samedi 5 novembre 2011

Écriture(s) de la bêtise

Quel lien peut-il bien exister entre la notion de bêtise et la chose littéraire, en particulier sur son versant stylistique ? Partons du mot. Si l'on compare les définitions du Littré et du Trésor de la langue française, il semble possible d'en dégager trois caractéristiques majeures :
  • l'ancrage dans une forme d'antériorité de l'être, de primitivisme (être une bête
  • la notion de manque, de lacune, de "défaut de" (jugement, intelligence, éducation ...)
  • le surgissement du bas corporel, la présence en filigrane d 'un arrière-plan sexuel ("elle a fait une bêtise ...")
 De ce substrat, les écrivains vont tirer différents partis. Ainsi Molière, dans son Tartuffe (I, 5), met en scène un discours bête, car inadapté, comme frappé d'un défaut de pertinence - l'expression de la bêtise bornée du personnage d'Orgon. Discours enfermé dans la permanence des mêmes répliques (in-sensées) - discours "tauto-logique", dira A.Roger, d'une suffisance (au double-sens d'autonomie, et d'orgueil) agressive. Mais ce faisant, Molière vise, par la bêtise de son personnage, une autre forme de bêtise (liturgique), de manière oblique ; pertinence du discours bête ...

Flaubert fait, quant à lui et c'est bien connu, de la bêtise le terreau de son œuvre, et d'une forme de bêtise bien particulière : la bêtise bourgeoise, doxale, "de l'air du temps" - dictature de la bêtise, en quelque sorte, bêtise qui s'ignore et qui croit être belle (ce que serait la sottise et son orgueil). Il dénonce son caractère suffisant, inébranlable (Thompson), et, dans son Dictionnaire des idées reçues, il la définit de manière plurielle, à travers diverses manifestations et épiphénomènes, comme vaine, ignorante, réactionnaire, pudibonde, versatile. Ce à quoi s'attaque Flaubert, c'est à la bêtise de masse (comme il existe aujourd'hui un tourisme, ou une culture de masse).

Mais au-delà de cette satire sociale, ce qu'il permet également de déterminant, c'est de penser la bêtise comme adjuvant stylistique (cf. L'Idiot de la famille) : par un retour à un certain primitivisme, il nous engage à considérer le langage d'un regard neuf, inédit, inouï, véritablement et pleinement idiot, et à nous appuyer sur la bêtise pour nous débarrasser des couches de savoir que l'on y a projeté, pour revenir à une sorte de matérialité première de la langue, à sa dimension corporelle, poétique - et intransitive. La bêtise est donc ici perçue comme un moyen d'envisager la langue d'un œil nouveau, et possède en ce sens un véritable potentiel poïétique. Elle cesse donc d'être une simple thématique, pour devenir une modalité esthétique.

Cette institutionnalisation de la bêtise poursuit son accomplissement avec A.Jarry, qui dans son Ubu Roi récolte ce qu'avaient semé ces illustres prédécesseurs en une sorte de synthèse, qu'incarne son personnage : retour à un état antérieur (personnage semi-humain, régressif), malséance ("Par ma chandelle verte !"), ignorance ("Je ne comprends pas !"), et surtout, richesse des multiples créations verbales (Jarry appréhende la langue comme un matériau à notre disposition et dont on doit se servir). De cette manière, le "Merdre !" inaugural a valeur de manifeste.

Tonitruant, il ouvre une brèche dans le champ littéraire, dans laquelle vont s'engouffrer les diverses avant-gardes jalonnant le XX° siècle, et bon nombre d'auteurs, de Tzara à Echenoz, en passant par Michaux, Queneau ou encore Perec.

1 commentaire :

  1. Il n'est peut-être pas inutile de distinguer la bêtise comme état inférieur de l'être - inapte à la raison et à tout ce qui est supérieur (la beauté, le bien etc.) d'avec la folie, qui elle est refus de la raison, et de la hiérarchisation du monde - et donc de la notion même de supériorité. Notons au passage que la hiérarchisation du monde est peut-être un des plus grands acquis de la sottise bourgeoise, experte en quantification. Ainsi, dans la littérature de la Renaissance notamment, l'imbécile c'est souvent celui qui fait semblant d'être raisonnable, qui essaie sans y parvenir d'agir raisonnablement, ou de donner une couverture rationnelle à ses passions. Il est en cela abondamment moqué par le fou (voir par exemple l'épisode du portefaix et du fol parisien qui paie le fumet du rôt par le son de la pièce dans Rabelais). Ce fou est, selon nous, dans l'espace littéraire, le signe du refus radical d'un ordre prétendûment rationnel. Contrairement à l'imbécile, il ne simule ni ne dissimule : il ne cherche pas à s'intégrer, à être à l'intérieur, il fait éclater au grand jour l'absurdité générale de l'ordre, des lois et des conventions. Là où l'imbécile est conformiste, toujours bien dans son temps, toujours à la mode, le fou est atemporel, celui qui reste dehors, qui dit non aux apparences, aux simagrées. Celui qui fait perdurer dans l'espace social, l'aspiration élémentaire à autre chose...
    Tout le paradoxe réside dans l'extraordinaire conformisme de certains de ceux qui dénoncent le conformisme. Tentés (et effrayés)peut-être par la rupture radicale de la folie, ils se consolent de leur lâcheté par une furieuse agressivité contre la partie la plus "réaliste" d'eux-mêmes... (Molière et ses petites pensions, Voltaire et son petit royaume suisse, Flaubert et son petit confort bourgeois...)

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