Yves Bonnefoy
Le
domaine poétique confère également au chant une capacité
prodigieuse à s'élever. Si des auteurs comme Gherasim Luca ou Yves
Bonnefoy ont récemment abordé la question vocale dans leurs œuvres,
on se rappelle que dès l'époque antique, poésie et chant sont
ainsi associés dans le mythe d'Orphée. En lui se confondent les
figure du musicien, du chantre et du poète. Dans l'Italie du XIIIe
siècle, musique et poésie sont aussi intimement liées. Prenons
comme exemple le poète florentin Dante Alighieri, qui revendique
comme projet de placer la douceur de la langue toscane au premier
plan. Quelques décennies plus tard, Pétrarque ira plus loin, en
abordant clairement, dans le Canzoniere,
la dimension sonore de la poésie. Pour lui, les qualités sonores de
sa langue prévalent sur les qualités logiques. La poésie de
Pétrarque se caractérise par deux qualités particulières : la
« gravità » et la « piacevolezza ». Il est
intéressant de remarquer que ces deux qualités se manifestent par
le son : la place de l'accent, le type de rimes ou encore les jeux
entre consonnes et voyelles. Il apparaît ici judicieux d'interroger
le rapport entre la poésie mise en musique et la poésie simplement
lue. Observons à cet effet la relation entre les notes et les
paroles, développée par l'écrivain et musicien Marc'Antonio
Mazzone, dans la préface de son premier livre de madrigaux à quatre
voix, en 1569. Une relation identique à celle reliant le corps à
l'âme, même si pour Mazzone, la musique se veut au service du sens
des paroles. Le compositeur doit savoir, « avec les notes
tristes, joyeuses ou sérieuses, exprimer le sujet » propre aux
paroles. Pour Girolamo Russelli, « les vers sont déjà
harmonieux et musicaux ». Le fait de chanter n'est pas un
ajout, mais un révélateur : la musique et le chant permettent en
quelque sorte de libérer la musicalité déjà propre aux vers. Le
poète français Eustache Deschamps expose en 1392, dans L'art
de dictier, sa conception de la musique et de la poésie. La
poésie y est décrite comme une « musique de bouche »
qui profère des « paroles métrifiées »1. Jean Molinet insiste quant à lui sur l'importance de la dimension
rythmique dans la poésie : ainsi, dans L'art de la rhétorique
(XVe siècle), la poésie est « une espèce de musique appelée
rythmique ». Comme on le remarque aisément, la poésie est
gage d'harmonie parce qu'elle est rythmique (mesurée, mètres).
C'est d'ailleurs encore aujourd'hui le rythme qui distingue la poésie
en vers de la prose. Les poètes de la Pléiade, comme Pierre de
Ronsard ou Joachim du Bellay ont eux aussi souligné cette capacité
à sonner, inhérente à la poésie. Il faut bel et bien chanter pour
révéler la musicalité inscrite dans les mots. Dans sa note
adressée au lecteur de La Franciade (1572), Pierre de Ronsard
explique les codes de ponctuation, les signes (!) et les incidences
sur la lecture qui en découlent.
« Je te supplierai seulement d'une chose, lecteur, de vouloir
bien prononcer mes vers et accommoder ta voix à leur passion, &
non comme quelques uns les lisent, plutôt à la façon d'une missive
ou de quelque lettre royaux que d'un poème bien prononcé : et
te supplie encore derechef où tu verras cette marque ! Vouloir un
peu élever ta voix pour donner grâce à ce que tu liras.2 »
Le
poète attend donc bien ici, du lecteur, une profération à haute
voix et une capacité à jouer sur les hauteurs de voix pour servir
la poésie. La langue poétique semble ici relever du musical. Les
figures antiques de poètes représentent, à la Renaissance, un
idéal ; ainsi, Orphée et Apollon sont eux-mêmes musiciens et
s'accompagnent. La poésie chantée semble détenir un véritable
pouvoir d'émotion et on considère que la musique, pour atteindre
une perfection, doit s'exprimer par le chant. On citera aussi le
projet fou d'Antoine de Baïf qui, dans l'espoir d'atteindre
l'efficacité de la parole mythique par le chant, cherche à adapter
des pièces en français qui respectent le système métrique de la
poésie antique ; Maudit, Lejeune et Baïf ont ainsi mené des
recherches ayant pour but de révéler et d'apprendre à maîtriser
le pouvoir de la parole, apprendre en quelque sorte le charme
d'Orphée. Dans Qu'est devenu ce bel œil ?, Lejeune utilise
par exemple certains intervalles antiques (gammes chromatiques). Jean
Jacques Rousseau va jusqu'à donner à la voix un sens musical, dans
son Essai sur l'origine des langues :
« La colère arrache des cris menaçants, que la langue et le
palais articulent : mais la voix de la tendresse est plus douce,
c'est la glotte qui la modifie […] les accens en sont plus fréquens
ou plus rares, les inflexions plus ou moins aiguës, selon le
sentiment qui s'y joint. Ainsi la cadence et les sons naissent avec
les syllabes : la passion fait parler tous les organes et pare la
voix de tout leur éclat ; ainsi les vers, les chants, la
parole, ont une origine commune.3 » Cette origine commune
à la voix chantée et à la voix parlée est ici, d'après Rousseau,
guidée par la passion et le sentiment ; on perçoit clairement
dans son propos un attachement, presque même un assujettissement de
l'acte poétique ou musical à l'expression d'un état émotionnel.
Il
faut admettre que l'étude de l'expressivité musicale accorde au
« geste vocal » une certaine primauté : pour Ivo
Supicic, c'est par la voix que s'exprime « l'être de l'homme
lui-même.4 »C'est le souffle de l'âme humaine qui se fait percevoir, et comme le
reconnaît Gisèle Brelet, la voix nous est émouvante « parce
qu'en elle viennent se traduire toutes les activités de l'être.5 »Il est dommage que peu de philosophies se réfèrent à l'ouïe : les
interrogations traitant de la voix sont rares. Pourtant, toute
entreprise visant à mieux appréhender l'être humain devrait, on
l'a montré, considérer l'existence sonore de l'Homme. Il faudrait,
comme nous y invite Matthieu Guillot, apprendre à lui « prêter
l'oreille, tout en fermant les yeux.6 » Pythagore avait déjà conscience du pouvoir vocal, lui qui avait
imaginé un véritable dispositif d'écoute visant à mieux dispenser
ses leçons : en se plaçant derrière un rideau pour enseigner à
ses disciples, il les incitait à développer leurs qualités de
concentration et d'écoute. Il s'agissait en quelque sorte d'un
silence visuel, jugé plus propice à la transmission d'un message.
On peut cependant se demander si l'audible ne requiert pas le
visible, pour transmettre son message : à l'instar de Gilles Deleuze
et Félix Guattari, ne pourrait-on pas considérer que le visage est,
autant que la voix, essentiel à la communication d'un message ? Le
visage représenterait un « véritable porte-voix.7 » Mais comme le confie le poète Gherasim Luca (1913-1994),
l'expression peut aussi être entravée, ou troublée par le visible
: « Il m'est difficile de m'exprimer en langage
visuel.8 »De la même façon, la célèbre injonction de Socrate (« Parle,
afin que je voie qui tu es ! ») nous laisse penser que
l'essence même de l'Homme se manifeste plus dans sa parole que dans
son image.
Gherasim Luca
Pour
montrer la spécificité de l'espèce humaine, des expressions
latines mettent en évidence sa capacité à fabriquer des outils et
à inventer des techniques : c'est l'Homo faber, évoqué par
le philosophe Bergson. Plus généralement, l'Homo sapiens
désigne l'Homme en tant qu'espèce capable de pensées abstraites et
de connaissance. Toutefois, comme le fait observer le linguiste
français Claude Hagège : « S'il
est homo sapiens,
c'est d'abord en tant qu'homo loquens,
homme de paroles.9 » Généralement présenté comme un « animal doué de raison »,
l'Homme doit aussi être perçu en tant qu'« animal parlant ».
On pourrait même considérer la parole comme le signe distinctif de
l’Homme puisque l'être humain ne saurait être réduit à son
apparence visible, à ce corps dans la lumière. Il est donc
primordial de tenir compte de son corps sonore, de son caractère
audible, bref, de sa voix. Nous reviennent en mémoire les deux
derniers vers d'un sonnet10
de Paul Verlaine, montrant à quel point la voix, même par delà la
mort, conserve le souffle de la vie :
« Et, pour sa voix, lointaine, et calme, et grave, elle a
L'inflexion des voix chères qui se sont tues. »
1 DESCHAMPS,
Eutache, Art de dictier, 1392.
2 RONSARD,
Pierre de, La Franciade, 1572, « au lecteur ».
3 ROUSSEAU,
Jean-Jacques, Essai sur l'origine des langues, 1781, œuvre
posthume suite à une esquisse de 1755.
4 SUPICIC,
Ivo, La Musique expressive : PUF, 1957, p. 64.
5 BRELET,
Gisèle, Le Temps musical
: PUF, 1949, p. 412.
6 GUILLOT,
Matthieu, Op. Cit.
7 DELEUZE,
Gilles, GUATTARI, Félix, Mille plateaux, Paris : Éditions
de Minuit, 1980, p. 144.
8 LUCA,
Gherasim, Introduction à un récital, Lichtenstein : 1968.
9 HAGÈGE,
Claude, L'Homme de paroles, Paris : Fayard, 1985, p. 8.
10 VERLAINE,
Paul, « Mon rêve familier », Poèmes saturniens,
1866.
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