En écho à l'article de Julie sur August Sander, cet article développe rapidement la démarche d'Eugène Atget, un autre père du style documentaire qui a notamment produit dans sa vie une somme incroyable de photographie, à partir de ce que Rosalind Krauss écrit dans Le Photographique (1).
Pour Krauss, cet exemple, qu'elle développe largement, intervient dans le débat d'un problème précis : peut-on et doit-on "légitimer", selon le mot de Peter Galassi (2), la photographie dans le système de l'art ? Il s'agit de s'avoir si l'oeuvre d'Atget est assimilable à l'oeuvre de n'importe quel autre artiste, ou si le corpus qu'il nous propose est trop vaste, ou trop incohérent.
En effet, Rosalind Krauss essaie de clarifier les concepts clés de l'art tel qu'il est (ou qu'il était, à cette époque) entendu : après avoir analysé le concept d'artiste, elle développe le concept d’œuvre, qui nous intéresse ici : l’œuvre, dit-elle, est entendue habituellement comme "le résultat d'une persévérance dans l'intention", elle a "un lien organique avec l'effort de celui qui la produit" : elle est cohérente. Au-delà des questions portant sur la sous-traitance de Matthew Brady ou sur les œuvres inachevées de la Mission héliographique(3), Rosalind Krauss interroge le sens global que l'on peut donner au corpus d'Atget.
Ce n'est qu'à la fin de la vie de ce dernier, vers 1925 (4), que les surréalistes commencèrent à porter sur son travail un regard esthétique. C'est d'abord dû, remarque Rosalins Krauss, à des interprétations fondées sur des visions partielles de l’œuvre d'Atget, qui celui-ci avait vendu au fur et à mesure de sa production depuis 1897 : certains appréciaient les rythmes d'accumulation répétitifs, d'autres les "collages", d'autres encore, sur la foi des nombreuses images où l'on voit Atget se refléter dans les vitrines qu'il photographie, privilégient une lecture auto-réflexive de l'oeuvre, d'autres enfin remarquent la symétrie de la composition...
Mais ce qui intéresse Rosalind Krauss, c'est de trouver une lecture totale des dix mille photographies d'Atget. Il est vrai, comme le reconnait aussi John Szarkovski dans une citation qu'elle donne, que le corpus d'Atget est extrêmement inégal, voire incohérent. Le conservateur essaiera de l'expliquer par des échecs esthétiques, par un apprentissage progressif de la photographie, par la cohabitation d'un travail de commande et d'un travail personnel qui serait meilleur, par un travail de recherche qui se satisferait aussi bien des photographies qui ne seraient "que" des documents...
Cette dernière explication semble déranger Szarkovski, note Rosalind Krauss, parce qu'elle serait susceptible de sortir Atget du domaine de l'art. Tout est donc rattaché à une "idée plus vaste que lui-même" qu'Atget aurait servi à travers son oeuvre ; il nous incombe donc de découvrir ce que peut être cette vaste idée, et quelle était l'intention d'Atget.
Pour cela, les chercheurs ont longtemps axé leurs questions sur la découverte du code dont chacune des dix milles plaques d'Atget est numérotée. Quand Maria Morris Hambourg a enfin découvert qu'il s'agissait de la systématisation d'un catalogue de sujets topographiques divisés en cinq grandes séries et de nombreuses sous-catégories (Paysages-documents, Paris pittoresque, Environs, Vieille France...), tout portait à croire que l'idée maîtresse était la recherche de la culture française, de l'esprit français, un peu à la manière d'August Sander. Cela expliquait par des raisons socio-esthétiques l'ensemble du corpus, y compris les images de nature qui pouvaient trouver du sens dans la relation nature/culture.
Pourtant, cette explication n'apporte pas d'éclairage pertinent sur l'ensemble du corpus. Il nous faut remarquer que la typologie d'Atget est issue du système de classement des bibliothèques, c'est-à-dire d'un système de type catalogue, ce qui le rapproche d'ailleurs de Marville(5), dont certaines images se rapprochent d'Atget : tous deux sont guidés par le même plan directeur documentaire.
Il semble par conséquent que le travail d'Atget soit le produit d'un catalogue, catalogue dont il n'est pas même la source et donc qui vide de sens le mot d'auteur. L'idée de catalogue répond aux nombreuses questions et incohérences : pourquoi Atget a-t-il photographié les mêmes lieux plusieurs fois, parfois à des intervalles de plusieurs mois voire plusieurs années, pourquoi certaines images semblent tout à fait incohérentes au reste ?
L'idée de catalogue peut expliquer tout cela puisque le catalogue produit ses propres exigences, les sujets précis qu'il veut photographier, les sujets lacunaires, les sujets répétitifs... Atget lui-même était un sujet de ce catalogue, et en aucun cas une conscience créative maîtresse d'une idée dominante.
Les concepts de catalogue et de document sont fondamentaux pour Rosalind Krauss qui les rattache à un nouveau statut de la photographie qu'elle essaie alors de fonder : le statut d'archive. Contre l'archive, remarque-t-elle, le MoMA et Maria Morris Hambourg ont été prêts à sacrifier la justesse et la cohérence de l'analyse pour faire entrer la photographie dans les catégories esthétiques déjà formées et déjà usées.
En effet, Rosalind Krauss essaie de clarifier les concepts clés de l'art tel qu'il est (ou qu'il était, à cette époque) entendu : après avoir analysé le concept d'artiste, elle développe le concept d’œuvre, qui nous intéresse ici : l’œuvre, dit-elle, est entendue habituellement comme "le résultat d'une persévérance dans l'intention", elle a "un lien organique avec l'effort de celui qui la produit" : elle est cohérente. Au-delà des questions portant sur la sous-traitance de Matthew Brady ou sur les œuvres inachevées de la Mission héliographique(3), Rosalind Krauss interroge le sens global que l'on peut donner au corpus d'Atget.
Eugène Atget |
Mais ce qui intéresse Rosalind Krauss, c'est de trouver une lecture totale des dix mille photographies d'Atget. Il est vrai, comme le reconnait aussi John Szarkovski dans une citation qu'elle donne, que le corpus d'Atget est extrêmement inégal, voire incohérent. Le conservateur essaiera de l'expliquer par des échecs esthétiques, par un apprentissage progressif de la photographie, par la cohabitation d'un travail de commande et d'un travail personnel qui serait meilleur, par un travail de recherche qui se satisferait aussi bien des photographies qui ne seraient "que" des documents...
Eugène Atget |
Cette dernière explication semble déranger Szarkovski, note Rosalind Krauss, parce qu'elle serait susceptible de sortir Atget du domaine de l'art. Tout est donc rattaché à une "idée plus vaste que lui-même" qu'Atget aurait servi à travers son oeuvre ; il nous incombe donc de découvrir ce que peut être cette vaste idée, et quelle était l'intention d'Atget.
Pour cela, les chercheurs ont longtemps axé leurs questions sur la découverte du code dont chacune des dix milles plaques d'Atget est numérotée. Quand Maria Morris Hambourg a enfin découvert qu'il s'agissait de la systématisation d'un catalogue de sujets topographiques divisés en cinq grandes séries et de nombreuses sous-catégories (Paysages-documents, Paris pittoresque, Environs, Vieille France...), tout portait à croire que l'idée maîtresse était la recherche de la culture française, de l'esprit français, un peu à la manière d'August Sander. Cela expliquait par des raisons socio-esthétiques l'ensemble du corpus, y compris les images de nature qui pouvaient trouver du sens dans la relation nature/culture.
Eugène Atget |
Il semble par conséquent que le travail d'Atget soit le produit d'un catalogue, catalogue dont il n'est pas même la source et donc qui vide de sens le mot d'auteur. L'idée de catalogue répond aux nombreuses questions et incohérences : pourquoi Atget a-t-il photographié les mêmes lieux plusieurs fois, parfois à des intervalles de plusieurs mois voire plusieurs années, pourquoi certaines images semblent tout à fait incohérentes au reste ?
L'idée de catalogue peut expliquer tout cela puisque le catalogue produit ses propres exigences, les sujets précis qu'il veut photographier, les sujets lacunaires, les sujets répétitifs... Atget lui-même était un sujet de ce catalogue, et en aucun cas une conscience créative maîtresse d'une idée dominante.
Eugène Atget |
(1) Krauss, Rosalind, Le Photographique, Paris, Macula, 1990, p.48.
(2) Galassi, Peter, Before Photography, New York, The Museum of Modern Art, 1981.
(3) On sait qu'un grand nombre de photographies de Matthew Brady ont en fait été réalisées par ses employés. On sait aussi que les quelques 300 négatifs de la Mission héliographique ne furent jamais publiés ni exposés par la commission, ni même jamais tirés.
(4) Eugène Atget est mort en 1927.
(5) Le travail de Marville précède celui d'Atget d'environ 50 ans.
(3) On sait qu'un grand nombre de photographies de Matthew Brady ont en fait été réalisées par ses employés. On sait aussi que les quelques 300 négatifs de la Mission héliographique ne furent jamais publiés ni exposés par la commission, ni même jamais tirés.
(4) Eugène Atget est mort en 1927.
(5) Le travail de Marville précède celui d'Atget d'environ 50 ans.
« Quand tout ce qu'on nomme art fut bien couvert de rhumatismes, le photographe alluma ses milliers de bougies et sa lampe et le papier sensible absorba par degrés le noir découpé par quelques objets usuels. Il avait inventé la force d'un éclair tendre et frais qui dépassait en importance toutes les constellations destinées à nos plaisirs visuels » Tristan Tzara
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