La question des superposition est l'objet de nombreuses
controverses : il s'agit avant tout de savoir si ces superpositions sont
l'œuvre d'une même personne, dans un temps donné. C'est pour M. Azéma, la
« cohérence » de l'ensemble qui permettra de répondre à cette
question. On pourrait également ne voir derrière ces multiplications de lignes
appelées superpositions qu'une volonté de revenir sur un travail
insatisfaisant ; à propos de la notion de superposition, M. Azéma
s'exprime en ces termes :
« [elle] se heurte en premier lieu à celle du
repentir. Bien entendu, nombreuses sont les œuvres paléolithiques qui
présentent des repentirs, il n'y a qu'à voir les tablettes gravées de La Marche
ou les panneaux foisonnants de la grotte des Trois-Frères. »
Toutefois,
il ne faudrait pas réduire le phénomène de superposition à la seule
manifestation du repentir. Comme l'évoque A. Marshack, les « contours
multiples » sont le signe d'une réutilisation de l'image dans le
temps : les reprises successives des représentations, parfois sur de très
longues périodes, seraient à la fois symboliques et rituelles. Mais M.
Lorblanchet suggère qu'il « peut s'agir de tracés cinétiques
instantanés exprimant d'emblée le mouvement, c'est-à-dire une représentation
symbolique de la vie d'un animal ». On s'aperçoit aisément de la
multiplicité des lectures quant à la notion de superposition ; notre
attention se porte en particulier sur la dimension temporelle propre à ces
figures de mouvement, qualité qui semble être reconnue par de nombreux
chercheurs. En essayant de « donner vie aux animaux », de les animer
donc, l'artiste paléolithique se confronte au mouvement et au temps nécessaire
à ce mouvement, cette vie animée. Comme modèle de la décomposition du mouvement
par superposition d'images successives, on peut commenter le cheval n°45 de
Lascaux: on note la présence de trois têtes et encolures qui sont
agencées de manière à reproduire la décomposition du mouvement vers l'avant,
comme pour illustrer l'agitation de la tête lorsque l'animal se déplace au
galop.
Lascaux, La salle des taureaux dans les années 1940.
La
seconde notion développée est celle de la juxtaposition, où l'on
reproduit plusieurs positions prises successivement dans le temps par l'animal,
les unes à la suite des autres et orientées dans la même direction suivant le
principe de la file. Comme pour le procédé de superposition, l'ensemble des images
doit former un tout cohérent. L'homme préhistorique « A-t-il voulu
décomposer le mouvement d'un seul animal en plusieurs images successives ou
représenter une file d'animaux en mouvement dans des positions reflétant une
succession dans le temps ? Peu importe, c'est l'idée même de succession
temporelle qui est ici fondamentale. » [1]
Selon M. Azéma, G. Prudhommeau a eu une
intuition comparable à la sienne dans les années 50 et s'est, lui aussi,
intéressé à la décomposition du mouvement animal dans l'art pariétal. Le
« Panneau des Cerfs Nageant » à Lascaux est sans doute l'exemple le plus probant d'une
décomposition du mouvement par juxtaposition d'images successives. On observe
que les figures peuvent se lire dans les deux sens, les têtes se lèvent plus ou
moins haut, les oreilles sont plus ou moins plaquées en arrière, et les yeux
semblent eux aussi être animés.
« Pour G. Prudhommeau, il 'donne de grands coups de
tête', cet auteur voyant dans ces 5 cervidés des animaux nageant. De son côté,
A. Leroi-Gourhan propose la même interprétation mais rajoute 'qu'on peut tout
aussi bien les imaginer passant la tête au-dessus des fourrés, car leur port de
tête est aussi celui du brame.»
Selon
G.Prudhommeau, le même procédé aurait été utilisé sur le Grand Plafond
d'Altamira : « Altamira semble avoir été un lieu de prédilection
pour les artistes sachant analyser le mouvement avec une grande précision.
Parmi les bisons debout de profil à gauche, nous remarquons deux phénomènes à
cinq pattes, l'un à trois pattes antérieures. Si on restitue par le cinéma le
mouvement de la patte antérieure droite, on s'aperçoit qu'il gratte le sol
comme le font si souvent les taureaux de combat dans l'arène. Quant à son
congénère, trois pattes postérieurs, la réanimation de sa patte droite ne le
fait pas du tout gratter le sol, mais taper du sabot, comme le taureau qui
piétine. »[2]
M.
Azéma, nous prouve à l'aide d'exemples pertinents que l'homme a su traduire
graphiquement la perception du mouvement, bien avant l'apparition de la
photographie. Par un tableau (fig.7), il nous montre l'évolution de l'image
animée dans l'histoire de l'humanité ; il puise des exemples dans la Frise
des Lions de La Vache, en passant par la Colonne de Trajan qui se déroule comme
une bande dessinée, pour arriver jusqu'aux croquis de Léonard de Vinci qui
reproduit la décomposition du vol des oiseaux. Ces sauts énormes dans le temps
nous font prendre conscience de la préoccupation constante qu'on eu les êtres
humains à représenter une image en mouvement. Aujourd'hui, la bande dessinée
serait l'héritage de l'art paléolithique car « la décomposition du
mouvement par superposition d'images successives y est régulièrement employée. »
En
inventant graphiquement deux processus de décomposition du mouvement : la
décomposition par superposition d'images successives et la décomposition par
juxtaposition d'images successives, l'homme préhistorique parvient à formuler
graphiquement la dimension du temps.
Afin de faire appel aux idées
introduites par M. Azéma dans ses travaux, nous allons proposer l'étude d'une
œuvre préhistorique qui détient les différents concepts relatifs à la
représentation du mouvement dans l'art pariétal. Cette étude de cas portera sur
« Le grand panneau » de la grotte Chauvet (Ardèche), et plus
spécifiquement sur l'épisode de chasse entre des lions et des bisons (volet
droit du Grand panneau). Cette scène fait partie d'une frise qui se
déroule sur plus de 10 mètres ou la plupart des espèces modèles sont
représentées (chevaux, lions, bisons...). Les représentations produites sur ce
panneaux sont très naturalistes et contiennent tous les principes de la
narration graphique : celle-ci sert à raconter et à traduire la vie de ses
animaux apparemment figés sur la paroi. Cette production incarne une véritable
mise en scène, qui a certainement été conçue dans son ensemble et dans le même
temps. Nous savons que dès les origines de l'art, l'artiste paléolithique s'est
préoccupé de donner vie aux modèles reproduits sur la roche, cette animation
concerne le corps de l'animal en entier ou l'une de ses parties. Ces mouvements
contribuaient à exprimer des actions, des comportements qui faisaient sens pour
les artistes-chasseurs de la préhistoire. À la lecture du volet droit du
« Grand panneau » de Chauvet, la notion de narration graphique est
évidente ; d'un premier coup d'oeil,
on observe un long déplacement de la droite à la gauche du panneau.
Ensuite, on remarque que des têtes de lions sont représentées en train
d'attaquer le groupe de rhinocéros. Au total, pas moins de seize félins sont
représentés et évoquent à chaque fois différents plans : certains sont
plus petits, plus lointains, d'autres au contraire plus proches. On arrive même
à percevoir que quelques uns semblent grogner ou rugir, ce qui fait directement
appel à l'étude des comportements proposée par M. Azéma ; l'artiste a rendu avec une grande pertinence l'état
d'agressivité des lions, qui s'apprêtent à bondir sur le troupeau : plus
les têtes se rapprochent de leur proie, plus on a l'impression qu'elles ouvrent
leurs gueules vers l'avant. Une convention graphique que l'on n'avait pas
encore rencontrée est ici mise en lumière par M. Azéma, celle de la
synecdoque :
« Pour exprimer cette ruée collective, les artistes
ont eu recours à une convention graphique, la synecdoque, qui consiste à ne
représenter qu’une partie d’une action pour l’évoquer dans sa totalité »
En effet, on voit bien qu'un seul animal est figuré en train
de courir sur le troupeau, mais cela suffit à représenter un mouvement
d'ensemble. On en vient maintenant à se demander si l'artiste a cherché à représenter
un seul lion et un seul bison en action ?
Dans ce cas, nous aurions affaire à ce que M. Azéma appelle la superposition d'images
successives, qui crée une décomposition du mouvement, et suggère ainsi une
action. N'oublions pas que le mouvement devait être restitué et accentué par
les torches qu'utilisaient les hommes préhistorique dans les grottes ;
c'est certainement en mettant en action ces torches que les panneaux
successivement éclairés s'animaient. De l'étude de ce panneaux, deux grandes
notions sont essentielles : la première est le principe d'animation
séquentielle, qui comme la
superposition d'images successives, est rattachée au cinéma. La seconde notion
est celle du système de narration graphique, comme les images juxtaposées qui
sont des séquences qui se succèdent, et qui ici fait appel à la bande dessinée.
Les artistes de la Préhistoire,
auraient inventé, au minimum
pressenti, le concept moderne de dessin animé voire de cinématographie. M.
Azéma a démontré cette hypothèse grâce à des techniques info-graphiques et
audiovisuelles qui lui ont permis d'animer des figures pariétales. [3]
[1] AZÉMA Marc, L'art des cavernes en action, t.II, Les animaux figurés. Animation et mouvement, l'illusion de la vie, Errance, Paris, 2010, p.436
[2] Ibid., p.440
[3] AZÉMA Marc, La préhistoire du cinéma : origines paléolithiques de la narration graphique et du cinématographe, Errance, Paris, 2011
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