 1965, Mattt Konture est un auteur peu connu et pourtant essentiel dans le champ de la bande dessinée française, et ce à plusieurs titres. D'abord, parce qu'il est le représentant emblématique de la bande dessinée underground d'expression française. J'entends par là que son rapport au médium est déterminé par ce que nous sommes en droit de considérer comme un cadre de pensée précis (le courant underground), dont l'acception culturelle est apparue dans les années 50, puis s'est affirmée aux États-Unis dans les années 60/70. Ses principales caractéristiques sont la dimension expérimentale, le rejet concerté des courants culturels dominants, et le développement d'un système de diffusion indépendant des circuits commerciaux ordinaires. Le support privilégié de ce système de pensée est en bande dessinée le fanzine, journal libre sans existence officielle, né de la passion et de la conviction d'un amateur pas nécessairement éclairé, et publié autant que diffusé de manière assez aléatoire. C'est donc dans ce type de support que Mattt Konture vient à la bande dessinée, lui qui se revendique de la contre-culture punk. Toutefois, la singularité (et la virtuosité) de son esthétique confèrent à ses travaux une dimension artistique nettement supérieure à la norme du fanzinat. Il participe aux revues Viper, Nerf, mais surtout au Lynx à tifs, où il fait la rencontre de J-C.Menu, en compagnie duquel (et de quelques autres : Killofer, Trondheim, David B., Stanislas, Mokeït) il s'apprête à bouleverser le paysage éditorial (et donc le paysage tout court) de la bande dessinée française.




- L'Association (à la pulpe): descendant en droite ligne du Lynx, via les revues AANAL et Labo, cette structure éditoriale est fondée en mai 1990, sur le modèle juridique (comme son nom l'indique) d'une association Loi 1901. Sa formation résulte de la volonté affichée de ses fondateurs de poursuivre leurs ambitions esthétiques dans un nouveau cadre de diffusion, abandonnant la distribution clandestine sous le manteau, pour se lancer dans le grand concert de l'Édition. L'Association (à la pulpe) - puis très vite L'Association tout court, se caractérise d'emblée par des choix éditoriaux qui confinent au politique : maquettes soignées, collections nombreuses mais homogènes, grande variété de format, publication de jeunes auteurs (Sfar) en même temps qu'exhumations patrimoniales (Schlingo), noir et blanc de rigueur, matériaux de grande qualité, autant d'éléments qui ont fait de leur catalogue l'un des plus exigeants et des plus prestigieux du monde de la bd. L'Association a su montrer depuis plus de vingt ans (et malgré les récents ''remous''), que l'on pouvait, à force de compétence et de conviction, concilier exigences artistiques et impératifs économiques. Et au sein de cette structure qui se distingue par la radicalité de ses choix, Mattt Konture est peut-être l'un des auteurs les plus radicaux, avec J-C Menu et quelques autres. Sa production est toujours restée fidèle à ses premières amours, et s'est épanouie dans les collections les plus ''fanzinesques'' du label : ''Mimolette'', ''Patte de Mouche'' (c'est d'ailleurs lui qui inaugura cette collection). Fondateur autant que fondamental, Mattt Konture est intimement lié au parcours de cette ''utopie esthétique et éditoriale'' (ainsi que le dit le groupe ACME) qu'est l'Association, montrant qu'en cette fin de siècle, la bande dessinée est prête à accueillir, et surtout à reconnaître à la lumière du plein-jour, ce qui jusque là s'était développé dans l'ombre de ses souterrains.


- Corpus général : si l'on excepte l'auto-édition et les rares ''infidélités'' éditoriales (6 pieds sous terre), la quasi-totalité du corpus de Mattt Konture est hébergée par l'Association, ce qui, en un sens, n'est guère surprenant. Toutefois, il faut prendre garde à ne pas réduire aux œuvres effectivement publiées les dimensions d'un corpus que Pacôme Thiellement n'hésite pas à qualifier ''d'illimité''. Mattt Konture est un graphomane compulsif, qui ne cesse de dessiner et de noircir depuis des années des pages et des pages de dessins, d'illustrations, en vue (rare) ou non (moins rare) de publication. Les imposantes Archives parues récemment (2006) à l'Association sont en ce sens suffisamment éloquentes, et ne peuvent que nous convaincre qu'il ne s'agit là, malgré un effort de diffusion à souligner, que de la partie émergée de l'iceberg. On ne doit donc pas tenter d'appréhender le Grand œuvre de Mattt Konture dans sa dimension quantitative (tâche d'Hercule probablement irréalisable, certainement ridicule), mais bien qualitative; car depuis les proto-fanzines des années 80 jusqu'aux publications les plus récentes, Mattt Konture travaille sans cesse le même trait, exprimant sensiblement les mêmes univers. Il explore de manière systématique les ressources d'un n&b dont les hachures couvrent la totalité des pages, ne laissant rien respirer, et creuse ainsi la surface de la planche en une profondeur hypnotique. Ce trait hallucinatoire (voire hallucinogène) organise l'œuvre-fleuve de Mattt Konture en une façon de signature, et lui donne l'unité que son ampleur lui refuse.

L'œuvre : Krokrodile Comix I, in Printemps, Automnes, L'Association, 1993

- Inscription dans le corpus général de l'auteur : le premier numéro du fanzine Krokrodile Comix est d'abord paru en auto-publication, avant d'être réédité cinq ans plus tard par l'Association, en une somme des travaux précurseurs de l'auteur, Printemps, Automnes. Ainsi, il symbolise en même temps qu'il synthétise le parcours de Mattt Konture : réminiscent de son passé fanzinesque, il s'inscrit dans une collection établie de la toute récente association éditoriale, et fait ainsi le lien entre les deux types de production, soulignant du même coup les affinités qui existent entre l'Association et le fanzinat, symbole de la bande dessinée contre-culturelle (mais pas contre-productive). C'est également dans cet ouvrage que s'affirme un peu plus l'ambition qu'a l'auteur de travailler le matériel autobiographique, pressenti comme point d'origine de l'ensemble de son travail, sans que cela n'ait jamais été explicité. Mattt Konture se lance donc avec son premier Krokrodile dans une entreprise autobiographique, qui marque l'entrée de la bande dessinée dans un nouveau territoire vertigineux : l'espace intérieur, qui n'aura de cesse d'être exploré par les différents auteurs de l'Association, mais également par l'ensemble de la bande dessinée contemporaine.

- Caractéristiques ontologiques : Krokrodile comix, on l'aura compris, est un livre de marge. Et je vais tâcher d'expliquer ici en quoi ce principe marginal se retrouve aussi sur un plan esthétique. La bande dessinée se définissait jusqu'alors, d'un point de vue ontologique, selon deux critères : art figuratif et narratif. C'est précisément cette définition que Mattt Konture va remettre en cause, faisant de l'infra-figuration et de l'infra-narration les deux piliers de son œuvre. Par ''infra-figuration'', j'entends que son travail procède d'une sorte de saturation graphique : la planche est entièrement couverte de signes nerveux et hypnotiques (traits, taches, points, lignes) qui la maculent, et la rendent parfois illisible.

Mais cette saturation, si elle conteste l'ambition figurative du dessin narratif, ne verse pas pour autant dans l'abstraction pure : elle est plus au contraire l'expression d'une vision singulière, qui hésite entre perception (dehors) et imagination (dedans). Le dessin de Mattt Konture oscille en réalité entre figuration et abstraction, pour cerner au mieux l'expérience intime vécue par l'auteur-regardant ; le lecteur cesse alors de lire, il devient spectateur et est convié à expérimenter ce que v(o)it l'auteur. La bande dessinée, entre les mains de Mattt Konture, se dessine à la première personne. De la même manière, le parti-pris narratif, qui était le socle inamovible sur lequel s'était construite toute la bande dessinée jusqu'alors, vacille; le récit n'est plus l'unité structurelle de référence. Pourtant, Krokrodile est un livre extrêmement bavard ; à la saturation graphique évoquée plus haut répond en effet une saturation textuelle du même ordre, qui investit notamment le cadre des récitatifs, allant jusqu'à emplir des cases entières (abolissant pour le coup toute figuration graphique). C'est que le récit dans sa dissolution laisse le champ libre au discours : on passe d'un art de la narration à un art de l'énonciation, le narrateur devient énonciateur. La question qui doit conduire notre approche de l'œuvre n'est plus d'identifier ''de quoi ça parle ?'', mais bien de savoir ''qui en elle parle ?''. Par la remise en cause de la figuration et de la narration, Mattt Konture modifie sensiblement le fonctionnement de la bande dessinée, dont l'enjeu n'est plus de raconter, mais de parvenir à exprimer. Il est donc l'un des premiers auteurs à faire du style (dans toute la profondeur du terme) la pierre d'angle de son esthétique.

Nous verrons bientôt, par la confrontation à Fabrice Neaud et à son journal, comment des préoccupations globales similaires ont pu conduire à l'édification d'une œuvre aussi dissemblable.

2 commentaires :

  1. Pourquoi dis-tu que les "maquettes soignées, collections nombreuses mais homogènes, grande variété de format, publication de jeunes auteurs (Sfar) en même temps qu'exhumations patrimoniales (Schlingo), noir et blanc de rigueur, matériaux de grande qualité" sont politiques ?

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  2. politique au sens large - se distinguant radicalement de ce qui se faisait jusqu'alors, et qui "prend position" dans le champ du médium ; il me semble que l'Asso, par la constitution de son catalogue, fait un certain nombre de choix militants pour la défense et illustration de la bande dessinée en tant que forme d'art à part entière, et fait ainsi oeuvre engagée (sens fort) - et, partant, politique. Mais peut-être que le terme était un peu abusif, et qu'"engagé" aurait pu suffire.

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