"Toute bibliothèque (1)
répond à un double besoin, qui est souvent aussi une double manie :
celle de conserver certaines choses (des livres) et celle de les
ranger selon certaines manières.
Un de mes amis conçut un jour le projet d'arrêter sa bibliothèque à 361 ouvrages. L'idée était la suivante : ayant, à partir d'un nombre n d'ouvrages, atteint, par addition ou soustraction, le nombre K = 361, réputé correspondre à une bibliothèque, sinon idéale, du moins suffisante, s'imposer de n'acquérir de façon durable un ouvrage nouveau X qu'après avoir éliminé (par don, jet, vente ou tout autre moyen adéquat) un ouvrage ancien Z, de façon à ce que le nombre total K d'ouvrages reste constant et égal à 361 :
Hans Peter Feldman, La bibliothèque des artistes, 2010 |
Un de mes amis conçut un jour le projet d'arrêter sa bibliothèque à 361 ouvrages. L'idée était la suivante : ayant, à partir d'un nombre n d'ouvrages, atteint, par addition ou soustraction, le nombre K = 361, réputé correspondre à une bibliothèque, sinon idéale, du moins suffisante, s'imposer de n'acquérir de façon durable un ouvrage nouveau X qu'après avoir éliminé (par don, jet, vente ou tout autre moyen adéquat) un ouvrage ancien Z, de façon à ce que le nombre total K d'ouvrages reste constant et égal à 361 :
K+X
> 361 > K-Z
L'évolution de ce projet
séduisant se heurta à des obstacles prévisibles auxquels furent
trouvées les solutions qui s'imposaient : on en vint d'abord à
envisager qu'un volume – mettons de La Pléiade – valait pour un
(1) livre même s'il contenait trois (3) romans (ou recueils de
poèmes ou essais, etc.) ; on en déduisit que trois (3) ou
quatre (4), ou n (n) romans d'un même auteur valaient implicitement
pour un (1) volume de cet auteur, comme fragments non encore
rassemblés mais inéluctablement rassemblables d'une Oeuvres
Complètes. A partir de là on
considéra que tel roman récemment acquis de tel romancier de langue
anglaise de la seconde moitié du XIXe
siècle ne saurait logiquement compter comme un ouvrage nouveau X
mais comme un ouvrage Z appartenant à une série en voie de
constitution : l'ensemble T de tous les romans écrits par ledit
romancier (et Dieu sait qu'il y en a!). Cela ne changeait pas le
moins du monde le projet initial : simplement, au lieu de parler
de 361 ouvrages, on décidait que la bibliothèque suffisante devait
se composer idéalement de 361 auteurs,
qu'ils aient écrit un mince opuscule
ou de quoi emplir un camion. Cette modification se révéla efficace
pendant plusieurs années : mais il apparut bientôt que
certaines œuvres – par exemple, les romans de chevalerie –
n'avaient pas d'auteur ou en avaient plusieurs, et que certains
auteurs – les dadaïstes, par exemple – ne pouvaient pas être
séparés les uns des autres sans automatiquement perdre quatre-vingt
à quatre-vingt dix pour cent de ce qui faisait leur intérêt :
on en arriva ainsi à l'idée d'une bibliothèque limitée à 361
thèmes – le mot est vague mais les groupes qu'il recouvre le sont
parfois aussi – et cette limite a, jusqu'à présent,
rigoureusement fonctionné.
Ainsi
donc, l'un des principaux problèmes que rencontre l'homme qui garde
les livres qu'il a lus ou qu'il se promet de lire un jour est celui
de l'accroissement de sa bibliothèque. Tout le monde n'a pas la
chance d'être le capitaine Nemo :
« ...le monde a
fini pour moi le jour où mon Nautilus
s'est plongé pour la première fois sous les eaux. Ce jour-là, j'ai
acheté mes derniers volumes, mes dernières brochures, mes derniers
journaux, et depuis lors je veux croire que l'humanité n'a plus ni
pensé ni écrit. »
Les
12 000 volumes du capitaine Nemo, uniformément reliés ont été
classés une fois pour toutes, et d'autant plus facilement que ce
classement, nous précise-t-on, est indistinct, en tout cas du point
de vue de la langue (précision qui ne concerne absolument par l'art
de ranger une bibliothèque mais qui veut simplement nous rappeler
que le capitaine Nemo parle indifféremment toutes les langues). Mais
pour nous, qui continuons à avoir affaire à une humanité qui
s'obstine à penser, à écrire, et surtout à publier, le problème
de l'accroissement de nos bibliothèques tend à devenir le seul
problème réel : car il est bien évident qu'il n'est pas trop
difficile de conserver dix ou vingt livres, disons même cent ;
mais lorsque l'on commence à en avoir 361, ou mille, ou trois mille,
et surtout lorsque le nombre se met à augmenter tous les jours ou
presque, le problème se pose, d'abord de ranger tous ces livres
quelque part, et ensuite de pouvoir mettre la main dessus lorsque,
pour une raison ou pour une autre, on a un jour envie ou besoin de
les lire enfin ou même de les relire.
Ainsi,
le problème des bibliothèques se révèle-t-il un problème
double : un problème d'espace d'abord, et ensuite un problème
d'ordre.
David Garcia, Circular Walking Bookshelf |
1. De
l'espace
1.1.
Généralités
Les
livres ne sont pas dispersés mais rassemblés. Comme on met tous les
pots de confitures dans une armoire aux confitures, on met tous ses
livres dans un même endroit, ou dans plusieurs mêmes endroits. On
pourrait, tout en souhaitant les garder, entasser ses livres dans des
malles, les mettre à la cave ou au grenier ou dans des fonds de
placard, mais on préfère généralement qu'ils soient visibles.
Dans
la pratique, les livres sont le plus souvent disposés les uns à
côté des autres, le long d'un mur ou d'une cloison, sur des
supports rectilignes, parallèles entre eux, ni trop profonds ni trop
espacés. Les livres sont rangés – généralement – dans le sens
de la hauteur et de telle façon que le titre imprimé sur le dos de
l'ouvrage soit visible (parfois, comme dans les devantures des
librairies, on montre la couverture des livres, mais ce qui, en tout
cas, est inhabituel, proscrit, presque toujours considéré comme
choquant, c'est un livre dont on ne voit que la tranche).
Dans
l'ameublement contemporain, la bibliothèque est un coin :
« coin-bibliothèque » . C'est, le plus souvent, un
module appartenant à un ensemble « salle de séjour »
dont font également partie :
le
meuble-bar à abbattant
le
secrétaire à abbattant
le
vaisselier deux portes
le
meuble hi-fi
le
meuble télévision
le
meuble projecteur de diapositives
la
vitrine
etc.
Et
qui est proposé sur les catalogues garni de quelques fausses
reliures.
Dans
la pratique toutefois les livres peuvent être rassemblés à peu
près n'importe où.
1.2 Pièces dans
lesquelles on peut mettre ses livres
dans
l'entrée
dans
la salle de séjour
dans
la ou les chambres
dans
les chiottes
Dans
la cuisine on ne met généralement qu'un seul genre d'ouvrage, ceux
que précisément on appelle des « livres de cuisine ».
Il
est rarissime de trouver des livres dans une salle de bains, bien que
ce soit pour beaucoup de gens un lieu favori de lecture. L'humidité
ambiante est unanimement considérée comme la première ennemie de la
conservation des textes imprimés. Tout au plus peut-on trouver dans
une salle de bains une armoire à pharmacie et dans l'armoire à
pharmacie un petit ouvrage intitulé Que faut-il faire avant
l'arrivée du médecin ?
1.3 Endroits d'une
pièce où l'on peut disposer des livres
Sur
les tablettes des cheminées ou des radiateurs (l'on considérera
toutefois que la chaleur peut, à la longue, se révéler quelque peu
nocive),
entre
deux fenêtres,
dans
l'embrasure d'une porte condamnée,
sur
les marches d'un escabeau de bibliothèque, rendant celui-ci
impraticable (très chic, cf. Renan),
sous
une fenêtre,
dans
un meuble disposé en épi et séparant la pièce en deux parties
(très chic, fait encore meilleur effet avec quelques plantes
vertes).
1.4 Choses qui ne sont
pas des livres et que l'on rencontre souvent dans les bibliothèques
Des
photographies dans des cadres en laiton doré, des petites gravures,
des dessins à la plume, des fleurs séchées dans des verres à
pied, des pyrophores garnis ou non d'allumettes chimiques
(dangereux), des soldats de plomb, une photographie d'Ernest Renan
dans son cabinet de travail au Collège de France, des cartes
postales, des yeux de poupée, des boîtes, des rations de sel,
poivre et moutarde de la compagnie de navigation aérienne Lufthansa,
des pèse-lettres, des crochets X, des billes, des débourre pipes,
des modèles réduits d'automobiles anciennes, des cailloux et
graviers multicolores, des ex-votos, des ressorts."
(1) J'appelle bibliothèque un ensemble de livres constitué par un
lecteur non professionnel pour son plaisir et son usage quotidien.
Cela exclut les collections de bibliophiles et les reliures au
mètre, mais aussi la plupart des bibliothèques spécialisées
(celles des universitaires par exemple) dont les problèmes
particuliers rejoignent ceux des bibliothèques publiques
PEREC Georges, Penser/Classer, Éditions du Seuil, Paris, 2003
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