mercredi 4 avril 2012

Paroles de collectionneurs

La question du prix de l'art, de ses clients, de leurs trésors supposés excite toujours autant l'imagination des amateurs et des commères, presque autant que le salaire des sportifs, bien moins cependant par exemple que le prix de l'armement militaire (1). Il faut dire cependant que le secret qui entoure effectivement le monde de l'art est de nature à attiser les curiosités déplacées et creuses. La Lettre de la photographie publie pourtant ces jours-ci, à l'occasion de l'AIPAD Photography Show à New York (2) des entretiens avec de grands collectionneurs. Qu'y apprend-on en fait ?
Andreas Gursky - Tote Hosen
  La question du choix, d'abord : un mémoire récent de l'école Louis-Lumière (3) tendait à prouver qu'il existait d'incessants échanges entre les institutions de l'art, les critiques indépendants et le marché proprement dit. Or, la plupart des collectionneurs évoquent des choix très personnels, parfois impulsifs (voir Leon Constantiner ou W. M. Hunt(4)). Cela nous éloigne déjà considérablement de la figure légendaire du chasseur de tête ou du capitaliste fou, cherchant toute sa vie la non moins légendaire pièce rare et peu chère(5).

On découvre aussi un peu plus précisément la figure intime de collectionneurs, dont la position est toujours par définition entre l'obsession et la maladie, la plupart se construisant dans leurs achats une cohérence de collection très forte (6), correspondant assez bien avec ce "goût personnel" sans cesse évoqué, l'exploration d'une obsession, d'une folie pour un détail du monde (le regard, les formes, les hommes...).
Humphrey Hime - The Prairie, on the Banks of the Red River, Looking West
Bien sûr, l'on parle d'argent, dans ces entretiens. Si les réponses sont, comme l'on pouvait s'y attendre, assez pudiques, elles demeurent toutefois éclairantes à plus d'un titre, et notamment par leur disparité : Alice Sachs Zimet (7)évoque "l'approche du seuil" que, selon elle, partagent de nombreux collectionneurs : se fixant un seuil au-dessus duquel ils n'achèteront pas, ces amateurs ne regarderont alors pas les photographies comme "une pièce de collection ou un produit pour lequel vous savez que vous pourrez l'échanger ou le revendre". D'autre part, si Alice Sachs Zimet ou Jed Root(8) déclarent qu'un des succès qu'ils se reconnaissent est d'avoir su découvrir des artistes qui ont ensuite été hissés au plus haut par le marché, la plupart insistent lourdement sur le fait qu'ils ne font pas cela pour l'argent(9).
Irving Penn - Two Guedras
Jed Root précise d'ailleurs qu'il n'a jamais vendu une seule photo, et il est vrai que lorsque l'on essaie de réfléchir comme un vrai collectionneur ou que l'on met en rapport les collectionneur que l'on connait avec les collectionneurs d'art, on se rend compte que c'est un contresens complet d'imaginer un collectionneur acheter et revendre (David Kronn(10) : "je n'ai aucune intention de vendre la collection") comme un vulgaire spéculateur (dont il n'est pas question de nier la présence sur le marché de l'art, comme sur tous les marchés). Les réponses à ce sujet peuvent être très tranchées (Michael H. Berkowitz : "Je n'ai jamais acheté quoi que ce soit dans le but de les faire mettre sur le marché et de les vendre" ; Michael Feldschuh : "entreprise fade et n'a aucun intérêt"), pragmatiques (Vince Aletti : "99% de ce que j'achète a peu ou pas de valeur du tout, il ne s'agit pas vraiment d'une considération importante pour moi" ; Michael Feldschuh : "certaines des photographies auxquelles j'accorde le plus de valeur coûtent moins de quelques centaines de dollars") ou, enfin, cyniques (David Kronn : "j'avais tendance à acheter plus en fonction des photographie que je pensais avoir du potentiel lors des prochaines ventes aux enchères" ; Michael Mattis : "Montrez-moi un collectionneur qui affirme ne pas être concerné par la valeur de ses investissements, et je vous montrerai un menteur.").
Nicéphore Niepce - Point de vue du Gras
Se découpe aussi au fil des entretiens ce que l'on pourrait appeler une "éthique du collectionneur", aux antipodes justement des spéculateurs et des marchands (Leon Constantiner : "J'admire tous les collectionneurs qui ont un véritable amour, du goût pour la photographie et qui collectionnent avec passion, non pas simplement pour faire de l'argent rapidement")
Sugimoto - Marine

Tout ceci répond peu à peu à la question que l'on ne peut s'empêcher de se poser lorsqu'on pense aux collectionneurs, la question du pourquoi. La fonction décorative bien sûr ressort, notamment dans l'entretien de David Kronn : "Elles ont constamment été exposées dans mon appartement depuis leur achat". Une réponse plus surprenante est enfin apportée par Michael Feldschuh qui explique le rapport particulier qui se noue entre lui et les œuvres avec lesquelles il vit ("Je fais l’expérience de l'art d'une manière complètement différente").
Richard Avedon - Andy Warhol, artist, New York City 1969

 A considérer, bien entendu, la diversité des réponses. N'oublions pas aussi que ce sont des entretiens libres et visant peu à la contradiction, que les collectionneurs nous disent ce qu'ils veulent bien nous dire. Notons enfin que Leon Constantiner, qui se réclame tant de la pureté du collectionneur a vendu toute sa collection aux enchères en 2008, qu'il dit vouloir racheter.
De Kooning - Woman and bicycle
 
(1) En 1997, M. Michaud s'étonnait déjà dans La crise de l'art contemporain qu'on s'interroge sur un De Kooning à 30 millions de francs et pas sur un Rafale à 400 millions (p.74)
(2) Voir ici : http://www.aipad.com/
(3) Voir le mémoire de Renan Astier sur le site de l'école.
(4) Entretiens de W. M. Hunt et  Leon Constantiner
(5) Jed Root se qualifie même de "collectionneur passif"
(6) Le parangon de cette démarche est illustrée pour moi par le livre de W. M. Hunt L'oeil invisible, rassemblant une immense collection autour de l'absence de l'oeil.
(7) Entretien d'Alice Sachs Zimet
(8) Entretien avec Jed Root
(9) Le mémoire cité plus haut analysait aussi ce mythe de l'art comme un investissement financier rapide et sûr. 

3 commentaires :

  1. Il me semble que cet article ne pose la question de la bonne manière. Ce n'est pas ce que les collectionneurs disent qui importe, mais ce qu'ils font. L'exemple final, du collectionneur "désintéressé" qui revend sa collection aux enchères est à ce titre intéressant. Ainsi, faudrait-il chercher si les belles âmes interrogées n'ont pas un jour ou l'autre vendu un des fleurons de leur collection - pour en acheter un autre, un plus rare, un plus cher,ça va sans dire... On peut distinguer un premier comportement caractéristique : l'accumulation des objets dont chacun d'eux à une valeur intrinsèque. Il me semble qu'on n'est pas là dans la véritable collection.
    Cependant, nous connaissons tous des collectionneurs qui sont - dans leur for intérieur - bien convaincus que leur collection (c'est-à-dire l'accumulation en un lieu unique d'une série d'objets qu'on croit reliés entre eux par une unité de sens quelconque) a de la valeur du seul fait qu'elle est constituée : pour le collectionneur c'est la série même, l'intelligence de la série, c'est-à-dire aussi bien : l'intelligence qui choisit, discrimine et rassemble, qui confère de la valeur à la collection. Voilà le seconde comportement caractéristique, propre selon nous à l'esprit même de la collection. Ceci explique le nombre de gens qui vendent, après l'avoir longuement constituée, toute la collection d'un coup.
    Après quoi, tout le discours des collectionneurs, comme celui de tous les puissants du monde, n'est qu'un habillage qui vise à démontrer que cette puissance même est légitime, désintéressée, voire involontaire...

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  2. je pense que vous avez mal lu ce mémoire.
    Il n'y est pas décrit des "échanges" entre les institutions de l'art, le marché et les critiques, mais des relations, des interdépendances, ce qui est différent.
    En France les achats de l'Etat sont incessibles.
    Ensuite, le goût personnel des collectionneurs n'est pas nié, mais il s'établit le plus souvent dans un corpus de ce qui est donné à voir par les institutions et le marché entre autres.
    Bien mieux que par moi, tout cela est assez bien décrit par Raymonde Moulin qu'il faut s'empresser de lire afin peut être (ce que vous faites d'ailleurs en fin d'article) ne pas écouter les collectionneurs avec trop de candeur.
    Car enfin, le collectionneur a tout intérêt, surtout si il est connu, à affirmer son désintérêt pour la spéculation.
    C'est le cas également des galeristes, et des experts divers.
    Bien cordialement. RA.

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  3. Bonjour,
    les échanges dont je parle au début de l'article sont des échanges d'intérêt : comme vous le dites, le goût des collectionneurs s'établit en fonction de ce qui est montré et recommandé par les lieux de légitimations et ces instances sont à leur tour influencées par le marché.

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