"Une
bibliothèque que l'on ne range pas se dérange :
c'est l'exemple que l'on m'a donné pour tenter de me
faire comprendre ce qu'était l'entropie et je l'ai plusieurs fois vérifié
expérimentalement.
Le
désordre d'une bibliothèque n'est pas en soi une
chose grave ; il est de l'ordre du « dans
quel tiroir ai-je mis mes chaussettes ? » : on croit toujours que l'on saura d'instinct où
l'on a mis tel ou tel livre ; et même si on ne le
sait pas, il ne sera jamais difficile de parcourir rapidement
tous les rayons.
A cette
apologie du désordre sympathique, s'oppose la tentation mesquine de la bureaucratie
individuelle : une chose pour chaque place et chaque place à
sa chose et vice versa ; entre ces deux tensions, l'une qui
privilégie le laisser-aller, la bonhomie anarchisante,
l'autre qui exalte les vertus de la tabula rasa, la
froideur efficace du grand rangement, on finit toujours par
essayer de mettre de l'ordre dans ses livres : c'est une
opération éprouvante, déprimante, mais qui
est susceptible de procurer des surprises agréables,
comme de retrouver un livre que l'on avait oublié à force de
ne plus le voir, et que, remettant au
lendemain ce qu'on ne fera pas le jour même, on redévore enfin à plat ventre sur son lit.
Muriel Pic, les désordres de la bibliothèque |
2.1. Manières
de ranger les livres
classement
alphabétique
classement par
continents ou par pays
classement
par couleurs
classement par date
d'acquisition
classement par date
de parution
classement par formats
classement par
genres
classement par
grandes périodes littéraires
classement par
langues
classement par
priorités
de lecture
classement par
reliures
classement par
séries
Aucun
de ces classements n'est satisfaisant à lui tout seul.
Dans la pratique, toute bibliothèque s'ordonne à
partir d'une combinaison de ces modes de classements : leur
pondération, leur résistance au changement, leur
désuétude, leur rémanence, donnent à
toute
bibliothèque une personnalité unique.
Il
convient d'abord de distinguer les classements
stables et les
classements provisoires ; les classements
stables sont ceux qu'en principe on
continuera à respecter ; les classements
provisoires ne sont censés durer
que quelques jours : le temps que le livre trouve, ou retrouve,
sa place définitive : ce peut être un
ouvrage récemment acquis et non encore lu,
ou bien un ouvrage récemment lu que l'on ne sait pas très
bien où mettre et que l'on s'est promis de ranger à
l'occasion d'un prochain « grand rangement », ou
encore un ouvrage dont on a interrompu la lecture et que l'on ne veut
pas classer avant de l'avoir repris et terminé,
ou bien un
livre dont, pendant une période donnée, on s'est
servi tout le temps, ou bien un
livre que l’on a sorti pour y chercher un renseignement ou
une référence et que l'on n'a pas encore remis en
place, ou bien un livre que l'on ne saurait
mettre à la place où il irait car il
ne vous appartient pas et on a plusieurs fois promis de le
rendre, etc.
En ce
qui me concerne, près des trois quarts de mes livres
n'ont jamais été réellement classés.
Ceux qui ne sont pas rangés d'une façon
définitivement provisoire le sont d'une façon
provisoirement définitive, comme à l'OuLiPo. En attendant, je les promène d'une pièce à
l'autre, d'une étagère à l'autre, d'une
pile à l'autre, et il m'arrive de passer trois heures à
chercher un livre, sans le trouver mais en ayant parfois
la satisfaction d'en découvrir six ou sept autres qui
font tout aussi bien l'affaire.
Hervé Guibert, La bibliothèque |
2.2.
Livres très faciles à ranger
Les
grands
Jules Verne à reliure rouge (qu’ils
soient des vrais Hetzel ou des rééditions
Hachette), les
très grands livres, les tout petits, les
Baedeker, les livres rares ou crus tels, les livres reliés,
les volumes de La
Pléiade, les Présence du
Futur, les romans
publiés aux Éditions de Minuit,
les collections (Change, Textes, Les Lettres nouvelles, Le
Chemin etc.), les
revues, quand on en a au
moins trois numéros, etc.
2.3.
Livres pas trop difficiles à ranger
Les
livres sur le cinéma, que ce soient des essais sur des metteurs
en scène, des albums sur des stars ou des
découpages de films ; les
romans sud-américains,
l'entomologie,
la
psychanalyse, les livres de cuisine (voir
plus haut), les bottins (à côté du
téléphone), les romantiques allemands, les livres
de la collection Que
sais-je ? (le problème étant
de les classer ensemble ou de les ranger avec la discipline dont
ils traitent), etc.
2.4. Livres plutôt
impossibles à ranger
Les
autres, par exemple les revues dont on ne possède qu'un
numéro, ou bien La Campagne de 1812 en Russie,
de Clausewitz, traduit de l'allemand par M. Bégouën,
Capitaine commandant au 3le Dragons, breveté
d'État-Major, avec une carte, Paris, Librairie militaire
R. Chapelot et Cie, 1900, ou encore le fascicule 6 du volume 91
(novembre 1976) des Publications of the modern Language
Association of America (PMLA) donnant le programme des 666
réunions de travail du congrès annuel de ladite
association.
2.5.
Comme les bibliothécaires borgésiens
de Babel qui cherchent le livre qui leur donnera la clé de tous les autres, nous oscillons entre l'illusion de l'achevé
et le vertige de l'insaisissable. Au nom de l'achevé,
nous voulons croire qu'un ordre unique existe qui nous
permettrait d'accéder d'emblée au savoir; au nom
de l'insaisissable, nous voulons penser que l'ordre
et le désordre sont deux mêmes mots désignant le hasard.
Il se
peut aussi que les deux soient des leurres, des trompe-l’œil
destinés à dissimuler l'usure
des livres et des systèmes.
Entre
les deux en tout cas il n'est pas mauvais que nos bibliothèques
servent aussi de temps à autre de pense-bête, de
repose-chat et de fourretout."
Ninon, Sainte-Eulalie #10 |
PEREC Georges, Penser/Classer, Éditions du Seuil, Paris, 2003
A propos de bibliothèques, voir le travail de Maria friberg : http://www.brooklynmuseum.org/eascfa/feminist_art_base/archive/images/104.175.jpg
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