Ici(1), on se penchera plus précisément sur ce type de figures, parce qu'elles sont très nombreuses et jalonnent le roman de manière insistante. On entendra par comparaison une figure formée d'un comparé, d'un comparant et d'un motif dont le signifié comporte des propriétés communes aux deux (définition de Catherine Fromilhague dans Les figures de style). Les comparaisons sont si nombreuses dans le roman Je m'en vais qu'on peut tenter d'en établir un classement.
1. Les comparaisons qui mécanisent des éléments naturels
On trouve un certain nombre de comparaisons étonnantes dont le comparant renvoie à une technologie, alors que le comparé est un élément plus naturel, ce qui tend à tirer le naturel vers la technologie, à voir des phénomènes naturels comme des phénomènes mécaniques. Ces comparaisons sont en ce sens rarement à l'avantage du comparé, puisqu'elles renvoient le vivant à une mécanique, et font souvent sourire. On donnera à cet égard plusieurs exemples, dans lesquels on soulignera le comparant.
Pupille ponctuelle sur un iris vert électrique comme l'œil des vieux postes de radio, sourire froid mais sourire quand même, Victoire s'était donc installée rue d'Amsterdam. (page 37)
Ralentis par la charge, ils mirent beaucoup de temps à regagner Port Radium. Comme un cran d'arrêt qui se déclenche sans prévenir, de petites lames de vent acéré se levaient parfois pour couper leur élan [...] (page 77) D'ailleurs il [Ferrer] reprit bientôt ses esprit même s'il lui était actuellement impossible d'articuler un mot : ce n'était pas le noir qui envahissait l'écran comme un téléviseur qu'on ferme, non, son champ visuel continua de fonctionner comme enregistre encore une caméra versée par terre après la mort subite de son opérateur, et qui filme en plan fixe ce qui lui tombe sous l'objectif : un angle de mur et de parquet, une plinthe mal cadrée, un élément de tuyauterie, une bavure de colle à l'orée de la moquette. (page 144)
Fonctionnant comme les comparaisons précédentes, les comparaisons qui renvoient des éléments naturels à une domesticité ont tendance à les démystifier, à ôter aux éléments naturels ce qu'ils ont de grandiose, à les ramener à des banalités domestiques. Ce qui assez surprenant car c'est un point de vue posé sur la nature assez rare, dont le décalage fait sourire.
Ils [les icebergs] paraissaient cependant plus discrets, plus usés que leurs homologues antarctiques qui se déplaçaient pensivement en grand blocs tabulaires. Ils étaient également plus anguleux, asymétriques et tarabiscotés, comme s'ils s'étaient retournés plusieurs fois dans un mauvais sommeil. (page 33) Dans cette lumière avare, Ferrer croit comprendre qu'on abandonne à gauche la masse érodée de l'île Southampton, grisâtre comme un vieux tas de gravier [...] (page 47) Le couvercle gelé du lac avait commencé de se défaire par larges plaques aux contours simples, comme des pièces de puzzle élémentaire à l'usage des débutants et, au-delà, grands et petits, ruisselants sous le soleil pâle, se dandinaient une centaine d'iceberg. (page 89)
Ces comparaisons-là sont plus rares dans le roman, mais tout aussi décalées, et le comparant, s'il est un élément naturel, est aussi généralement quelque chose d'assez dérisoire : un galet, du brouillard, une toux, des gardons. On reste donc dans le même ton.
Mais, parallèlement à ça, la bonne [nouvelle] était que dans les poches d'un cadavre congelé, découvert par hasard et assez imparfaitement conservé, on avait trouvé parmi de vieux Kleenex raidis, froissés, compacts comme des galets plats ou des savonnettes en fin de carrière, un bout de papier portant un numéro minéralogique. (page 180)On constate ici que la comparaison tend à glisser à nouveau vers le domestique, avec l'image des savonnettes en fin de carrière. On oscille donc entre la nature (dérisoire) et un élément domestique (dérisoire lui aussi).
La vie de Baumgartner qui était ces dernières semaines assez effilochée, silencieuse et feutrée comme un mauvais brouillard, connaît un peu d'animation avec l'apparition de ce motocycliste rouge. (page 182)
Puis, une fois qu'ils [les conducteurs sortis acheter du tabac et de l'alcool détaxé] sont repartis, la route étranglée de feux rouges se convulse en embouteillage chronique, ils progressent par saccades comme une toux. (page 184)
[...] le marché se redresse à nouveau ces temps-ci, le téléphone s'est remis à sonner, les collectionneurs rouvrent un œil de saurien, leurs carnets de chèques jaillissent comme des gardons de leurs poches. (page 215)
Ces différentes sortes de comparaisons jalonnent le roman, en créant un réseau d'images inattendues et en faisant arriver le technologique et le domestique au sein de paysages naturels, et, plus rarement, l'inverse. Dans tous les cas ce ne sont pas des comparaisons attendues, rebattues, et elles surprennent constamment le lecteur.
(1) Ce texte est un fragment de mémoire de master intitulé "La poétique de la surprise dans le roman Je m'en vais de
Jean Echenoz".
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