lundi 16 avril 2012

Frontières du chant et de la parole (fin)

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Yves Bonnefoy

Le domaine poétique confère également au chant une capacité prodigieuse à s'élever. Si des auteurs comme Gherasim Luca ou Yves Bonnefoy ont récemment abordé la question vocale dans leurs œuvres, on se rappelle que dès l'époque antique, poésie et chant sont ainsi associés dans le mythe d'Orphée. En lui se confondent les figure du musicien, du chantre et du poète. Dans l'Italie du XIIIe siècle, musique et poésie sont aussi intimement liées. Prenons comme exemple le poète florentin Dante Alighieri, qui revendique comme projet de placer la douceur de la langue toscane au premier plan. Quelques décennies plus tard, Pétrarque ira plus loin, en abordant clairement, dans le Canzoniere, la dimension sonore de la poésie. Pour lui, les qualités sonores de sa langue prévalent sur les qualités logiques. La poésie de Pétrarque se caractérise par deux qualités particulières : la « gravità » et la « piacevolezza ». Il est intéressant de remarquer que ces deux qualités se manifestent par le son : la place de l'accent, le type de rimes ou encore les jeux entre consonnes et voyelles. Il apparaît ici judicieux d'interroger le rapport entre la poésie mise en musique et la poésie simplement lue. Observons à cet effet la relation entre les notes et les paroles, développée par l'écrivain et musicien Marc'Antonio Mazzone, dans la préface de son premier livre de madrigaux à quatre voix, en 1569. Une relation identique à celle reliant le corps à l'âme, même si pour Mazzone, la musique se veut au service du sens des paroles. Le compositeur doit savoir, « avec les notes tristes, joyeuses ou sérieuses, exprimer le sujet » propre aux paroles. Pour Girolamo Russelli, « les vers sont déjà harmonieux et musicaux ». Le fait de chanter n'est pas un ajout, mais un révélateur : la musique et le chant permettent en quelque sorte de libérer la musicalité déjà propre aux vers. Le poète français Eustache Deschamps expose en 1392, dans L'art de dictier, sa conception de la musique et de la poésie. La poésie y est décrite comme une « musique de bouche » qui profère des « paroles métrifiées »1. Jean Molinet insiste quant à lui sur l'importance de la dimension rythmique dans la poésie : ainsi, dans L'art de la rhétorique (XVe siècle), la poésie est « une espèce de musique appelée rythmique ». Comme on le remarque aisément, la poésie est gage d'harmonie parce qu'elle est rythmique (mesurée, mètres). C'est d'ailleurs encore aujourd'hui le rythme qui distingue la poésie en vers de la prose. Les poètes de la Pléiade, comme Pierre de Ronsard ou Joachim du Bellay ont eux aussi souligné cette capacité à sonner, inhérente à la poésie. Il faut bel et bien chanter pour révéler la musicalité inscrite dans les mots. Dans sa note adressée au lecteur de La Franciade (1572), Pierre de Ronsard explique les codes de ponctuation, les signes (!) et les incidences sur la lecture qui en découlent.

« Je te supplierai seulement d'une chose, lecteur, de vouloir bien prononcer mes vers et accommoder ta voix à leur passion, & non comme quelques uns les lisent, plutôt à la façon d'une missive ou de quelque lettre royaux que d'un poème bien prononcé : et te supplie encore derechef où tu verras cette marque ! Vouloir un peu élever ta voix pour donner grâce à ce que tu liras.2 »

Le poète attend donc bien ici, du lecteur, une profération à haute voix et une capacité à jouer sur les hauteurs de voix pour servir la poésie. La langue poétique semble ici relever du musical. Les figures antiques de poètes représentent, à la Renaissance, un idéal ; ainsi, Orphée et Apollon sont eux-mêmes musiciens et s'accompagnent. La poésie chantée semble détenir un véritable pouvoir d'émotion et on considère que la musique, pour atteindre une perfection, doit s'exprimer par le chant. On citera aussi le projet fou d'Antoine de Baïf qui, dans l'espoir d'atteindre l'efficacité de la parole mythique par le chant, cherche à adapter des pièces en français qui respectent le système métrique de la poésie antique ; Maudit, Lejeune et Baïf ont ainsi mené des recherches ayant pour but de révéler et d'apprendre à maîtriser le pouvoir de la parole, apprendre en quelque sorte le charme d'Orphée. Dans Qu'est devenu ce bel œil ?, Lejeune utilise par exemple certains intervalles antiques (gammes chromatiques). Jean Jacques Rousseau va jusqu'à donner à la voix un sens musical, dans son Essai sur l'origine des langues : « La colère arrache des cris menaçants, que la langue et le palais articulent : mais la voix de la tendresse est plus douce, c'est la glotte qui la modifie […] les accens en sont plus fréquens ou plus rares, les inflexions plus ou moins aiguës, selon le sentiment qui s'y joint. Ainsi la cadence et les sons naissent avec les syllabes : la passion fait parler tous les organes et pare la voix de tout leur éclat ; ainsi les vers, les chants, la parole, ont une origine commune.3 » Cette origine commune à la voix chantée et à la voix parlée est ici, d'après Rousseau, guidée par la passion et le sentiment ; on perçoit clairement dans son propos un attachement, presque même un assujettissement de l'acte poétique ou musical à l'expression d'un état émotionnel.

Il faut admettre que l'étude de l'expressivité musicale accorde au « geste vocal » une certaine primauté : pour Ivo Supicic, c'est par la voix que s'exprime « l'être de l'homme lui-même.4 »C'est le souffle de l'âme humaine qui se fait percevoir, et comme le reconnaît Gisèle Brelet, la voix nous est émouvante « parce qu'en elle viennent se traduire toutes les activités de l'être.5 »Il est dommage que peu de philosophies se réfèrent à l'ouïe : les interrogations traitant de la voix sont rares. Pourtant, toute entreprise visant à mieux appréhender l'être humain devrait, on l'a montré, considérer l'existence sonore de l'Homme. Il faudrait, comme nous y invite Matthieu Guillot, apprendre à lui « prêter l'oreille, tout en fermant les yeux.6 » Pythagore avait déjà conscience du pouvoir vocal, lui qui avait imaginé un véritable dispositif d'écoute visant à mieux dispenser ses leçons : en se plaçant derrière un rideau pour enseigner à ses disciples, il les incitait à développer leurs qualités de concentration et d'écoute. Il s'agissait en quelque sorte d'un silence visuel, jugé plus propice à la transmission d'un message. On peut cependant se demander si l'audible ne requiert pas le visible, pour transmettre son message : à l'instar de Gilles Deleuze et Félix Guattari, ne pourrait-on pas considérer que le visage est, autant que la voix, essentiel à la communication d'un message ? Le visage représenterait un « véritable porte-voix.7 » Mais comme le confie le poète Gherasim Luca (1913-1994), l'expression peut aussi être entravée, ou troublée par le visible : « Il m'est difficile de m'exprimer en langage visuel.8 »De la même façon, la célèbre injonction de Socrate (« Parle, afin que je voie qui tu es ! ») nous laisse penser que l'essence même de l'Homme se manifeste plus dans sa parole que dans son image.
Gherasim Luca

Pour montrer la spécificité de l'espèce humaine, des expressions latines mettent en évidence sa capacité à fabriquer des outils et à inventer des techniques : c'est l'Homo faber, évoqué par le philosophe Bergson. Plus généralement, l'Homo sapiens désigne l'Homme en tant qu'espèce capable de pensées abstraites et de connaissance. Toutefois, comme le fait observer le linguiste français Claude Hagège : « S'il est homo sapiens, c'est d'abord en tant qu'homo loquens, homme de paroles.9 » Généralement présenté comme un « animal doué de raison », l'Homme doit aussi être perçu en tant qu'« animal parlant ». On pourrait même considérer la parole comme le signe distinctif de l’Homme puisque l'être humain ne saurait être réduit à son apparence visible, à ce corps dans la lumière. Il est donc primordial de tenir compte de son corps sonore, de son caractère audible, bref, de sa voix. Nous reviennent en mémoire les deux derniers vers d'un sonnet10 de Paul Verlaine, montrant à quel point la voix, même par delà la mort, conserve le souffle de la vie :

« Et, pour sa voix, lointaine, et calme, et grave, elle a
L'inflexion des voix chères qui se sont tues. »

1 DESCHAMPS, Eutache, Art de dictier, 1392.
2 RONSARD, Pierre de, La Franciade, 1572, « au lecteur ».
3 ROUSSEAU, Jean-Jacques, Essai sur l'origine des langues, 1781, œuvre posthume suite à une esquisse de 1755.
4 SUPICIC, Ivo, La Musique expressive : PUF, 1957, p. 64.
5 BRELET, Gisèle, Le Temps musical : PUF, 1949, p. 412.
6 GUILLOT, Matthieu, Op. Cit.
7 DELEUZE, Gilles, GUATTARI, Félix, Mille plateaux, Paris : Éditions de Minuit, 1980, p. 144.
8 LUCA, Gherasim, Introduction à un récital, Lichtenstein : 1968.
9 HAGÈGE, Claude, L'Homme de paroles, Paris : Fayard, 1985, p. 8.
10 VERLAINE, Paul, « Mon rêve familier », Poèmes saturniens, 1866.

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