Dans
la perspective de saisir toute la réalité de son époque, August
Sander photographie, selon un programme qu'il s'est établi, aussi
bien les gens, toutes catégories socioprofessionnelles, âges et
sexes confondus, que les paysages, du village à la grande ville
moderne. De ces fragments de réel qu'il agence en série, ordonne et
classe selon une vision personnelle du monde, il crée une
composition d'ensemble qu'il synthétise dans son projet Hommes
du XXe
siècle. Dans
une lettre adressée au professeur Stenger, datant de 1925, August
Sander détaille avec une grande précision sa méthode de
composition :
« Pour fournir vraiment
maintenant une coupe à travers l'époque présente et notre peuple
de l'Allemagne, j'ai regroupé ces clichés en portfolios : je
commence par le paysan et je termine par les représentants de
l'aristocratie intellectuelle. Ce parcours est doublé par un
ensemble de portfolios parallèles, qui illustre l'évolution du
village à la grande ville moderne » 1
D'après
la liste du concept originel de 1925, on sait que le photographe
allemand adopte une répartition de ses photographies en six
groupes : Le paysan, L'artisan, La femme, Les catégories
socioprofessionnelles, Les artistes, La grande ville. Puis s'ajoute
une septième partie qu'il nomme Les derniers des hommes. Ces
groupes sont subdivisés en différentes catégories ; dans le
groupe Le paysan figure par exemple L'habitant d'une petite ville.
Les portfolios qui se déclinent du monde paysan à l'aristocratie
donnent à voir une représentation typologique de la société.
C'est ce qu'August Sander nomme les « images archétypiques »2:
« Tous sont des types. Non
pas des types d'une seule génération, biologiquement parlant. On a
le vieux et le jeune […]
Il y avait encore des 'états', des professions, des classes, des
types ; […]
La sphère publique connaissait disputes et oppositions, menaces,
bruit et vacuité, crispations bornées sur l'ancien et
expérimentation hasardeuse des dernières nouveautés. Le passé et
l'avenir se disputaient le présent »3
Sa
méthode de travail, en incessante évolution, ainsi que la
monumentalité du projet ne lui ont jamais permis de conclure cette
œuvre, restée inachevée. Comme il l'évoque lui-même, il
s'agit d'un work in progress : « Aussitôt que le
travail sera terminé, si tant est que l'on puisse vraiment parler de
fin, je compte faire connaître l'ensemble par des expositions dans
les villes les plus diverses.»4 C'est
en 1927, au Kölnisches Kunstverein, avec les artistes du cercle de
Cologne, qu'a lieu la première présentation publique de ses
photographies, issues de ce projet. Celles-ci reçoivent un accueil
positif de la part du public, de la critique et les artistes, louées
comme œuvres d'avant-garde pour leur valeur intrinsèque de
documentation contemporaine. Dès lors, on sait qu'August Sander a
déjà accumulé un nombre conséquent et varié de clichés et en a
entamé le classement :
« On voit des familles de
travailleurs, des générations, des têtes de paysans aux traits
burinés, la femme moderne dans ses versions les plus diverses, de la
jeune fille bourgeoise à la dame orgueilleuse ; le gandin des
grandes villes, marqué par les plaisirs, presque féminin.
D'étonnantes têtes de Cologne, poètes, musiciens, savants, et pour
finir des images de la rue, des types de la grande ville :
mendiants, chanteurs dans les cours, réunions d'hommes. Le spectacle
de ces êtres humains saisis individuellement se rassemble en un
tout : les types humains du XXe siècle, le visage de
notre temps. » 5
Imogen Cunningham, August Sander, 1960
Dans
son projet, une seconde partie est réservée à la description de
l'environnement et de la société contemporaine : du village
jusqu'à la métropole la plus moderne. Il photographie les traces de
l'activité humaine dans le paysage : maisons, usines, routes,
lignes ferroviaires... Face à un programme
d'une telle envergure, August Sander se consacre dans un premier
temps aux portraits. Il accumule les prises de vues et simultanément
rédige des notes sur son travail. À la manière d'un archiviste, il
établit de longues listes, ordonnées, triées en groupes et en
subdivisions.
Son goût
pour les collections d'échantillons et les modèles de classement à
caractère encyclopédique – comme son projet
« Études,
l'homme »,
série qui montre les mains dans différentes positions – n'est pas
sans rappeler un protocole similaire adopté par Karl Blossfeld.
Cette neutralité quasi scientifique se ressent dans le traitement
précis et le cadre ajusté uniquement sur le sujet photographié.
L'écrivain
Alfred Döblin souligne cet aspect de l'oeuvre : «
De même qu'il existe une anatomie comparée, éclairant notre
compréhension de la nature et de l'histoire de nos organes, de même
Sander nous propose t-il la photographie comparée : une
photographie dépassant le détail pour se placer dans une
perspective scientifique. »6
En
outre, cet aspect se perçoit aussi dans le choix opéré par August
Sander pour les titres qu'il donne à ses photographies :
concis, il pointe la profession ou la classe sociale sans nommer
l'individu – quelquefois des initiales y sont apposées – ils
informent et participent au classement typologique mis en œuvre dans
Hommes du XXe
siècle. On trouve, par exemple : Jeune
paysanne,
Boxeur,
Conseiller
commercial A.v.G.
On ne s'étonnera donc pas que Walter Benjamin ait perçu – d'un
point de vue sociologique – Hommes du XXe
siècle,
un véritable 'atlas d'exercices'.7 Il
est intéressant de remarquer que, dans les années 1920, la plupart
des confères d'August Sander investissaient tous leurs efforts dans
la réalisation d'œuvres distinctes, uniques et isolées. Or, comme
le comprend vite August Sander, la photographie est en profonde
mutation : le développement de la reproduction illimitée, la
standardisation des formats dans la presse ou encore la
multiplication des moyens de diffusion permettent la mise en place de
séries homogènes et favorisent ainsi l'émergence d'un nouveau
rapport à la photographie. Les
photographies qu'il réalise, ordonnées avec beaucoup de minutie,
font apparaître des contenus et des correspondances qu'un cliché
isolé, même de qualité exceptionnelle, ne serait pas en mesure de
révéler. Dans une lettre datant de 1951, il souligne ainsi
l'importance de la série et de l'assemblage : « Il
en est de la photographie comme d'une mosaïque, laquelle n'acquiert
son caractère foncièrement synthétique que lorsque ses divers
éléments apparaissent assemblés. » 8
Le
projet d'August Sander consiste bien à créer un tableau de l'époque
par le médium photographique en se basant sur des
méthodes scientifiques. Ce qui implique automatiquement le travail
en série et la vision comparative :
« Comme l'individu isolé ne fait pas l'histoire de son temps,
mais caractérise l'expression d'une époque et exprime ses
sentiments, il est possible de saisir la physionomie de toute une
génération et de lui donner une expression photographique. Ce
tableau de l'époque sera encore plus compréhensible si nous
juxtaposons en série les clichés de types représentant les groupes
les plus différents de la société humaine.»9 August
Sander développera et précisera ses intentions photographiques lors
de nombreuses conférences, notamment au cours de « La
photographie comme langage international »10.
Pour
lui, photographie et langage sont deux notions liées dans leur
essence, c'est-à-dire en tant que moyen de communication entre les
hommes.
De plus il
déclare que son projet est une tentative pour établir un portrait
contemporain de l'Allemand, qui se construirait uniquement sur la
lumière. Construction qu'il qualifie de photographie exacte. Il
insiste également sur l'objectivité de la photographie qui n'est
pas une caractéristique inhérente à celle-ci: «
cela dépend de la position exacte de l'appareil et de la conscience
de l'exécutant, pour qui il est tout aussi possible de tromper le
spectateur que de reproduire exactement les objets »11
L'oeuvre complète
d'August Sander ne sera publiée qu'à titre posthume. Seuls les
prémices d'Hommes du
XXe
siècle seront édités
dans Visage de
l'époque, paru en
1929, avec une sélection de soixante photographies destinées à
donner un avant-goût de son œuvre entière. Peu avant sa mort, il
avait retravaillé son œuvre pour lui donner une mise en page digne
d'une édition. La recommandation, sur la manière de considérer et
de contempler ses photographies: « Voir,
observer, penser »12
qui décrit parfaitement sa démarche.
1
SANDER August au professeur STENGER Enich, lettre
du 21 juillet 1925,
musée Ludwig, Cologne
2
D'après SONTAG Susan, Sur la photographie, œuvres complètes
I, Christian Bourgois, Paris, 2008, p.89
3
MANN Golo, « Zu diesem Heft », dans Du,
Kulturelle
Monatschrift, n°225,
Zurich, novembre 1959 ; cité par SANDER August, Hommes
du XXe siècle – Analyse de l'oeuvre,
Éditions de La Martinière, Paris, 2002
4
SANDER August, lettre
du 21 juillet 1925 ; Op.Cit.
note 1
5
« Hommes du XXe
siècle. Une exposition photographique à Cologne »,
Rheinische
Tageszeitung, n°329,
mardi 29 novembre 1927
6
DÖBLIN Alfred, « Des visages, des images, en vérité »,
August Sander, Visage d'une époque, Schirmer/Mosel, Munich,
1990
7
BENJAMIN Walter, Petite histoire de la photographie,
Allia, Paris, 2012
8
SANDER August, SANDER Gunther, KELLE Ulrich,
Hommes du XXe siècle,
Éditions
du Chêne, Paris, 1985 ;
Lettre du 16.01.1951, à Abelen, en possession de G. SANDER
9
SANDER August, « Nature et
devenir de la photographie. La photographie comme langage
universel », 5ème conférence, feuillet 7, 1931 ;
document de la REWE-Biliothek, à la Photographische Sammlung/SK
Stiftung Kultur – August Sander Archiv, Cologne
10 SANDER
August, SIRE Agnès, CONRATH-SCHOLL Gabrielle, Voir, Observer,
Penser, Éditions Schirmer/Mosel, Munich, 2009, p.21
11
SANDER August, « Nature et
devenir de la photographie. La photographie comme langage
universel », Op.Cit. note 9
12
SANDER August, SIRE Agnès, CONRATH-SCHOLL Gabrielle, Voir,
Observer, Penser ; Op.Cit. Note 10, p.16
Wouhou
RépondreSupprimerCool !
RépondreSupprimerCitations pleines de réponses et de véritées... Merci !
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