En 1938, paraît American photographs, recueil de 85 photographies, devenu manifeste du style documentaire. Le parti pris de Walker Evans fut d'associer le document au livre illustré : construit en plusieurs séquences, il fait ainsi écho au montage cinématographique. Souvent qualifié de moderniste, Walker Evans va faire jouer deux registres différents qui peuvent se compléter : une pratique photographique qui prend ses racines dans la Straight photography – directe et antipictorialiste – et la Street photography. Le livre se divise en deux parties distinctes bien qu'inégales, ce qui reflète une bipolarité du regard : « Pour passer d'une partie à l'autre, il faut franchir un seuil. »1 La forme du livre, quasi carrée, est révélatrice du choix de Walker Evans de ne privilégier ni le format paysage ni le format portrait. Ce parti pris est en rupture avec le livre d'artiste, la presse illustrée, et le photojournalisme. Ce livre s'inscrit dans l'actualité de « l'art moderne » et se démarque d'une catégorie précise (littérature, beaux arts...).
Walker Evans, American photographs, The Museum of Modern Art, 1938 |
Par ailleurs le poète Archibald Macleich publie, la même année qu' American Photographs, Land of the free : un livre où des photographies sont illustrées par des poèmes. Dès lors, le poète va renverser l'habituel rapport entre le texte et l'image. À l'origine, la photographie servait de commentaire au texte, mais le poète préfère mettre en avant la force des images. On remarque de nombreuses similitudes avec l'ouvrage de Walker Evans qui est très vite rattaché au contexte historique des États-Unis et associé à de nombreux ouvrages, dont les Raisins de la colère de John Steinbeck, sorti peu de temps après, en 1939.
Dans Walker Evans dans le temps et dans l'histoire, Jean-François Chevrier démontre que le livre de Walker Evans se différencie des autres ouvrages qui traitent du contexte de crise : premièrement, par le choix de son sujet – le photographe présente des petites villes des États-Unis, plutôt que le monde rural, preuve de sa position distanciée face à la crise. Deuxièmement, dans la création d'un ensemble visuel autonome qui évite tout commentaire, Walker Evans est en rupture voire en avance quant au rapport texte et image. Enfin, parce qu'il refuse toute compassion et se positionne contre toute démonstration qu'il considère comme des procédés de propagande :
« Montrer, pour lui, n'est pas démontrer, même s'il sait prendre position et enchaîner un propos. Il considère qu'un photographe ne doit pas travailler à apporter des preuves à l'appui d'une thèse. Il ne récuse pas l'intérêt des procédures d'enquête -plus sensibles dans la seconde partie du livre que dans la première-, mais il ne cherche pas à convaincre le lecteur, sauf des pouvoirs de la photographie. (…) Il se démarque du 'documentaire social' »2
Le titre American Photographs, comme les indexations des systèmes d'archives, désigne plus un contenu qu'un sujet. Ses photographies sont américaines parce qu'elle sont faites aux États-Unis et donc qu'elles montrent les États-Unis, porteuses du rêve de l'American Way of Life. Ce que nous évoque notamment la collection de photographies de maisons victoriennes présentes dans la seconde partie du livre. Dans cette manière de dresser le portrait de l'Amérique, Walker Evans peut être comparé à Charles Baudelaire et de ses Tableaux Parisiens3.
Ne suivant pas un axe thématique précis et rigoureux, Walker Evans éparpille ses centres d'intérêts et il lui faudra attendre l'aide lumineuse de son ami Lincoln Kirstein, alors directeur du Museum of Modern Art (MoMA) de New York, pour rassembler toute la matière qu'il avait amassée, et construire un discours clair. Il devient évident pour Walker Evans que c'est la notion même de style documentaire qui donne une unité à l'ensemble de son travail, notion qu'il distingue néanmoins de la fonction informative de documentation. Son but n'est pas de chercher à émouvoir ou toucher le spectateur, mais de rendre compte de la transformation culturelle du pays. Il s'est formé avec et dans la crise, et selon Jean-François Chevrier, il est celui « qui a le mieux négocié l'adaptation du langage moderniste des années 1920, en évitant le pathos néonaturaliste et les grands gestes de propagande qui ont marqué l'art et la littérature des année 1930. »4 C'est pourquoi, quand il expose au MoMA à la fin des années trente, il se positionne avant tout comme un anti-photojournaliste, ne milite pas pour un réalisme social qui serve la cause des travailleurs : « L'image photographique, dit la première séquence du livre, n'est pas le support d'un discours social. »5
Walker Evans, Torn Movie Poster, 1931
Walker Evans, Torn Movie Poster, 1931
Élaboré en deux parties inégales, American photographs donne à voir un ensemble de photographies qui semblent balayer la totalité de la vie américaine des années 1930, de l'habitant à l'habitat, que ce soit l'intérieur comme l'extérieur, jusqu'à des plans plus larges de paysages urbains. La première partie présente les images de gens, d'intérieurs, de rues et commence par six clichés : License-photo studio, Penny picture display, Faces, Political poster, Sidewalk and shopfront, Negro barber shop interior; qui amorcent pour Jean-François Chevrier une sorte de récit. Walker Evans semble poser d'entrée de jeu tous les élément avec lesquels il va jouer dans cette partie : alternant les types, les sujets et les plans et créant des mises en abîmes d'images – telle Torn movie poster – il construit de nouveaux espaces, à la fois celui de la ville qu'il anime de cette manière, et celui du livre.
Tout au long de son ouvrage, il module les changements de décors et les sauts dans l'espace, les jeux entre intérieur et extérieur, mais aussi entre présence et absence. Les images sont liées entre elles par un jeu exercé sur le seuil. La déchirure, l'entre-deux ou encore l'intervalle y sont autant de figures liminaires qui articulent les images entre elles, dans un effet de correspondance : « Le montage procède ainsi d'un jeu de glissements et de reprises, de déplacements et de condensations, qui associe alignement à stratification, surface et volume, juxtaposition et recouvrement »6
De plus on peut souligner dans la mise en page de Walker Evans la présence de séquences, aisément remarquable au passage d'une page à l'autre. Certaines de ces séquences se définissent thématiquement : l'automobile, le monument, la parade militaire ; tandis que d'autres débordent d'un simple thème : les divertissements populaires, la rue ou l'intérieur. Les portraits quant à eux, s'ils sont récurrents, ne constituent toutefois aucun motif selon Jean-François Chevrier ; ils acquièrent un statut ambigu, indéfinissable, quasi transitionnel, – de même que ce que le critique a nommé les traversées de ville. Elles sont souvent associées aux photographies de rue qui semblent en former le décor. Les scènes d'intérieur en revanche ne comportent que des traces de leurs habitants, vides de toute présence humaine, forment leur portrait en creux. Elles sont absentes dans la deuxième partie du livre qui doit constituer les archives de la mémoire collective et questionner l'architecture nationale largement inspirée de l'Antiquité classique. Walker Evans en observe et enregistre la variété et le rythme particulier :
« Depuis qu'il a photographié l'architecture victorienne de la Nouvelle Angleterre, selon des indications de Kirstein, en 1931, Evans n'a cessé d'interroger l'histoire du pays à travers son architecture. Il photographie les maisons telles des personnages rencontrés dans la rue ; isolées par une prise de vue frontale et un cadrage resserré. »7
1 CHEVRIER Jean-François, Walker Evans dans le temps et dans l'histoire, L'Arachnéen, Paris, 2010, p.8
2 Ibid., p.10
3 BAUDELAIRE Charles, Les Fleurs du Mal, Gallimard, Paris, 1996
4 CHEVRIER Jean-François, Op. Cit. Note 1, p.12
5 Ibid., p.23
6 Ibid., p.27
7 Ibid., p.40
7 Ibid., p.40
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