mardi 20 mars 2012

Histoire approximative de la bande dessinée : Les Origines, 4/5

Article précédent : Edmond-François Calvo

Hergé, bouquet final
Nous sommes en 1963, et le moment est venu pour moi de m'attaquer au monument Hergé, Georges Remi , père incontesté (et incontestable) de la bande dessinée franco-belge d'âge classique. Outre certaines séries plus mineures (Jo, Zette et Jocko, Popol et Virginie au pays des Lapinos, Les exploits de Quick et Flupke, Totor le boy-scout), il est mondialement connu pour ses Aventures de Tintin, reporter au petit XX°, dont la geste court sur plus 50 ans et 24 albums. Je ne me risquerai pas ici à aborder de front tout le massif, mais choisirai plutôt d'en prélever ce que d'aucuns s'accorde à qualifier comme son plus beau spécimen : Les Bijoux de la Castafiore.
Approche historique :
- Influences : Hergé rédige cet album en 1963, soit 34 ans après les Soviets. Il s'agit du 21° album de la série. À ce stade de sa création, nous sommes en droit de considérer qu'il n'a plus d'influences précises, si ce n'est sa propre œuvre. L'incroyable longévité de sa série fait qu'il finit par ne plus venir que de lui-même. C'est en ce sens que B. Peeters déclare : « Tintin ne peut donc se souvenir de rien, hormis des autres volumes de ses Aventures. Sa seule mémoire est une mémoire des albums. » C'est d'ailleurs dans ses albums précédents qu'Hergé trouve l'idée de son titre, et de son titre découle la totalité du récit. S'il n'avait pas introduit quelques 25 ans plus tôt le personnage de Bianca Castafiore dans un de ses récits (Le Sceptre d'Ottokar), et s'il avait cessé de l'enrichir, de l'étoffer de loin en loin au cours de divers épisodes (Les 7 Boules de cristal, L'Affaire Tournesol, Coke en stock), ces Bijoux n'auraient jamais existé. La série a généré le titre (l'envie de se confronter à ce personnage secondaire féminin, la volonté de ''faire parler'' son nom, de gloser sur ce fameux ''air des bijoux'' …), et le titre a tout naturellement généré le récit. Et c'est d'ailleurs vis-à-vis des albums précédents que je vais me pencher sur cette œuvre précise. Si l'on veut absolument trouver des influences extérieures à l'art d'Hergé, nous pouvons citer le cinéma burlesque, pour le comique du slapstick (cf Dupondt), Benjamin Rabier pour son art du dessin, et Alain Saint-Ogan pour son art de la bande dessinée.
- Innovations : En terme d'innovations, il faut rappeler qu'Hergé est le fondateur (indirect, inconscient) d'une école bien précise dans le champ de la bande dessinée : celle de ''la ligne claire''. Ce terme est employé en 1977 par Joost Swarte, auteur néerlandais, pour qualifier le style graphique d'Hergé. Mais au-delà d'une écriture, le terme peut être étendu à toute une esthétique, allant de la pure graphie, à l'économie générale du récit. L'élément caractéristique de cette esthétique est un souci permanent de transparence, de lisibilité, qu'il faut entendre plus au sens de netteté que de simplisme. J'entends par là que la ''ligne claire'' n'exclue absolument pas toute forme de complexité, mais que cette complexité ne doit pas être synonyme d'opacité, et qu'elle se joue à un autre niveau de la représentation (mise en page, relation texte/image). Sur un plan plus technique, la ''ligne claire'' se définit par certaines caractéristiques fondamentales telles que le contour systématique, un même traitement graphique des différents niveaux de la profondeur de champ, une homogénéité égale dans la valeur des plans, la régularité des strips, les couleurs en à-plats, l'absence quasi-systématique de récitatifs. On le voit, ces différents éléments visent tous à favoriser l'acte de lecture, à aider l'œil du lecteur plus qu'à lui opposer une certaine résistance. Il est libre ainsi de se plonger dans la complexité du récit.
  • Postérité : L'impact d'Hergé sur le microcosme de la bande dessinée est d'une importance telle qu'il est très compliqué d'en dégager une filiation précise. En un sens, nous pourrions dire que tout vient d'Hergé, tant chez ceux qui s'en réclament, que chez ceux qui s'en défient. Que l'on cherche à l'imiter ou à s'en démarquer, il est une sorte de ''passage obligé'' de la création ultérieure. Si nous devions tenter un parallèle douteux, l'on pourrait dire qu'il s'agit d'une sorte de Balzac (ou de Proust) de la bande dessinée. Si l'on veut néanmoins extraire de cette globalité quelques émules avérés, on peut citer Jacobs, De Moor, Cuvelier, Martin, Tibet, ou bien Swarte, évidemment. Encore aujourd'hui, l'un des plus dignes descendant de la ligne claire, celui qui a le plus participé à son renouveau en même temps qu'à sa continuation, est bien entendu le génial américain Chris Ware, qui montre avec son Jimmy Corrigan que la brèche figurationnelle ouverte par Hergé est encore loin d'avoir livrée toute son potentiel créateur.
Approche ontologique :
- Gestion de la page : Hergé est l'exemple type d'un principe de mise en page que nous trouvions déjà chez Töpffer, et que nous avions qualifié de rhétorique : les dimensions de la case se plient à l'action décrite. Ce type d'organisation, valable pour tous les albums de la série, se vérifie encore ici. En revanche, Les Bijoux systématisent un autre principe organisationnel de plus grande ampleur, et que T. Groensteen appelle ''tressage''. Troisième type de mise en relation des cases (après les opérations de découpage (linéaire, unité du strip) et de mise en page (tabulaire, unité de la planche)), le tressage a cette particularité de se mettre en place dans toute l'épaisseur de l'album (voire de la série) comme un réseau d'éléments, de motifs singuliers qui peuvent se répondre in abstentia, et qui créent des phénomènes d'écho pouvant être simplement décoratifs, comme puissamment dramatiques (ainsi, le bizutage du barde Assurancetourix constitue un phénomène de tressage tout au long des aventures d'Astérix le gaulois). Les Bijoux de la Castafiore sont en ce sens véritablement innervés par tout un tas de ces réseaux distincts, qui fonctionnent comme autant d'embrayeurs narratifs. Le lecteur attentif suivant la piste de ces discrets indices réalisera une lecture pleine, tant sur le plan diégétique que sur le plan symbolique. Car tout l'album repose en effet sur un nombre restreint de motifs, dont la combinaison et les infimes/infinies variations assurent la conduite du récit sur différents niveaux. Nous pouvons ainsi citer au nombre de ces motifs : les fleurs (roses, œillets, parterres et massifs), les oiseaux (pie, perroquet, hibou, rossignol(milanais)), les couleurs (vert/blanc/rouge = couleur du drapeau italien, patrie de la Diva), la musique et les musiciens (Igor Wagner, le pianiste, gammes, enregistrement, fanfare de Moulinsart), les chutes dans l'escalier (Nestor, Haddock, Tournesol, même Tintin !) les agressions de Haddock (morsures, piqûres, entorse), les brouillages téléphoniques (le marbrier Boullu, la boucherie Sanzot)… Autant d'éléments qui, si l'on y est suffisamment attentif, donnent au récit toute sa profondeur, sa densité. Nous verrons plus loin les implications narratives de ces différents réseaux.
- Écriture graphique : nous l'avons dit, le style graphique d'Hergé possède un nom (pourquoi s'en priver ?) : la ''ligne claire''. Toutefois, le principe de netteté, de lisibilité que nous évoquions plus haut n'aura de cesse dans cet album, d'être contesté. En effet, Les Bijoux se distinguent des autres albums en ce sens que le principe esthétique qui régit habituellement l'univers d'Hergé y est subtilement attaqué, déséquilibré, et ce à différents niveaux : notons d'abord que les scènes nocturnes, crépusculaires (jusqu'au noir absolu) se multiplient, contrastant avec l'habituel décor solaire (à tous les sens du terme) dans lequel évoluent d'ordinaire les personnages. Le clair-obscur, dont Hergé avait su se préserver, semble ici menacer les lieux et les personnages (net contraste avec la blancheur éclatante de l'album précédent, Tintin au Tibet). Les dialogues ensuite, qui, malgré la présence des Dupondt, avaient su conserver une forme de cohérence et surtout, d'intelligibilité (''à haute et intelligible voix''), sont ici pris dans tout un réseau de bruits et de brouillages, qui donnent un sentiment de cacophonie (onomatopées, gammes, rumeur journalistiques, enregistrements, borborygmes …). Hergé met ici en scène une communication qui ne fonctionne plus, et ce à tous les niveaux. Enfin, ce sont certains éléments du code graphique que l'on croyait indéboulonnables (trait de contours, cadre des cases) qui sont ici contestés : bulles noires, voire rondes !, et la fameuse et éloquente séquence du Supercolor-Tryphonar, dans laquelle Hergé fait preuve d'une audace graphique et chromatique inédite et stupéfiante (il va même jusqu'à abandonner son principe de mise en page rhétorique pour une organisation en gaufrier, soit la plus conventionnelle qui soit !), et que l'on ne trouvera plus jamais ailleurs. En définitive, toute l'œuvre paraît soumise à ce régime de parasitage, qui conteste violemment le principe de la ''ligne claire'' en ce qu'il s'était donné pour objectif de donner une vision du monde et des choses la plus nette possible. De ce point de vue également, Les Bijoux de la Castafiore apparaissent bien comme un album à part, qui repousse et questionne les codes soigneusement établis tout au long des 20 précédents albums.
- Dynamiques narratives : et cet aspect de l'œuvre, évidemment, n'échappe pas plus à la règle que les deux autres précédemment traités. Les Bijoux est un album atypique en ce sens qu'il remet en cause les deux notions fondamentales de la série, à savoir la notion ''d'aventure'', et le rôle joué par ''Tintin''. En effet, tout au long des 62 pages, nous ne sortirons pas du château, si ce n'est pour aller au village voisin de Moulinsart. Avouons qu'après avoir parcouru les cinq continents, le fond des océans, et jusqu'à la surface de la lune, ce cadre-là paraît bien peu propice à l'aventure ! (Spielberg et Jackson ne s'y sont d'ailleurs pas trompé, en ne l'adaptant pas). En fait d'aventure, nous n'aurons qu'un enquête policière à résoudre ; du moins c'est ce que nous croyons à la première lecture, mais l'album ne tarde pas, sur ce plan également, à nous décevoir : cette énigme (qui a volé les bijoux ?), qui met tant de temps à démarrer, va nous lancer successivement sur quatre fausses pistes (Wagner, les bohémiens, les paparazzis, l'inconnu du grenier), qui seront toutes démenties au fur et à mesure de l'album, pour se résoudre, quatre pages avant la fin, par un dénouement plutôt trivial, et qui a tout d'un gag, car le voleur s'avère être … une pie ! Voilà qui justifie l'un des phénomènes de tressage dont nous parlions précédemment : celui des oiseaux (la pie est présente au premier plan de la première case de l'album … la clé de l'énigme est donc donnée dès le début de ce qui, du coup, a tout les aspects d'une fausse intrigue policière). Quant à Tintin, si c'est à lui que l'on doit la résolution de cette énigme (qui n'est qu'un prétexte narratif), il est étrangement passif, absent du reste de l'histoire (on compte de nombreuses planches – une vingtaine – d'où il est absent, physiquement ou symboliquement); il va même jusqu'à tomber dans les escaliers ! La remise en cause de son statut de héros (on est loin du Reporter qui sauve le Monde Libre) doit porter notre attention sur les éléments que nous pourrions dire périphériques du récit, mais qui s'avèrent être son ''noyau dur''. En effet, la fragilité de Tintin laisse la place libre à l'épanouissement d'un autre protagoniste, en l'espèce, bien sûr, du personnage-titre. Nous pourrions disserter longuement sur le statut de la femme dans l'œuvre d'Hergé, et en particulier sur celui de la Castafiore. Nous dirons simplement ici qu'elle est le vrai cœur de cet album, qui se joue sur un plan plus symbolique. Ce qui justifie Les Bijoux, c'est la confrontation d'un univers exclusivement masculin (Tintin, Haddock, Tournesol, Dupondt, Nestor, même Milou !) à la Féminité, et notamment à cette féminité démultipliée qu'est la Castafiore tout au long de l'album (perroquet – oiseau encore –, disque – musique - , fleur : autant de réseaux précédemment cités) et qui, en ce sens, reste éminemment problématique.
Nous dirons finalement que cet album, c'est l'épreuve que fait l'univers hergéen (du dispositif jusqu'aux personnages) de la contamination, et sa capacité de résistance face à ces diverses invasions. En ce sens, le couple (impossible ?) Haddock/Castafiore peut être lu comme une métaphore de cette entreprise générale. Et c'est de la mise en regard (d'une complexité folle) de ces deux antagonistes que naît toute la saveur de ce que l'on est en droit de considérer comme le chef-d'œuvre d'Hergé.

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