samedi 24 mars 2012

Le tirage unique en photographie : Introduction - la photographie dans l'histoire de l'art contemporain

Article précédent : Le postmodernisme
Man Ray - Ma dernière photographie
Il est alors temps que j'aborde la discipline qui est la mienne, la photographie, et que je l'étudie à travers le prisme de l'art contemporain esquissé plus haut. Il faut d'abord dire que, bien entendu, dans toutes les périodes et tous les mouvements que nous avons dessinés, la photographie existait de différentes façons, dans des esthétiques et des mouvements plus ou moins bien identifiés, plus ou moins proches des mouvements artistiques évoqués précédemment.
Henri Cartier-Bresson

De manière aujourd'hui surprenante, le modernisme avait à son époque refusé à la photographie l'accès de plain-pied au modernisme (réflexivité, auto-critique...). Pour bien comprendre, il faut remettre en contexte ce jugement sans appel (comme souvent) de Greenberg : les années 40-50 sont les années Magnum, les années du photoreportage où la photographie est utilisée de manière transparente, littérale, tautologique qui ne montre que ce qu'il montre. Ainsi, la photographie serait incapable de prendre de la distance avec elle-même comme avec le monde qu'elle représente (voir l'article de Greenberg The Camera's Glass Eye) ; elle ne doit pas même y songer, sous peine de sortir de son rôle pour se prendre pour la peinture, tentation fatale pour laquelle le pictorialisme fut longtemps - et est encore - méprisé. Cartier-Bresson lui-même dans L'instant décisif affirme la valeur de document de la photographie  ; son rôle est l'inverse de la peinture au temps long : la photographie est instantanée, objective et rationnelle (1). Cette conception s'assoie bien sûr sur les théories indicielles de la photographie notamment défendues par Peirce et Barthes (2) et a pour chantre la figure tutélaire de Robert Capa.
Robert Capa - Le débarquement

La tradition américaine, moins engagée dans le photoreportage, définit très bien ce qu'on appelle la photographie moderniste (alors même qu'elle est exclue des concepts qui fondent le modernisme), notamment autour d'une exposition-phare montée par Szarkowski au MoMA en 1964, The Photographer's Eye. Sans adhérer totalement à la démarche, on ne peut que lui reconnaître une très grande clarté, et une grande puissance. Elle définit la photographie autour de grands thèmes  qui sont "La chose elle-même", "Le détail", "Le cadre", "Le temps", "Le point de vue" et autour de grands noms tels que Atget, Kertesz, Brady, Friedlander, Frank...

Mathew Brady - Civil War
 Ensuite, s'il y a peu de choses à dire sur les liens entre photographie et art minimal (si ce n'est que l'on assimile parfois les photographies des Becher aux sculptures minimales, mais cette interprétation a par la suite souvent été contestée), nombreux sont les artistes conceptuels qui ont utilisé la photographie dans leurs travaux. Pour ces artistes, la photographie était le moyen de rompre justement avec la grandiloquence du modernisme, avec la pureté et l'ambition démesurée de la peinture ou de la sculpture. La photographie était conçue comme un "anti-médium" et les photographes conceptuels ont par la suite reçu le titre d"anti-photographes" (3). Le paradigme duquel les artistes vont alors essayer de se distinguer sera celui de la photographie professionnelle et de tous les paramètres que l'on peut y rattacher : longueur et application au travail, cadrage, lumière, préméditation... Les artistes conceptuels, quand ils prennent eux-mêmes les images(4), le font le plus mal possible, ou du moins le plus possible comme des amateurs et non comme des professionnels. A ce titre, l'Instamatic de Kodak fut leur appareil phare (5) ; les artistes qui ont marqué cette mouvance sont Ed Ruscha (et son célèbre et fondateur livre "Twentysix Gasoline Stations" dans lequel l'auteur décide de photographier aléatoirement 26 stations essences sur la route 66), Douglas Huebler et Mel Bochner. L'on considère souvent que la photographie était simplement un document pour ces artistes (au nom de quoi, comme nous l'avons dit plus haut, ils ne feraient d'une certaine manière que prolonger la tradition moderniste), documents représentant le résultat ou le déroulement d'une performance à la manière des actionnistes viennois, mais des artistes ont par exemple parfois fait le parallèle entre la photographie et les readys-made de Duchamp. L'analogie est en effet tentante : tous deux ne créent rien, mais se saisissent d'une réalité "pré-existante" pour la souligner, l'interpréter, l'exposer ; de là de nombreuses pratiques de la photographie prélevant "au hasard" des éléments de la réalité, comme Ed Ruscha pouvait le faire (6). Ces pratiques posent de lourds problèmes quant à la révolution qu'elles impliquent dans notre conception de l'art : où est alors l’œuvre d'art ? Est-elle dans le cliché photographique, dans le lieu ou l'objet original ? Peut-elle être dans les deux ? Dans aucune ?
Ed Ruscha - Twentysix Gasoline Stations - 1963

Ces démarches s'insèrent déjà en un certain sens dans le postmodernisme, qui utilise énormément la photographie(7), d'abord pour la même raison que celle évoquée plus haut : pour résister, pour s'opposer, au modernisme. Cela peut pourtant prendre une dimension supplémentaire qui n'était pas nécessairement présente dans l'art conceptuel, qui s'intéressait strictement à des questions d'ordre esthétique : la signification politique de tel ou tel médium. La photographie apparait alors comme un médium relativement neuf, à l'histoire encore vierge et qui n'est pas dominée par les artistes classiques, et en l’occurrence les artistes hommes. Nous avons déjà parlé de la photographie comme d'un ready-made, certains photographes post-modernistes appliqueront cette conception aux œuvres d'art elles-mêmes : c'est ce que fait Sherrie Levine, déjà évoquée dans un précédent article, avec les photographies de Weston, Evans... Qu'est-ce qui ressemble plus à une photographie qu'une autre photographie ? S'il est si facile de reproduire ces photographies, comment peut-on les considérer comme des objets d'art ? Ces questions attaquent radicalement le statut de l'art et la domination masculine de l'histoire. Pour sa part, Cindy Sherman rejoue les stéréotypes de notre société, de notre culture cinématographique à travers des séries très fournies d'autoportraits qui n'en sont pas dans la mesure où ils ne nous informent en rien sur l'intériorité de la personne réelle ; ces jeux sur l'identité, coquille vide, sur l'image, l'apparence, en tant que finalité de la personne et sur la répétition d'un même thème ad absurdum (8), cette application à dessiner les petites histoires (9) tendent à montrer Cindy Sherman comme une artiste postmoderne. D'ailleurs, à propos de petites histoires, on pourrait citer de très nombreux photographes des années 90 qui se concentrent sur l'intimité, le presque-rien, l'anecdotique, la plus connue - et la plus talentueuse - d'entre eux étant certainement Nan Goldin.

Richard Prince


(1) André Rouillé, "Photographie et postphotographie", in 1955-1995 : La photographie, une aventure contemporaine. p.81. Il y aurait d'ailleurs une analyse à faire sur ce changement récent de paradigme : alors qu'elle a longtemps été le médium de la vitesse, et alors que le numérique bat à ce niveau tous les records, la photographie est récemment devenue la marque même de la lenteur, de la maturité, du poids par rapport à la télé et à la vidéo.
(2) Aujourd'hui, cette conception selon laquelle la photographie serait une trace, une empreinte du réel, est remise en question par plusieurs penseurs, notamment André Gunthert sur son blog.

(3) D'après le terme de Nancy Foote, dans un texte reproduit dans "The Last Picture Show"
(4) Ed Ruscha a par exemple envoyé un photographe professionnel faire les photos pour Thirtyfour Parking Lots in Los Angeles, de même pour Spiral Jetty de Robert Smithson ou encore Le saut dans le vide d'Yves Klein.
(5) Voir l'article "Sous l'emprise de l'Instamatic" de Katia Schneller sur Etudes Photographiques
(6) Pour aller plus loin, lire l'article de Margaret Iversen "Auto-maticity : Ruscha and performative photography" dans Photography after conceptual art qui analyse notamment plus profondément le lien qu'entretenait Ed Ruscha avec la photographie, considérée comme le résultat nécessaire et incertain d'une expérience dont on aurait posé les règles préalablement (Voir l'article de Margaret Oversen dans Photography after conceptual art intitulé "Auto-maticity : Ruscha and performative photography").
(7) "Que la photographie ait renversé les citères de l'art est un fait que le discours du modernisme a trouvé utile de réprimer, et il semble que nous puissions dire avec justesse du postmodernisme qu'il constitue précisément le retour de ce qui était réprimé." Crimp, Douglas. «The Photographic Activité of Postmodernism.» October vol.15, Hiver 1980: 91-101.
(8) Ce qui différencie notamment Cindy Sherman d'autres artistes, c'est le fait que cette répétition, très commune dans l'art, ne cherche pas même à aboutir à quelque chose de plus profond, de plus vrai, de plus beau. Ce qui est répété, pourrait-on dire, c'est la répétition elle-même.
(9) Jean-François Lyotard analyse la perte des grands récits comme l'avènement de la condition postmoderne.
Nan Goldin

Aucun commentaire :

Enregistrer un commentaire