I.
Polyphonie et raffinement harmonique
Parmi
les grandes influences de Keith Jarrett figure en premier lieu la
musique classique : cette influence se perçoit non seulement par la
finesse du domaine harmonique, mais aussi par l'aspect très
polyphonique de son jeu. Cette caractéristique évoque évidemment
la musique de Bach, véritable père fondateur du contrepoint, qui a
mené la polyphonie à un point de perfection. Mais il faut aussi
remarquer que Keith Jarrett a écouté et pratiqué la musique de
Mozart, Schuman, explorant jusqu'aux musiciens français du XXe
siècle (Fauré, Debussy, Ravel), et plus tard Shostakovich. Le
raffinement harmonique et le traitement polyphonique de cette
approche harmonique représentent vraiment deux racines, deux axes
importants dans son jeu ; pourtant, ces techniques ne sont pas à
proprement parler pianistiques. Au piano, la main droite dessine en
général la mélodie, tandis que la main gauche réalise un ensemble
de notes, formant ainsi un accord : c'est le cas dans la musique de
Chopin, par exemple. Or Keith Jarrett propose une approche musicale
beaucoup plus mélodique, sous la forme d'une polyphonie au piano. La
coda qu'il enregistre sur « How Long Has This Been Going On »
en est justement un parfait exemple.1
À l'écoute de cet extrait, on perçoit clairement une conduite très mélodique se développant autour du thème de cette chanson – la mélodie constitue un des piliers du style de Keith Jarrett.
Annexe n° 4
À l'écoute de cet extrait, on perçoit clairement une conduite très mélodique se développant autour du thème de cette chanson – la mélodie constitue un des piliers du style de Keith Jarrett.
Le pianiste
expose ici un chant (d'ailleurs dans ses disques ou en concert, on
l'entend souvent « geindre ») qui illustre son talent de
mélodiste. On entend également une conduite de voix qui traverse
l'harmonie de cette coda improvisée. Harmoniquement, il reste sur un
système tonal très classique, qui n'a rien de révolutionnaire.
L'influence de la musique de Bach est donc aisément perceptible.
Keith Jarrett a d'ailleurs enregistré les deux volumes du clavier
bien tempéré,
soit 48 préludes et fugues, interprétés au clavicorde.2 Ces pièces
représentent une véritable quintessence de la polyphonie du piano ;
il a aussi enregistré 24 préludes et fugues écrits par le
compositeur russe Shostakovich en hommage à Bach.3
II.
L'ostinato
Un
autre aspect très caractéristique du style de Keith Jarrett est son
goût pour l'ostinato. On désigne par ce terme la répétition
immuable d'une formule rythmique, mélodique ou harmonique pendant
une longue durée. Il s'agit d'un procédé de composition qui a
toujours existé dans la musique, en particulier dans la musique
occidentale et la musique classique. Ainsi, Chopin a écrit un
célèbre ostinato, sa « berceuse »,
avec un motif inlassablement répété à la main gauche, et une
approche modale exposée par la main droite.4 On pense aussi à Erik
Satie, qui exploite le même principe dans sa première
« Gymnopédie ».5
Pour étudier l'ostinato modal chez Keith Jarrett, nous avons choisi
le titre « Endless »,
extrait de l'album Changeless.6
L'ostinato
de basse structure toute cette pièce modale, par son basculement
inlassable entre les harmonies de fa mineur et de ré bémol majeur.
À l'écoute de ce titre,
il paraît certain que Keith Jarrett s'est approprié cette culture
de l'ostinato modal.
Annexe n°5
Avant lui, un illustre jazzman avait, dès 1958,
mis à profit ce procédé : il s'agit du pianiste américain Bill
Evans, sur le morceau « Peace Piece ».7
Alors associé au style bop, il enregistra en piano solo, au milieu
d'un disque plutôt rythmique où il était associé à des boppers,
cette « pièce paisible », modale, basée sur un ostinato
rappelant les univers d'Erik Satie ou de Maurice Ravel. Cette
prédilection pour l'ostinato modale évoque une double-filiation de
Keith Jarrett par rapport à des compositeurs classiques (tels que
Chopin, Satie, Ravel, Debussy) et à un compositeur de jazz comme
Bill Evans. L'ostinato peut aussi être traité, nous l'avons dit, de
manière rythmique. Qu'on écoute le compositeur américain Steve
Reich :
l'ostinato représente ici la matrice d'une l'œuvre dont l'aspect
mécanique, systématique, évoque une transe furieuse.
Annexe n° 6
Imprégné
par cette musique répétitive, Keith Jarret s'est aussi approprié
ce procédé de répétitions motiviques, comme l'illustre par
exemple l'enregistrement en piano solo du concert de Bremen.8 Mais si son jeu témoigne d'une incontestable frénésie,
il demeure toutefois empreint d’une certaine délicatesse
classique.
Annexe n° 7
Surtout, sa perception de la pulsation n'est pas
métronomique, comme chez Steve Reich. Il s'agirait plutôt, comme le
suggérait Guillaume De Chassy, d'une pulsation
vivante.
1 Keith
Jarrett At The Blue Note: The Complete Recordings, ECM,
New York City : premier set, 3 juin 1994. « How Long
Has This Been Going On » est une chanson composée par Georges
Gershwin, qui est devenue un standard de jazz. Cette version a été
enregistrée en trio, avec Keith Jarrett (p), Gary Peacock (b) et
Jack Dejohnette (dm).
2 Keith
Jarrett - J.S. Bach : Das Wohltemperierte Klavier, Buch I,
ECM : Cavelight Studio, New Jersey, février 1987.
3 Keith
Jarrett - Dmitri Shostakovich: 24 Preludes And Fugues Op. 87,
ECM : Salle De Musique, La Chaux De Fonds, juillet
1991.
4 Berceuse
en ré bémol majeur, op.57, Frédéric Chopin : 1844. Il s'agit
d'une œuvre pour piano à 6/8 en forme de variations. Un mouvement
de basses est répété pendant tout le morceau.
5 Les
Gymnopédies
sont trois œuvres pour piano composées par Erik Satie, publiées à
Paris en 1888. La première, en sol majeur, repose sur un ostinato
lent, à 3/4.
6 Changeless,
« Endless », ECM : live à Dallas, 11 octobre 1987.
Cette version a été enregistrée en trio, avec Keith Jarrett (p),
Gary Peacock (b) et Jack Dejohnette (dm).
7 Everybody
Digs Bill Evans, « Peace Piece », Riverside
: Reeves sound Studios, New York, 15 décembre 1958. Il s'agit de
son deuxième album. Le morceau « Peace Piece »
est une composition importante dans l'œuvre de Bill Evans. Il
repose sur un ostinato : deux accords (Do majeur et Sol sus4)
répétés en boucle à la main gauche et sur lesquels la main
droite improvise des lignes mélodiques. Ce thème sera également
exploité sur le titre « Flamenco Sketches », enregistré
quelques mois plus tard avec Miles Davis dans l'album Kind of
Blue.
8 Keith
Jarrett - Solo Concerts Bremen/Lausanne, ECM
: Radio Suisse Romande, Studio Lausanne, Salle De Spectacles
D'Epalinges, 20 Mars 1973.
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