lundi 21 novembre 2011

Bébête, Dada ?


Dada charrie dans ses eaux deux corps élémentaires : le mystère de son nom et les scandales qui y sont associés. De ces deux linéaments naissent des liens assez spontanés avec l'idée de bêtise. Le nom seul est en ce sens plus éloquent que toutes les légendes censées le justifier, éclairer ses origines (et dont la plus fameuse est celle du dictionnaire et du coupe-papier – mais on le sait, jamais un coup de dé …) il renvoie au monde de l'enfance, de l'infra-langage (in-fans), de la matière du mot - du mot qui est matière avec laquelle l'enfant joue ; qui est pure désignation. Bêtise originelle que n'informe pas le langage. Dada aussi, redondance, vase clos du signifiant qui est bégaiement, qui est, d'une autre manière, défaut d'éloquence, qui ne veut (peut) rien dire, « littéralement et dans tous les sens ».
 
Les scandales s'agrègent au nom (si bien que s'il dénote un mouvement artistique, il en est venu à connoter la déflagration du Scandale et son anti-conformisme). Scandale que sème dans la société bourgeoise du début du siècle dernier ce mouvement régressif, vil, violent, corporel – ce mouvement bête, qui fait surgir la bête tapie en nous[1], qui éprouve la résistance de la civilisation à ses propres tabous.

Picabia -  Fille née sans mère

Bête, une bête, Dada l'est vraiment dans sa volonté affichée de destruction absolue, à commencer par celle de l'Art, et de ses icônes. Dada sape scrupuleusement la notion d'Art par un recours permanent à la trivialité, à des matériaux vils, censément réfractaires à tout potentiel esthétique. Dada fait feu de tout bois ; envie de table rase, de ne plus rien laisser sur pieds : « balayer, nettoyer », dira Tzara[2]. Nihiliste, Dada ? Il le voudrait bien, mais il ne faut pas oublier que « le nihilisme intégral, en matière d'Art ou de poésie, n'existe pas. Toute destruction entraîne une construction. »[3] Ainsi, par sa volonté même de négation totalisatrice, Dada met en place les conditions de son affirmation. Si l'on s'en tient à la poésie : en ayant recours à des formes verbales dégradées (publicité, journaux, lieux communs) et par le principe de la libre association, Dada donne naissance à une langue absolument spontanée, libérée, in-correcte, im-médiate. Dada révèle le potentiel poétique d'une forme méprisée, ostracisée du langage verbal : le langage bête. Bête parce que primitif (on en revient toujours au nom …), primitif parce qu'impliquant deux horizons de notre être que l'on nous apprend soigneusement à canaliser, à évacuer – à civiliser : l'inconscient, et le corps, qui deviennent creusets, supports de l'expérience plastique et verbale. De cette manière, il parvient à « atteindre l'être dans sa cohérence, ou mieux, dans sa cohérence primitive (…) unité absurde seule originelle »[4].
 
Dada, en détruisant ce qui l'empêche, en « crevant l'abcès du subconscient », laisse remonter des bas-fonds de notre être ce qu'il contient de fondamentalement poétique, au sens de créateur. L'énergie destructrice de Dada est la voie vers ce qu'appelait de ses vœux le Cabaret Voltaire de Zurich : « l'art le plus nouveau », que la spontanéité de la bêtise déleste enfin de sa majuscule.


[1]« Et le Voreux, au fond de son trou, avec son tassement de bête méchante, s'écrasait davantage, respirait d'une haleine plus grosse et plus longue, l'air gênée par sa pénible respiration de chair humaine. » E. Zola, Germinal
[2]Manifeste Dada, 1918
[3]M. Sanouillet
[4]J. Rivière

7 commentaires :

  1. Un bel article sur Dada. Mais pourquoi cette pensée subite ?

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  2. Tous les trente ou quarante ans, l'avant garde "éclairée" de la jeunesse urbaine joue à se faire peur avant de percevoir l'héritage de papa qui l'attend, pour fondation d'un foyer et perpétuation des affaires. On a eu dada, les zazous, les babas cool, les punks, les indignés, comme avant eux les romantiques et leur dédain, Baudelaire et ses souliers rouges... Les révoltes, quand elles sont purement culturelles (je veux dire sans véritable squelette politique) font de petites vagues à la surface du temps avant de s'échouer dans lagarde et michard ou dans les livres d'art où elles laissent une élégante sédimentation irisée.

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  3. (article réalisé dans le cadre d'un séminaire "Écriture de la bêtise". L'embrayeur était : "Dada".)

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  4. Simon je vous trouve un peu injuste parce qu'on ne peut pas dénier aux dadas une certaine franchise et une certaine droiture dans leur lutte contre le système établi de l'art, contrairement à tout un tas d'avants-gardes si commerciales.
    De là à dire qu'ils ont inventé la révolte... personne ne le pense.
    Et je ne pense pas qu'il y ait beaucoup de poèmes de Tzara ou de Picabia dans le Lagarde, si ?
    Ne versons pas, s'il vous plait, dans l'idéologie politique qui aime tant à coller des étiquettes et des slogans à tout ce qui bouge et tout ce qui parle. La réalité est quelquefois plus complexe que le jeu politicien des partis.

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  5. Il ne parle pas forcément de parti celui qui parle de politique...

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  6. Celui qui parle de squelette politique parle souvent d'idéologie rabâchée et encore rabâchée, il parle des sentiers battus en dehors desquels on ne doit pas sortir...

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  7. Salut les potos, si ca vous interesse, vous dadaistes en diable et endiables, j'ai trouve ce site (que vous connaissez peut-etre) sur Jacques Rigaut :
    http://rigaut.blogspot.com/

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