Ensuite, les digressions dans Je m'en vais modulent le rythme du récit et sont surprenantes par leurs objets et par la manière dont elles sont intégrées à l'intrigue principale. On les analysera comme le passage d'un sujet mineur (la digression en question) au sujet majeur (l'avancée de l'intrigue). Le passage de l'un à l'autre, le moment de basculement crée une surprise car il y a généralement une distance très nettement ressentie entre le contenu de la digression et celui de l'intrigue. Ces digressions abordent des thèmes très divers, mais on en dégage plusieurs qui s'attachent à décrire des comportements animaliers, et plusieurs qui sont des descriptions géographiques (voire même géologiques). On s'attachera donc à donner un exemple de chacune de ces deux catégories.
a. Les digressions animalières
J'étudierai en détail la digression du début du chapitre 16, chapitre d'autant plus important que c'est celui où Ferrer rentre de son voyage, et que ce retour est en quelque sorte retardé par la digression.
Soit un lapin terrorisé courant au point du jour à toute allure sur une vaste surface plane herbeuse. Soit un furet nommé Winston qui poursuit ce lapin. Celui-ci, apercevant non loin le seuil de son terrier, s'imagine , l'innocent, qu'il est tiré d'affaire et que là est son salut. Mais à peine s'est-il engouffré, se ruant pour s'y réfugier tout au fond, que le furet lancé à ses trousses le rejoint dans cette impasse, le saisit à la carotide et le saigne dans l'obscurité. Puis en prenant son temps il le vide et se gave de son sang, ce dont témoignent de légers craquements de fractures et d'obscènes bruits de succion. Repu, aspirant à une sieste méritée, le furet s'endort ensuite à côté de sa proie.
Soit deux agents techniques des Aéroports de Paris qui patientent près de l'entrée du terrier. Lorsqu'ils estiment que cette sieste a assez duré, ils appellent plusieurs fois le furet par son nom. Winston reparaît au bout d'un moment, l'œil lourd de reproches et traînant le corps du lapin dans le cou duquel il a planté ses incisives comme des agrafes. Les agents techniques attrapent ce cadavre par les oreilles avant de renfermer le furet Winston dans sa cage. Se posant comme toujours la question du partage du lapin, la question de sa préparation, la question de la sauce, ils grimpent dans un petit véhicule électrique et s'éloignent entre les pistes de l'aéroport sur l'une desquelles vient de se poser le vol QN560 en provenance de Montréal et dont Ferrer débarque, assez endolori et courbatu par le décalage horaire. (pages 98 et 99)
L' expression « Soit... », utilisée dans les énoncés scientifiques, notamment mathématiques, place d'emblée le début du chapitre sous le signe de la généralité. D'autre part, cette description de chasse semble très loin du sujet des chapitres précédents, elle n'est reliée au sujet « majeur » que par le lieu de la chasse : un aéroport, d'abord désigné comme « vaste surface plane herbeuse », si bien que l'on ne comprend qu'il s'agit d'un aéroport que lorsque le mot est enfin présent. Malgré l'introduction généraliste des phrases par « Soit », le fait que le furet ait un nom ramène la digression à du particulier, à la description particulière de la capture d'un lapin par le furet Winston. On sort de la digression dans la dernière phrase, avec la proposition relative « sur l'une desquelles vient de se poser... » qui réintroduit le personnage de Ferrer et nous ramène à un sujet plus majeur. Le basculement est ici syntaxiquement sensible, il arrive quand commence la relative, on peut le délimiter dans la phrase, et c'est d'ailleurs souvent le cas.
On trouve aux pages 187 et 188 un autre exemple de digression animalière, Baumgartner sur la route voit passer un vol de cigognes, ce qui est l'occasion d'un développement sur la migration des cigognes, digression qui revient à l'intrigue du roman au cours d'une phrase, de la manière suivante :
Elles [les cigognes] prendront là un peu de repos, le temps de souffler un peu, de craqueter entre elles un moment, de zigouiller rats et vipères autochtones, à moins qu'une bonne petite charogne, sait-on jamais -cependant qu'en amont les deux beaux douaniers espagnols pouffent en se regardant. (page 188)
Comme précédemment, le retour à l'intrigue se fait au sein même d'une phrase, à l'intérieur d'une subordonnée, et l'on passe alors des cigognes (proposition principale) aux douaniers (subordonnée temporelle) qui viennent d'identifier Baumgartner.
b. Les digressions géographiques
Entre autres thèmes que développent les nombreuses digressions (de taille variable) du roman, plusieurs ont trait à la géographie. Nous étudierons à cet égard la digression de la page 206, digression sur le fleuve de Saint-Sébastien. Ferrer, qui a reconnu Baumgartner-Delahaye, après lui avoir offert un verre, lui propose d'aller faire un tour. Ils sortent donc, et s'engagent vers un des ponts qui franchissent le fleuve, ce qui est l'occasion de faire un développement sur ce fleuve.
Ce fort cours d'eau a beau se jeter continûment dans la mer Cantabrique, lorsqu'elle est trop puissante cette mer remonte le cours du fleuve, s'oppose à lui et l'envahit, l'eau douce étouffe devant tant de sel belliqueux. Puis ses vagues à contre courant, s'écrasant d'abord contre les piles du pont de la Zurriola et du pont Santa Catalina, s'apaisent ensuite au delà du pont Maria Cristina. Elles n'en continuent pas moins à secouer le fleuve qu'elles agitent plus en profondeur, font onduler comme des mouvements péristaltiques un ventre jusqu'au pont de Mundalz et même sans doute encore en amont. Ils s'arrêtèrent au milieu du pont et, comme ils contemplaient un moment la guerre livrée sous eux entre insipide et salé, comme Delahaye se souvenait fugitivement qu'il n'avait jamais appris à nager, une idée traversa l'esprit de Ferrer. (page 206)Ici le retour à l'intrigue se fait avec le commencement d'une phrase « Ils s'arrêtèrent au milieu du pont ... », mais le contenu de la digression est encore mêlé à la phrase, sous la forme d'une subordonnée temporelle « comme ils contemplaient un moment la guerre livrée sous eux entre insipide et salé ».
Une autre de ces digressions géographique concerne la difficulté à regarder les pôles, c'est donc plutôt au début du roman, dans le chapitre 11. Après la cérémonie de funérailles de Delahaye, après que Ferrer ait mystérieusement reçu les coordonnées de la Nechilik, il consulte alors son atlas :
Les pôles, chacun peut l'éprouver, sont les régions du monde les plus difficiles à regarder sur une carte. On n'y trouve jamais bien son compte. De deux choses l'une en effet. On peut d'abord essayer de les considérer comme occupant le haut et le bas d'un planisphère classique, l'équateur étant pris comme base horizontale médiane. Mais dans ces conditions tout se passe comme si on les regardait le profil, en perspective fugitive et toujours forcément incomplets, ce n'est pas satisfaisant. Ensuite on peut aussi les regarder par en dessus, comme vus d'avion : de telles cartes existent. Mais alors c'est à leur articulation avec les continents, qu'habituellement on voit pour ainsi dire de face, que l'on ne comprend plus rien et cela ne va pas non plus. Ainsi les pôles sont-ils rétifs à l'espace plat. Obligeant à penser en plusieurs dimensions en même temps, ils posent un maximum de problèmes à l'intelligence cartographique. Mieux vaudrait disposer d'un globe terrestre, or Ferrer n'en a pas.(page 68)
Le retour au personnage de Ferrer se fait brusquement, dans la proposition coordonnée « or Ferrer n'en a pas ». Ici encore le passage du sujet mineur, de la digression, au sujet majeur se fait au sein d'une phrase qui réunit harmonieusement le thème de la digression et l'avancée de l'intrigue. C'est là un des agencements de la narration qui produit de la surprise.
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