jeudi 3 mai 2012

Le portrait dans la photographie moderne : analyse de Migrant Mother de D. Lange

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Dorothea Lange - Migrant Mother

Cette image de Dorothea Lange a été prise en 1936 aux Etats-Unis pour le compte de la FSA, dont elle est certainement l’une des photographies les plus célèbres. Elle représente une mère, comme le titre l’indique, entourée de ses trois enfants, comme il est permis de s’en douter. Sa fortune historique provient sans doute du fait qu’elle est parvenue à dessiner l’archétype de la photographie humaniste de cette époque, l’archétype de la photographie de reportage documentaire de l’époque à venir. Le thème et le contexte sont bien sûr pour grande partie pour cela : l’implication de Dorothea Lange dans le travail institutionnel de la FSA en cette période de crise l’amène à photographier les classes pauvres et sacrifiées de cette époque. Ce que l’on remarque d’ailleurs aisément sur l’image elle-même : les vêtements des protagonistes ont l’air de toile épaisse et peu confortable, les manches de la femme sont élimées, le visage du bébé ou la main de l’enfant de droite sont sales. Enfin, le véritable titre de la photographie « Destitute peapickers in California, a 32 year old mother of seven children », nous éclaire sur leur condition économique, leur classe sociale qui implique le travail des enfants.
Fantin-Latour - Portrait de Rimbaud (détail)

L’implication politique de son entreprise nous éclaire aussi sur le sens que Dorothea Lange compte donner à son image : cette photographie n’a en effet pas pour but de représenter une mère en particulier (même si cette femme a été par la suite identifiée) mais plutôt d’exemplifier le sort de celle-ci pour défendre, imagine-t-on, toutes les autres, présentes et à venir. La présence, par exemple, des trois enfants autour d’elle illustre bien ce fait : cette présence, d’abord, permet de conserver un très bon équilibre entre le particulier et le général puisque le cadrage permet de donner une place considérable à au moins deux d’entre eux, ce qui n’aurait pas été possible avec plus d’enfants (cette mère, parait-il, vivait d’ailleurs avec sept enfants ; il s’agit donc bel et bien d’un choix visuel particulier) et, a contrario la présence de moins d’enfants aurait donné une image anachronique de la mère, y compris dans cette période de dépression démographique, et personne n’aurait pu s’identifier. Il ne s’agit pas non plus de n’importe quels enfants ; on peut en effet dès le premier regard les classer en deux types qui occupent chacun un espace particulier : en bas, le bébé, à hauteur de la mère, les enfants. Mais les deux enfants ne sont pas si semblables que cela non plus car on imagine tout de suite que celui de gauche est plus jeune que celui de droite; cette image nous présente donc synthétiquement ces trois enfants à trois étapes différents de l’enfance.
La figure de la mère, quant à elle, conserve aussi un part de neutralité iconique : femme blanche dans la trentaine d’années au geste délicat caractéristique – qui n’est pas sans rappeler par exemple Rimbaud dans le tableau de Fantin-Latour -, on imagine que de très nombreuses mères pouvaient se reconnaître en elle, et reconnaître leur situation de famille dans cette image. Celle-ci semble donc représenter les choses telles qu’elles étaient le plus fréquentes aux Etats-Unis à cette époque ou telles qu’elles étaient le plus souvent représentées, exception faite bien sûr de la misère, cette qualité de vie déplorable qui semble appliquer un masque gris sur les personnages et qu’il s’agit justement de faire ressentir aux personnes capables de s’identifier avec ces figures.
Piéta - Michel-Ange

On a parlé de la grande clarté de la composition, de la justesse de chaque élément, mais ce qui a fait aussi la puissance de cette photographie, c’est la lisibilité de l’image : les figures humaines se détachent nettement de l’arrière-plan flou et aucun élément ne vient interférer leur représentation. En outre, la femme ainsi que ses deux enfants s’étalent sur le même plan et donc, même s’ils sont en contact les uns avec les autres, se discernent très facilement ; le bébé, qui est devant la mère, partiellement caché par un tissu pourrait être moins visible s’il n’était sauvé par le contraste de sa peau blanche avec les tissus plus sombres. Sur les quatre personnes représentées ici, un seul visage est véritablement visible, ce qui lui donne une force considérable. Toute l’image fait aussi largement référence à un fond iconographique commun : le lien entre la mère et des piétas classiques comme celle de Michel-Ange ou de Morales est assez évident ; dans le même registre sacré, on peut aussi, à la limite, la rapprocher de descentes de croix, avec lesquelles cette photographie entretiendrait des rapports plus complexes (la structure la plaçant au centre on pourrait imaginer par exemple que c’est la mère qui est « descendue de la croix » et non plus le fils). Le geste, enfin, dont nous avons précédemment souligné l’aspect familier, se détache particulièrement de l’image parce qu’il est le seul geste de l’image mais fait aussi écho à un large fond pictural puisqu’il rappelle par exemple le geste de la femme du Déjeuner sur l’herbe. Tout est ainsi parfaitement sensible et reconnaissable dans cette composition à la géométrie triangulaire dont la lisibilité était l’une des nécessités les plus importantes pour la diffusion et la compréhension.
Manet - Le Déjeuner sur l'herbe ( détail)

Cependant, cette lisibilité et cette clarté ne doivent pas faire croire en une prétendue simplicité de l’image : j’en veux pour preuve la profondeur et la complexité de ce qui nous est représenté La profondeur, d’abord, parce que cette image peut nous donner à voir, si l’on veut bien s’en donner le temps, plus que le portrait d’une mère entourée de trois enfants : les symboles de la fragilité, au-delà de la misère ou de la saleté, sont perceptibles dès le geste esquissé de la femme qui se touche à peine. La fragilité aussi de cette structure dont le pilier – la mère – semble si inquiet, si délicat. Les enfants tournent leur tête – nous y reviendrons – certainement pour nous refuser leur visage mais, ce faisant, ils nous exposent leur nuque ; la nuque, qui plus est la nuque d’un enfant, fait penser à la fragilité de la vie. La maigreur et la blancheur de la nuque de l’enfant de gauche n’est en rien pour nous rassurer. D’ailleurs, pour continuer sur les évocations iconographiques qu’ouvre cette photographie, on remarque que la composition rappelle très nettement les images ambigües de Margaret Cameron (notamment par exemple Whisper of the Muse ou La prière et la louange) ou la pâleur, la fragilité et la mort se côtoient. La fragilité de la vie est bien d’actualité dans cette image car le refus de montrer son visage est souvent associé dans la culture occidentale à la mort : que ce soit les yeux des morts que l’on ferme, le visage que l’on enfouit ou le voile noir dont se couvre les personnes en deuil, le visage caché n’est jamais synonyme de vie ou de bonne santé. D’autant que la mort est bien présente dans cette image, si l’on veut bien la voir dans la personne du bébé : au contraire de ce que nous disions précédemment, la blancheur, la sérénité, le calme du visage du bébé, les yeux clos (qui ne sont pas sans rappeler les descentes de croix dont nous parlions plus haut, complexifiant encore un peu leurs rapports), tranchent radicalement avec l’inquiétude des autres personnes. Si l’on voulait continuer notre analyse du lien entre le regard et la mort, nous dirions que tous les personnages de l’image évitent de regarder le bébé, et que les autres enfants s’en détournent même carrément, de même qu’Orphée devait éviter de regarder Eurydice. Qui plus est, le visage du bébé est maculé de taches noires comme si sa peau commençait à perdre sa seule consistance organique. Cette mort, qui n’est en aucun cas à comprendre comme le sujet principal de la photographie, vient donner une profondeur métaphysique à ce qui pourrait paraître une simple image de la pauvreté.
L’on peut aussi analyser la complexité de cette image en s’enfonçant moins avant dans les symboles et les interprétations métaphoriques de l’image : si nous repartons des enfants, nous pouvons dire facilement que leur geste est sans doute avant tout un geste de défiance envers la photographe. Le fréquent refus de nombreuses personnes de prêter leur figure à un quelconque propos dont ils ne sont pas les maîtres mais, venant d’enfants, il s’agit peut-être plutôt de la peur d’une personne inconnue, ou bien selon une analyse plus psychanalytique, l’angoisse de perdre son image, capturée par l’appareil. Mais, dépassant l’image du doute, les enfants vont, à l’image du nouveau-né, le transformer, l’investir, en confiance éperdue dans la figure maternelle. Ils semblent en effet s’appuyer, se reposer, tous deux contre ce pilier central qu’est leur mère et qui les soutient. Pourtant, dialectisant une fois de plus la confiance du doute, la photographie nous montre que ce pilier fondamental n’est, lui non plus, pas vraiment confiant, combattif ou même fort. Le visage marqué de cette mère, adossée à son tour contre un fragile pilier, ce geste trop délicat qui tire sa bouche en une grimace triste, et ses yeux fuyants eux aussi le regard et l’appareil de la photographe montrent un abattement, une affliction, une faiblesse très profonds que ne peuvent voir ses enfants qui s’en détournent avec confiance. Une confiance belle et bien éperdue, comme nous le disions, quoi que l’on puisse voir dans le regard appuyé de la mère une persistance qu’on puisse interpréter comme une certaine force. Cette ultime incertitude vient renforcer notre propos sur la complexité d’une image au premier abord parfaitement simple et lisible.
Julia Margaret Cameron - La prière et la louange

Nous finirons enfin cette analyse au plus près de l’image avec une remarque : la force la plus remarquable de cette photographie réside peut-être dans ce qui la dépasse. Je m’explique : le titre de cette photographie est Migrant Mother et, si le second terme est
facilement déductible de l’image elle-même, on n’y trouve aucune évocation d’une quelconque «migration». Au contraire, cette image inspire la stabilité de par sa composition triangulaire et par les gestes très posés des personnages. Cette information supplémentaire vient ouvrir la photographie à de nouveaux champs d’interprétation, mais aussi à des champs exogènes à l’image : à nous, maintenant, d’aller piocher dans la considérable documentation et la mythologie qui entourent ce cliché légendaire. Comme si Dorothea Lange savait déjà que ce serait une image sur laquelle il y aurait des choses à dire et pas seulement à voir. Le mot dépasse et déplace l’image ici, mais c’était peut-être une façon aussi d’ajouter à l’image une information qui lui manquait, qui en faisait un cliché bancal : l’histoire tragique de cette femme, l’information biographique qui, au-delà du cliché de propagande, ouvre sur un nouveau type de photographie, qui inspirera très largement la photographie d’après-guerre et en particulier le photojournalisme : la photographie documentaire.

5 commentaires :

  1. Il aurait été intéressant de creuser un peu plus le changement de titre : pourquoi ? quand ? par qui ? quelles conséquences ?...
    Un tas d'info sur le New Deal et Dorothea Lange sur ce site : http://clioweb.free.fr/dossiers/newdeal/newdeal.htm
    et surtout des vidéos explicatives

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  2. Votre analyse n'est pas très complète par rapport à d'autre que j'ai pu lire.

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  3. Pas mal, mais vous tourner autour du pot... J'ai pu entendre en cours une analyse bien plus précise et complète

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  4. Vous ne parer pas du tout des photographe ni des peintres sino e reste peut aller...

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