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Il semble aussi que Gonzalez-Torres ait l'intention de "mettre à mal l'autorité", ce que dit Watier à la même ligne où il souligne l'évidence : "ce renoncement délibéré à l'artisanat, déjà pratiqué par les artistes minimalistes ou conceptuels dans les années 60 et 70". C'est-à-dire en effet qu'il y avait plus révolutionnaire, comme choix.
Felix Gonzalez-Torres - Untitled - 1992 |
De même, quand Watier écrit côte à côte que Gonzalez-Torres tend à la fois à faire des rapprochements obscènes (ainsi le premier Photostat "Bitburg Cemetery 1985 Walkman 1979 Cape Town 1985 Water-proof mascara 1971 Personnal computer 1981 TLC" évoque-t-il ensemble l'invention du mascara water-proof et Ronald Reagan en recueillement devant les tombes de 48 Waffen-SS) et à faire un art "anti-spectaculaire", il me semble un peu naïf de penser que le spectaculaire ne peut que se nourrir d'image : l'obscénité elle-même (dont l'étymologie légendaire serait : "ce qui se met sur la scène") n'est-elle pas spectaculaire ? L'esthétique du choc, de l'obscénité, de la pornographie (qui est référencée comme synonyme dans le Wikitionnaire) ne sont-elles pas tout aussi spectaculaires qu'un journal de TF1 ? Qui plus est, Watier l'écrit quelques lignes plus bas, Gonzalez-Torres ne s'est pas privé d'employer des supports réellement spectaculaires comme lors de la gaypride de 1989, où il s'affiche sur un panneau publicitaire.
A propos de la phrase qu'écrit Eric Watier peu avant la fin : "Il est donc clair que depuis la reproductibilité technique, la rareté du multiple est arbitraire". Cette phrase me parait symptomatique d'un bon nombre de penseurs post-benjaminiens. C'est, à mon avis, pure théorie : naturellement, les objets produits par des artistes qui, par définition, et, quoi qu'aient pu tenter les artistes depuis les années 60, ne sont pas des entreprises industrielles, se raréfient, quand bien même on en aurait produit un certain nombre au départ. Par la disparition de certaines d'entre elles, leur conservation, le vieillissement, leur histoire, leurs marques distinctives (signature, par exemple)... C'est l'idée de multiple identique et infini ("illimité", selon le mot de Watier) qui est un fait de l'esprit, un phénomène de notre société industrielle et informatique, chaque objet du réel est unique, et nul n'est à proprement parler parfaitement identique à aucun autre.
Félix Gonzalez-Torres - Untitles (For Jeff) - 1992 |
A propos de la phrase qu'écrit Eric Watier peu avant la fin : "Il est donc clair que depuis la reproductibilité technique, la rareté du multiple est arbitraire". Cette phrase me parait symptomatique d'un bon nombre de penseurs post-benjaminiens. C'est, à mon avis, pure théorie : naturellement, les objets produits par des artistes qui, par définition, et, quoi qu'aient pu tenter les artistes depuis les années 60, ne sont pas des entreprises industrielles, se raréfient, quand bien même on en aurait produit un certain nombre au départ. Par la disparition de certaines d'entre elles, leur conservation, le vieillissement, leur histoire, leurs marques distinctives (signature, par exemple)... C'est l'idée de multiple identique et infini ("illimité", selon le mot de Watier) qui est un fait de l'esprit, un phénomène de notre société industrielle et informatique, chaque objet du réel est unique, et nul n'est à proprement parler parfaitement identique à aucun autre.
Poussant plus loin la logique du multiple, Gonzalez-Torres accompagne ses panneaux publicitaires d'un certificat à la manière des conceptuels, donnant le droit exclusif de la reproduire comme bon lui semble. Outre le fait qu'on pourrait se demander pourquoi cet artiste qui se dit engagé ne donne le droit de reproduction qu'à une personne exclusive, il conclut sur un paradoxe : "Peu importe combien de fois l'affiche est reproduite, l'affiche est une œuvre d'art unique." Si je suis bien d'accord avec lui, que l’œuvre d'art est unique, je me demande alors pourquoi s'acharner à en faire des reproductions. Il semblerait que ce soit pour suivre la révolution annoncée par Benjamin : une œuvre d'art unique basée sur la reproduction.
Les
Photostats, cependant, apportent un éclairage lumineux sur une phrase
de Benjamin qu'analyse Watier : "La légende ne va-t-elle pas devenir
l'élément essentiel du cliché ?" Les photostats sont en effet des
légendes sans image, et je pense que l'on touche ici le point majeur,
quand Watier explique justement : "Confrontée à sa propre prolifération,
puis à sa surabondance, l'image n'est lisible que par le commentaire
qui l'accompagne". Il ne précise pas ici s'il s'agit de prolifération
horizontale (énormément d'images en tous genres) ou verticale (la même
image reproduite partout), mais la phrase parait juste dans les deux cas
: en effet, l’œuvre tend à s'effacer derrière sa légende, et une telle
posture artistique marque une réelle volonté d'en finir avec l'art, de
le diluer, le dissoudre dans le flux, toujours plus diffusible, plus
rentable.
Pourtant, s'il y a bien un point sur lequel je serais d'accord avec Gonzalez-Torres, c'est ce qu'on pourrait appeler sa "stratégie" : intégrer le système pour le combattre. C'est ce qu'on pourrait appeler de l'entrisme artistique, du conventionnalisme ou encore une stratégie de la corruption. Ainsi, les ambiguïtés que nous relevons, sa participation au spectaculaire, à l’œuvre, si elles nous paraissent contraster avec un discours très virulent sur le multiple, se révèlent très intéressantes dans le cadre d'une pensée du jeu (mot qu'écrit Watier à propos des panneaux publicitaires), de l’ambiguïté, de l'hésitation où l’œuvre serait, comme l'écrit Watier "à la fois privée et publique, unique et multiple, anodine et subversive".
Répétant cependant les ultimes réserves que nous avions à propos de sa démarche-même : comment imaginer qu'une œuvre est réellement multiple, voire infinie comme il en a l'ambition avec les tas de bonbons (offerts aux visiteurs) ? Comment dire que chacun est alors propriétaire de l’œuvre d'art ("l'affiche que chaque spectateur a emportée chez lui fait toujours partie de la sculpture dont elle est issue") quand on en signe seulement un certain nombre ? Quand on vend celle-ci aux enchères à plusieurs milliers de dollars ?
Félix Gonzalez-Torres |
Il faut être bien peu attentif à ce que l'on réalise comme œuvre d'art pour dire que chaque reproduction photocopiée est une œuvre, il faut avoir bien peu d'exigences visuelles, comme c'est le cas de Gonzalez-Torres. Tout se passe comme si son seul intérêt était de se battre contre l'unicité, combat dont la forme n'est rendue possible que par ce combat même : les multiples n'ont aucun intérêt en eux-mêmes, ils ne sont possibles qu'à un certain moment à un certain endroit, comme réponse à quelque chose, et non pour eux.
De même, une des dernières notes d’Éric Watier souligne avec raison les voies qu'emprunte l'industrie contemporaine pour se diffuser : promettre aux clients de l'unique. Industrie caricaturale à laquelle il est aisé de s'opposer. Mais il oublie que cette situation n'est pas univoque et qu'elle est même paradoxale : bien sûr l'industrie promet que chacun aura un objet unique, renforçant l'unicité-même de chaque client, mais elle promet aussi, c'est le sens intrinsèque de l'industrie, que chaque objet produit sera rigoureusement identique au précédent. Pour concilier les deux extrêmes, il faut distinguer les faits et les paroles : l'industrie produit effectivement des multiples, en promettant des uniques. Pourquoi une telle promesse alors qu'elle est exactement dans la même position que les artistes conceptuels ou Gonzalez-Torres (quoique les conceptuels eux au moins en étaient conscients) ? Parce que les gens veulent effectivement des objets uniques. On peut alors en prendre le contrepied pour des raisons faussement politiques comme Gonzalez-Torres, pour des raisons financières ou médiatiques. On peut aussi rechercher un art exigent qui soit réellement populaire.
Felix Gonzalez-Torres - Untitled - 1992 |
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