III.
Blues, Gospel et musiques pop
La
coda improvisée sur « How Long Has This Been Going On »,
précédemment évoquée pour illustrer l'approche polyphonique du
jeu de Keith Jarrett, donne aussi à entendre une résolution
empreinte de gospel.
Le blues, et le gospel en particulier, font partie des racines mêmes
de son langage musical. L'introduction qu'il propose pour le blues
intitulé « Things Ain't What They Used To Be »
en est un parfait exemple, dans un jeu presque identique à celui
du pianiste Oscar Peterson sur ce même titre.1 Si le blues et le gospel ont toujours nourri le style de Keith
Jarrett, son jeu pianistique a été particulièrement marqué, dans
les années 1970, par la pop-folk façon Bob Dylan. Enregistré en
juillet 1970, l'album Gary Burton and Keith Jarrett surprend
tant par la capacité du pianiste à composer avec brio dans une
esthétique pop-folk, que par son aptitude à s'approprier les
clichés pianistiques de ce style.2
Quelques années plus tard, il conserve aussi une approche très pop
pour son album My Song,
enregistré au sein de son quartette européen.3
IV.
Bill Evans et le voicing
Plus
que d'autres, un pianiste a exercé une influence assez fondatrice
sur le style de Keith Jarrett : il s'agit de Bill Evans. L'écoute
successive des introductions en piano solo, proposées par ces deux
pianistes sur le standard « In Your Own Sweet Way »,
souligne combien l'approche harmonique et polyphonique chez Keith
Jarret – en particulier pour ses voicings –, est
influencée par le jeu evansien.3
L'étonnante gémellité entre ces deux versions, distantes de trente
ans (Bill Evans a enregistré cette version le 4 avril 1962) laisse
penser que l'affiliation avec Bill Evans est très forte. Comme lui,
Keith Jarrett sait utiliser le langage bop pour servir le
lyrisme d'une phrase. Comme lui, il sait conférer au son du piano
une grande expressivité.
Bill Evans, "In Your Own Sweet Way" (Dave Brubeck)
Keith Jarrett, "In Your Own Sweet Way" (Dave Brubeck)
C'est cette même capacité à faire
chanter le piano que relevait le saxophoniste norvégien Jan
Garbarek, dans le documentaire Keith Jarrett : The Art of
Improvisation
:
"For me, there is something
about the way the piano just … sings. Like a voice singing or a
wooden instrument."4
Cette
étude a tenté de mettre en lumière diverses influences ou
empreintes révélant la genèse du langage musical de Keith Jarret.
S'il est imprégné de multiples sources musicales, le pianiste
réussit à ne jamais céder à une récitation impersonnelle et
insipide : il n'est pas dans la copie, il est dans l'assimilation. Et
parce qu'aucun autre musicien
n'a autant assimilé et intégré le répertoire savant et profane de
ces trois derniers siècles, il mérite, plus que d'autres, le titre
d'improvisateur. L'écoute de ses concerts en piano solo, comme le
célèbre Köln Concert5,
nous confronte en particulier à un processus d’improvisation
spontanée (il existe, au contraire, des improvisations « écrites »
ou répétées) : comme
l'écrivait récemment le pianiste français Guillaume de Chassy,
Keith Jarrett « donne
l’impression fascinante de construire, planche après planche, le
pont sur lequel il s’avance au milieu du vide ».
Toutefois, une
telle démarche ne s'articule vraisemblablement pas autour du néant,
comme pourraient le suggérer les propos de Keith Jarrett, cités en
introduction.6
D'ailleurs, d'autres confidences du pianiste américain apportent un
éclairage différent sur sa conception de l'improvisation :
"Et
mes mains doivent retrouver des gestes aussi vierges que possible :
quelles sont les possibilités ici ? Je ne peux pas laisser ma main
gauche jouer comme elle le faisait les dix dernières fois. Je dois
en quelque sorte la réinitialiser – pour utiliser un terme
informatique que je n’aime pas trop… Alors je répète, je répète
dans ce sens – je travaille à me déconstruire."7
Se
construire et se déconstruire, se souvenir et oublier : c'est bien
du choc de ces forces antagonistes que naît l'improvisation. Tout
improvisateur se trouve en effet confronté à cet exercice mémoriel
complexe et périlleux : il faut savoir le maîtriser pour atteindre
cet état de grâce, cette « virginité » des gestes,
telle que la définit poétiquement Keith Jarrett.
1 Keith Jarrett - Solo Tribute : The 100th Performance In Japan, VideoArts Music : "Suntory Hall", Tokyo, 14 avril 1987. Le titre « Things ain't What They Used To Be » est un blues en do majeur, de 12 mesures, composé par Mercer Kennedy Ellington.
4 DIBB,
Mark, Keith Jarrett : The Art of Improvisation, Op. Cit.
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