Boulgakov resta longtemps considéré comme un auteur réactionnaire et antirévolutionnaire. S'il se revendique apolitique, il entretient cependant son appartenance à l'Ancien Monde, en témoigne son indéfectible nœud papillon et une écriture farcie de références aux grands auteurs, y compris Pouchkine qualifié alors de réactionnaire. Ce décalage assumé tient pour bonne part à son humour. Ainsi, il développe au fil de ses écrits,une tonalité éminemment satirique et un humour remarquable parmi les écrivains russes.
Couvert de sueur et suffocant, j'étais assis au premier rang et j'écoutais notre conférencier tailler des croupières au pantalon blanc de Pouchkine. Et quand, après avoir rafraîchi d'un verre d'eau sa gorge desséchée, il proposa en conclusion de balancer Pouchkine dans le poêle, j'ai souri. Je l'avoue amèrement, j'ai souri d'une manière énigmatique, le diable m'emporte ! Un sourire envolé, comment le rattraper ?
- Vous voulez intervenir comme contradicteur ?
- Non, je n'ai pas envie !
- Vous n'avez aucun courage civique !
- Ah, c'est comme ça ? Très bien, j'interviendrai.
Et je suis intervenu, le diable m'embroche ! Trois jours et trois nuits je m'y suis préparé. Assis près de la fenêtre ouverte, à la lumière d'une lampe coiffée d'un abat-jour rouge. J'avais sur les genoux un livre écrit par l'homme aux yeux de feu.
... La fausse sagesse vacille et se consume
A l'éclat du soleil de l'infinie raison... *
Il disait :
Reçois les calomnies avec indifférences. *
Eh bien, non, pas avec indifférence ! Non. Je vais leur montrer ! Je vais leur montrer ! Je menaçais du poing le noir de la nuit.
Et je leur ai montré ! Il y eu dans l'atelier une grande confusion. Le conférencier gisait, les deux omoplates clouées au sol. Dans les yeux du public, je lisais un muet et joyeux :
- Achève-le ! Achève-le ! (1)
Si la fin de sa vie est marquée par l'échec de sa carrière littéraire en URSS, son dernier roman Le maître et Marguerite dénote une puissance de création sans conteste. Au moment de sa découverte durant le dégel soviétique, ce roman apparait comme un espace de liberté où ne s'opère pas une simple inversion didactique des valeurs du régime. Les personnages atypiques de sorcières et de démons s'opposent aux héros soviétiques habituels, de plus sa réécriture de l'épisode de Ponce Pilate dans un contexte antireligieux prouve l'originalité et l'audace de son auteur. A l'épreuve de la censure, Boulgakov développe donc une fantaisie puissance, une folle imagination au secours d'un système violent et d'une bureaucratie inepte et étonnamment efficace à la destruction de l'homme.
(1) Écrits sur des manchettes, ibid p.94.
(2) Le Maître et Marguerite, trad. Claude Ligny, Robert Laffont, p.945 et sqq.
Une citoyenne pâle, en socquettes blanches et petit bonnet blanc à queue, qui avait l'air de fort s'ennuyer, était assise sur une chaise de rotin, près de l'entrée de la pergola ménagée dans la verdure qui grimpait le long du treillage. Devant elle, sur une simple table de cuisine, était ouvert un gros livre, semblable à un livre de comptes, sur lequel la citoyenne, on ne sait pour quelles raisons, inscrivait les noms de ceux qui entraient au restaurant. C'est par cette citoyenne que Koroviev et Béhémoth furent arrêtés.* Extraits de Chanson bachique et Le Monument de Pouchkine.
- Vos certificats ? demanda-t-elle en considérant avec étonnement le lorgnon de Koroviev et le réchaud de Béhémoth, ainsi que le coude déchiré de celui-ci.
- Je vous présente mille excuses, mais de quels certificats parlez-vous ? demanda Koroviev, l'air étonné.
- Vous êtes des écrivains ? questionna à son tour la citoyenne.
- Évidemment, répondit Koroviev avec dignité.
- Vos certificats ? répéta la citoyenne.
- [...] pour vous convaincre que Dostoïevski est un écrivain, faudrait-il que vous lui demandiez un certificat ? Prenez seulement cinq pages de n'importe lequel de ses romans et, sans aucune espèce de certificat, vous serez tout de suite convaincue que vous avez affaire à un écrivain. D'ailleurs, je suppose que lui-même n'a jamais possédé le moindre certificat ! Qu'en penses-tu ? demanda Koroviev à Béhémoth.
- Je tiens le pari qu'il n'en a jamais eu, répondit celui-ci en posant son réchaud à pétrole à côté du livre et en essuyant son front noirci par la fumée.
- Vous n'êtes pas Dostoïevski, dit la citoyenne déroutée par les raisonnement de Koroviev.
- Hé, hé ! Qui sait, qui sait ? fit celui-ci.
- Dostoïevski est mort, dit la citoyenne, d'un ton qui, déjà, manquait un peu de conviction.
- Je proteste ! s'écria Béhémoth avec chaleur. Dostoïevski est immortel !
- Vos certificats, citoyens, dit la citoyenne.
[...]
A ce moment, une voix contenue mais impérieuse prononça au dessus de la tête de la citoyenne :
- Laissez-les entrer, Sophia Pavlovna .
La citoyenne se retourna, stupéfaite. Dans le verdure du treillage venaient d'apparaître un plastron blanc d'habit de soirée et une barbe pointue de flibustier. Celui-ci accueillit les deux vagabonds suspects d'un regard affable, et alla même jusqu'à les inviter d'un geste à entrer. Dans le restaurant qu'il dirigeait, l'autorité d'Archibald Archibaldovitch était une chose avec laquelle on ne badinait pas. (2)
(1) Écrits sur des manchettes, ibid p.94.
(2) Le Maître et Marguerite, trad. Claude Ligny, Robert Laffont, p.945 et sqq.
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