jeudi 14 juin 2012

Keith Jarrett : évolution d'un langage musical original (2)

 I. Polyphonie et raffinement harmonique
Parmi les grandes influences de Keith Jarrett figure en premier lieu la musique classique : cette influence se perçoit non seulement par la finesse du domaine harmonique, mais aussi par l'aspect très polyphonique de son jeu. Cette caractéristique évoque évidemment la musique de Bach, véritable père fondateur du contrepoint, qui a mené la polyphonie à un point de perfection. Mais il faut aussi remarquer que Keith Jarrett a écouté et pratiqué la musique de Mozart, Schuman, explorant jusqu'aux musiciens français du XXe siècle (Fauré, Debussy, Ravel), et plus tard Shostakovich. Le raffinement harmonique et le traitement polyphonique de cette approche harmonique représentent vraiment deux racines, deux axes importants dans son jeu ; pourtant, ces techniques ne sont pas à proprement parler pianistiques. Au piano, la main droite dessine en général la mélodie, tandis que la main gauche réalise un ensemble de notes, formant ainsi un accord : c'est le cas dans la musique de Chopin, par exemple. Or Keith Jarrett propose une approche musicale beaucoup plus mélodique, sous la forme d'une polyphonie au piano. La coda qu'il enregistre sur « How Long Has This Been Going On » en est justement un parfait exemple.1

 Annexe n° 4


À l'écoute de cet extrait, on perçoit clairement une conduite très mélodique se développant autour du thème de cette chanson – la mélodie constitue un des piliers du style de Keith Jarrett.

Le pianiste expose ici un chant (d'ailleurs dans ses disques ou en concert, on l'entend souvent « geindre ») qui illustre son talent de mélodiste. On entend également une conduite de voix qui traverse l'harmonie de cette coda improvisée. Harmoniquement, il reste sur un système tonal très classique, qui n'a rien de révolutionnaire. L'influence de la musique de Bach est donc aisément perceptible. Keith Jarrett a d'ailleurs enregistré les deux volumes du clavier bien tempéré, soit 48 préludes et fugues, interprétés au clavicorde.2 Ces pièces représentent une véritable quintessence de la polyphonie du piano ; il a aussi enregistré 24 préludes et fugues écrits par le compositeur russe Shostakovich en hommage à Bach.3

II. L'ostinato

Un autre aspect très caractéristique du style de Keith Jarrett est son goût pour l'ostinato. On désigne par ce terme la répétition immuable d'une formule rythmique, mélodique ou harmonique pendant une longue durée. Il s'agit d'un procédé de composition qui a toujours existé dans la musique, en particulier dans la musique occidentale et la musique classique. Ainsi, Chopin a écrit un célèbre ostinato, sa « berceuse », avec un motif inlassablement répété à la main gauche, et une approche modale exposée par la main droite.4 On pense aussi à Erik Satie, qui exploite le même principe dans sa première « Gymnopédie ».5 Pour étudier l'ostinato modal chez Keith Jarrett, nous avons choisi le titre « Endless », extrait de l'album Changeless.6
 

L'ostinato de basse structure toute cette pièce modale, par son basculement inlassable entre les harmonies de fa mineur et de ré bémol majeur. À l'écoute de ce titre, il paraît certain que Keith Jarrett s'est approprié cette culture de l'ostinato modal.
 Annexe n°5
 Avant lui, un illustre jazzman avait, dès 1958, mis à profit ce procédé : il s'agit du pianiste américain Bill Evans, sur le morceau « Peace Piece ».7 Alors associé au style bop, il enregistra en piano solo, au milieu d'un disque plutôt rythmique où il était associé à des boppers, cette « pièce paisible », modale, basée sur un ostinato rappelant les univers d'Erik Satie ou de Maurice Ravel. Cette prédilection pour l'ostinato modale évoque une double-filiation de Keith Jarrett par rapport à des compositeurs classiques (tels que Chopin, Satie, Ravel, Debussy) et à un compositeur de jazz comme Bill Evans. L'ostinato peut aussi être traité, nous l'avons dit, de manière rythmique. Qu'on écoute le compositeur américain Steve Reich : l'ostinato représente ici la matrice d'une l'œuvre dont l'aspect mécanique, systématique, évoque une transe furieuse.

Annexe n° 6
Imprégné par cette musique répétitive, Keith Jarret s'est aussi approprié ce procédé de répétitions motiviques, comme l'illustre par exemple l'enregistrement en piano solo du concert de Bremen.8  Mais si son jeu témoigne d'une incontestable frénésie, il demeure toutefois empreint d’une certaine délicatesse classique.
Annexe n° 7
 Surtout, sa perception de la pulsation n'est pas métronomique, comme chez Steve Reich. Il s'agirait plutôt, comme le suggérait Guillaume De Chassy, d'une pulsation vivante.

1 Keith Jarrett At The Blue Note: The Complete Recordings, ECM, New York City : premier set, 3 juin 1994. « How Long Has This Been Going On » est une chanson composée par Georges Gershwin, qui est devenue un standard de jazz. Cette version a été enregistrée en trio, avec Keith Jarrett (p), Gary Peacock (b) et Jack Dejohnette (dm).
2 Keith Jarrett - J.S. Bach : Das Wohltemperierte Klavier, Buch I, ECM : Cavelight Studio, New Jersey, février 1987.
3 Keith Jarrett - Dmitri Shostakovich: 24 Preludes And Fugues Op. 87, ECM : Salle De Musique, La Chaux De Fonds, juillet 1991.
4 Berceuse en ré bémol majeur, op.57, Frédéric Chopin : 1844. Il s'agit d'une œuvre pour piano à 6/8 en forme de variations. Un mouvement de basses est répété pendant tout le morceau.
5 Les Gymnopédies sont trois œuvres pour piano composées par Erik Satie, publiées à Paris en 1888. La première, en sol majeur, repose sur un ostinato lent, à 3/4.
6 Changeless, « Endless », ECM : live à Dallas, 11 octobre 1987. Cette version a été enregistrée en trio, avec Keith Jarrett (p), Gary Peacock (b) et Jack Dejohnette (dm).
7 Everybody Digs Bill Evans, « Peace Piece », Riverside : Reeves sound Studios, New York, 15 décembre 1958. Il s'agit de son deuxième album. Le morceau « Peace Piece » est une composition importante dans l'œuvre de Bill Evans. Il repose sur un ostinato : deux accords (Do majeur et Sol sus4) répétés en boucle à la main gauche et sur lesquels la main droite improvise des lignes mélodiques. Ce thème sera également exploité sur le titre « Flamenco Sketches », enregistré quelques mois plus tard avec Miles Davis dans l'album Kind of Blue.
8 Keith Jarrett - Solo Concerts Bremen/Lausanne, ECM : Radio Suisse Romande, Studio Lausanne, Salle De Spectacles D'Epalinges, 20 Mars 1973.

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