mardi 9 octobre 2012

Le panoptisme

Le panoptisme est un dispositif permettant de tout voir (littéralement en grec), depuis un point fixe, généralement orthocentré, et ce sans être vu. Cette capacité à tout cerner, à tout embrasser d'un seul regard sans que la réciproque soit possible, est la notion clé de ce dispositif.

Le Panopticon, selon les plans de Jeremy Bentham
  
 Sa forme la plus aboutie, architecturalement parlant, est le projet conçu par Jeremy Bentham : le Panopticon. Il s'agit d'un bâtiment idéal, presque utopique depuis le XVIIIe siècle. Construit en forme d'anneau, lui-même entièrement constitué de cellules uniquement ouvertes sur des baies vitrées orientées vers la tour centrale, érigée comme un phare et reliée au monde extérieur par un tunnel souterrain. Afin de laisser dans le doute permanent les sujets surveillés (à savoir s'ils sont ou non continuellement surveillés par le gardien), Bentham avait mis au point un système de volets à persiennes et de portes à chicane (pour éviter toute variation d'éclairage), ainsi que d'une autre tour de contrôle pour assurer un pouvoir moins despotique à celui qui est présent dans la tour centrale de surveillance. Bien sûr, il s'agissait aussi de veiller à ce que celui-ci ne manque pas à son devoir de vigilance. Ce dispositif serait, selon son créateur, applicable pour surveiller aussi bien les prisonniers, que les malades mentaux (à son époque, les hôpitaux et centres spécialisés étaient encore loin de voir le jour), les malades hospitalisés, les ouvriers, les écoliers...
  
Un modèle d'installation panoramique selon R.Barker

   Certains ont su détourner ce modèle architectural à leur avantage. Tel le peintre Robert Barker, en 1792, avec ses Panoramas, toiles panoramiques qui recouvraient du sol au plafond une pièce circulaire dans laquelle le public accédait par un escalier à colimaçon au belvédère central. Ou encore dans les salles de projection spécialisées (pour figurer la voûte céleste par exemple) et des mises en scène théâtrales contemporaines : Wajdi Mouawad pour sa pièce Ciels a fait installer le public sur des sièges pivotant pour pouvoir suivre les acteurs au gré de leurs déplacements dans la scène qui entourait les spectateurs.

Ciels, de Wajdi Mouawad    ©photos Jean-Louis Fernandez

  L'avantage du panoptisme, et ceci Bentham le relève au sujet de son Panopticon, est que le "pouvoir de voir sans être vu" peut être donné à tout le monde, et il peut également être contenu. De plus, cela peut se réaliser sans faire entrer en jeu un grand nombre de personnes : un surveillant suffit pour des dizaines de surveillés cloisonnés. 
  Les médias actuels ont inversé la tendance : ce sont des milliers de personnes qui surveillent un petit nombre, dans la télé-réalité dont il est inutile ici de donner des exemples vu leur succès. Cela s'explique par le fait que notre société moderne est construite sur un principe de surveillance (encore jamais égalée dans l'Histoire) et que le public a la sensation de détenir un certain pouvoir sur ces cobayes consentants, pouvoir qui dans son quotidien lui échappe totalement. Car cette illusion est nourrie par la conscience même de se savoir surveillé. Il n'a pu échapper à quiconque l'omniprésence des caméras et systèmes de surveillance. Elle est l'assise du pouvoir : partout, tout le temps, sur n'importe qui, elle permet de briguer les esprits en mettant une pression tant morale que psychologique. Lorsque l'on se sait regardé, on ne sent plus libre d'agir à sa guise, et il devient irraisonnable d'agir contre l'ordre établi.

Jellyfish Eyes, Takashi Murakami, 2002
   Cette notion du panoptisme est donc essentielle pour asseoir son pouvoir et son efficacité : les forces en sont donc munies ; le pouvoir peut centraliser toutes les données (et cela est d'autant plus facile aujourd'hui avec le Web et les réseaux sociaux où les gens se répandent en informations personnelles), et s'en servir contre ceux qu'il cherche à réprimer.
 Ce danger, George Orwell le dénonçait en 1948 dans son œuvre majeure 1984 : la possibilité pour un pouvoir exécutif de centraliser et d'utiliser chaque donnée de chaque individu, de manipuler toutes les archives et les connaissances, etc.
  La surveillance n'a alors plus de raison d'être permanente : le système est si bien pensé que le sujet surveillé, se croyant toujours l'être, agit de la manière que l'on attend de lui (l'écolier ou l'ouvrier travaille sans se distraire, le prisonnier ne tente pas de s'évader, etc.), de même pour le surveillant qui est contrôlé à son tour. Il s'instaure une auto-surveillance comme une auto-censure. Le contrôle passe d'une personne extérieure voire d'un robot (cf. Hal9 dans 2001 l'Odyssée de l'espace de Stanley Kubrick, 1968), à une "conscience morale" intérieure qui officie seule, de manière innée.



  A l'inverse, le pouvoir en place actuellement prône une politique de la transparence, arguant qu'il n'a rien à cacher et que tout doit être accessible aux citoyens. Cela les rassure, croyant devenir ainsi "la seconde tour de surveillance", les surveillés surveillant les surveillants.
  Le voir est pouvoir, il serait donc juste que dans une démocratie ce soit le peuple qui voie.
Cela est d'autant mieux prouvé que lorsque l'on prive la société de son droit de voir, comme le fit Margaret Thatcher lors de la guerre des Malouines (un véritable embargo visuel), on le prive de son pouvoir (ici décisionnaire quant au pour ou contre cette fameuse guerre).

  Si cette notion du panoptisme explique en grande partie l'attachement d'un pouvoir en place à vouloir surveiller le monde qu'elle régit, elle ne doit pas toutefois généraliser le pouvoir de l'image. Voir n'est forcément savoir. Mais il est certain que tant que voir (et particulièrement tout voir) sera une possibilité, il y aura un double tranchant à ce pouvoir : bien régulé, il est le garant d'une sécurité et d'un ordre ; entre de mauvaises mains il est l'outil de prédilection pour la répression et la diffusion totalitaire.

Jeff Wall, Restoration, 1993


Pour en savoir plus, je vous invite à lire Surveiller et punir de Michel Foucault.




1 commentaire :

  1. Voir et pouvoir...
    mais avec humour : http://kimjongillookingatthings.tumblr.com

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