Rodolphe Töpffer, un précurseur de génie.
Né le 31 janvier 1799 à Genève et mort le 8 juin 1846 ; auteur de roman, professeur, atteint d'une grave maladie des yeux, à cause de laquelle renonce à la peinture, pour notre plus grand bonheur. Il est l'auteur de sept ''histoires en estampes'', qu'il rédige à partir des années 1820 (Les Amours de Mr Vieux-Bois, 1825), mais qu'il publie seulement une dizaine d'années plus tard (1837 pour ce même titre).
Approche historique :
- Origines : Si la bande dessinée vient de Töpffer, Töpffer, lui, d'où vient-il ? On peut relever l'influence déterminante de deux disciplines distinctes : la physiognomonie et l'art de la caricature. La physiognomonie d'abord, ainsi qu'en atteste son Essai. Discipline fondée par Lavater, qui la définit comme une « science qui lie l'intérieur à l'extérieur, la surface visible à ce qu'elle couvre d'invisible » ; Töpffer en fait un usage beaucoup plus pragmatique : elle est une base de travail pour ses histoires, une sorte « d'outil », au même titre que la perspective, notamment dans le travail de ses personnages, qu'il veut les plus expressifs possibles. La caricature et l'imagerie populaire ensuite: Töpffer subit l'influence massive du travail d'Hogarth, caricaturiste anglais, et des images dites d'Épinal, qui bien que fonctionnant sur le principe des images uniques, sont disposées côte-à-côte, et constituent en ce sens un des premiers multicadre (je reviendrai plus loin sur ce terme). On retrouve en effet dans son œuvre un souci constant de simplicité et d'expressivité, mis au service d'une potentielle dénonciation. À ces deux disciplines constituées s'ajoute une influence paternelle (peintre et caricaturiste), plus diffuse mais non moins déterminante.
- Innovations : Töpffer récupère l'énergie du trait et la dimension satirique des caricatures, mais l'investit dans une forme nouvelle. Là où les cycles d'images d'Hogarth fonctionnaient selon le principe de l'image fixe, lui va adopter un principe d'image multiple : de cette manière, il met en place ce qui encore aujourd'hui est considéré comme la caractéristique fondamentale du médium : la séquentialité. On passe du cycle d'Hogarth (où la série de gravures faisait sens de manière globale, mais où chacune était également déchiffrable de manière indépendante) à la séquence, qui fonde la « littérature en estampes ». On entre dans l'action progressive; là où la peinture classique, dans ses efforts narratifs, œuvrait à une forme de condensation, Töpffer opte au contraire pour une forme de déploiement. Il apporte ainsi aux arts visuels une nouvelle dimension : le temps, et avec lui, la possibilité narrative. Autrement dit, le déploiement des images dans l'espace de la page remplace la condensation des détails dans l'espace du tableau. L'image-une est devenue une image-multiple. Ce nouveau type d'images modifie plusieurs choses, et la mise en commun de ces modifications va permettre de fonder la bande dessinée : le rapport texte/image (l'image étant narrative, le texte n'est plus prioritaire, essentiel, et peut s'en tenir à des effets de relance et de contrepoint), la nature du trait (sobre et expressif) et le minimalisme des images (qui ne sont plus obligées d'être surchargées de détails pour ''dire'' quelque chose), et le passage d'une unité de référence unique (le cadre du tableau) à une unité de référence globale (la page – l'album).
- Postérité : Töpffer eu quelques suiveurs immédiats, puis, par tâche d'huile, la littérature en estampes (qui devient quelques cent ans plus tard la « bande dessinée ») devient un genre pérenne. Parmi les plus illustres continuateurs, on peut citer Cham, qui adapta l'œuvre de Töpffer dans le domaine français, ou encore Nadar, qui se situent tout deux dans une vraie tradition post-töpfferienne. La véritable rupture s'opère avec Christophe, à la fin du XIX°, qui modifie à tel point le dispositif médiatique que l'on ne peut plus y retrouver un quelconque héritage töpferrien. Ce qui ne s'appelle pas encore la bande dessinée entre alors pour 75 ans au moins dans une toute autre époque, dont les trois principales caractéristiques seront : la publication par épisode, dans un support de presse, à destination de la jeunesse.
Approche ontologique : je distinguerai ici différents niveaux d'entrée dans l'œuvre, correspondant chacun à l'un des paramètres les plus importants du « langage » de la bande dessinée, à savoir : la gestion de l'espace de la page (qui implique une gestion du temps, la bande dessinée pouvant être considérée comme un art de l'espace métamorphosé en durée), l'écriture graphique (tant d'un point de vue technique que compositionnel), et enfin les structures et enjeux narratifs (et la place qu'y tiennent les rapports texte/image).
- Gestion du multicadre1 : Si l'on considère d'abord l'articulation des vignettes au sein de cet espace (la planche), il faut remarquer que chaque page ne contient qu'un seul strip : l'organisation du multicadre relève donc essentiellement de l'opération de découpage (mise en séquence), on ne peut pas encore véritablement parler de mise en page. On s'aperçoit ensuite que leur hauteur ne varie pas, que les strips ont toujours le même format. En revanche, le nombre de vignettes qu'ils contiennent varie, dans la mesure où chacune s'adapte au contenu (le représenté) qu'elle enferme : nous dirons donc avec B. Peeters que nous sommes en présence d'une organisation des vignettes de type rhétorique : la case est le lieu de vie du personnage, et s'adapte dès lors à ses dimensions. Töpffer centre en effet ici l'ensemble de ses cases, et organise leur composition interne, autour de la figure du personnage éponyme, Mr Vieux-bois. Les cases vivent à son rythme. La répétition systématique de certaines vignettes signalent en outre un schéma actanciel immuable, marquant l'œuvre d'une certaine circularité, qui vient rompre la linéarité (vectorisation du dispositif). L'absence de gouttière entre les vignettes, et la permanence du héros, assurent une certaine fluidité de lecture : les cases s'enchaînent rapidement, on passe de l'une à l'autre en compagnie du personnage. Le dispositif de l'album peut donc s'assimiler à celui d'un long bandeau déroulant, que seul viendrait interrompre la tourne de la page.
- Écriture graphique : le dessin joue un rôle moteur dans l'entreprise de création de Töpffer : nous pourrions en ce sens parler d'un dessin « narratif ». Ce qui permet à ce dessin d'assumer sa fonction narrative est son expressivité (on retrouve la physiognomonie). Töpffer privilégie en ce sens beaucoup plus le « dessin d'idée » au « dessin d'imitation », s'inscrivant dans une tradition de retour au primitivisme, à l'archaïsme, dont le modèle sont les « petits bonshommes » de Pompéi, tout autant que ceux des marges des cahiers d'écoliers. « Tout est préférable à la froideur », dira-t-il, et la simplicité est souvent le meilleur moyen d'être expressif (« loi de Töpffer », Gombrisch). Il privilégie en ce sens le trait à la couleur ou au relief. Il vise à la plus grande clarté, au dépouillement graphique, dans un souci permanent d'être immédiatement compris (on verra plus tard ce que cette démarche à de commun avec la ''ligne claire'' d'Hergé).
- Dynamiques narratives : dans sa conduite du récit, Töpffer insiste sur un aspect fondamental de ses « histoires en estampes » : leur nature mixte. L'image prend vraiment en charge le récit, au même degré que le texte. On sort du principe illustratif (cf Grandville), où une légende indique ce qui doit être lu dans l'image; autrement dit, on s'extrait d'un régime de subordination de l'image au texte pour entrer dans un régime de complémentarité. Textes et dessins sont issus d'une même tête (conception) et d'une même main (exécution). L'art de la prose et l'art du dessin se produisent dans la simultanéité d'une même individualité chaleureuse. Notons tout de même que Töpffer accorde plus d'importance à la dynamique du dessin, qu'il dote d'une plus grande puissance d'engendrement, qu'à celle du texte. Le récitatif, placé en bas de case, opère plus généralement sur le modèle de la relance, du contrepoint comique ou ironique, et l'histoire pour suivre son mouvement pourrait presque se satisfaire du dessin. Ce que l'on perdrait alors, ce sont les subtils entrelacs du texte et de l'image, qui donnent à l'œuvre tout sa densité – et, partant, son intérêt. On notera que dans ce principe de libre échange, les bulles sont absentes, ce qui constitue la seule vraie lacune du programme de Töpffer, le seul élément clé de la bande dessinée qu'il n'a pas inventé. Pourtant, les bulles sont déjà présentes chez les caricaturistes anglais du XVIII° (speech balloon, Gillray) Pour qu'elle fasse sa première apparition en France, il faudra attendre Alain Saint-Ogan, et son Zig et puce, en 1925. Le texte s'inscrit donc dans des récitatifs, sous chaque case. Aucune case n'est muette, et on ne trouve aucun discours direct : le récit entièrement pris en charge par un narrateur. Texte et image sont tracés d'une même main et inclus dans un même espace, celui de la case; Töpffer insistait beaucoup (cf. recommandations à Cham) pour que le texte soit pris dans le cadre, et non relégué dans les marges (il opérait ainsi une discrimination beaucoup moins importante que celle que commettra Christophe). L'écriture manuscrite permet également de transcrire le mouvement, l'expressivité du corps (autant d'enjeux centraux de l'esthétique töpferrienne) : la matérialité est donc le vrai point de jonction entre texte et image dans l'œuvre de Töpffer. D'un point de vue plus thématique, l'œuvre s'apparente à une satire de la petite bourgeoisie (on peut donc voir en Töpffer le père de la veine satirique du comics francophone, qui se perpétue jusqu'à aujourd'hui, et dont Reiser, Wolinski ou encore Brétécher sont les plus notables représentants), en particulier des exagérations de l'amour romantique. Il joue notamment, par la répétition des mêmes formules, parfois à des intervalles très rapprochés, de l'hybridation mécanique/vivant (cf Bergson). Plus généralement, nous pourrions dire que son œuvre se développe « en arabesque », de son propre mouvement, autour d'un centre vide : il n'y a pas de véritable propos à l'œuvre de R.Töpffer (« panneau central manquant ») : on est dans le Witz le plus pur, et nous tenons certainement là une des raisons pour laquelle ces « sottises » ont tant plu à Goethe.
Töpffer crée donc un art visuel narratif, parce que séquentiel. L'équilibre simple de ses planches (qui en assure le déchiffrage et l'accessibilité), le rythme de ses récits et l'expressivité de son trait lui permettent d'asseoir les ambitions théoriques qu'il nourrissait pour ce nouvel art, et lui assure une fortune pérenne. Comme le disent T. Groensteen et B. Peeters, « après Töpffer et grâce à lui, la bande dessinée se développe ».
1Le multicadre désigne l'ensemble des vignettes en situation de co-présence, formant une grille variable dont on peut considérer qu'elle constitue l'essence du dispositif de la bande dessinée. L'organisation de ce multicadre est le résultat de deux opérations distinctes : le découpage, qui est l'opération à proprement parler de mise en séquence des différents éléments diégétiques : quels éléments vais-je décider de prélever dans le continuum du récit, afin de les cadrer (au sens fort que ce terme peut avoir en bande dessinée) ? Et la mise en page, qui est la disposition de cette séquence dans l'espace de la page. Nous dirons que le découpage gère l'enchaînement des vignettes, et que la mise en page gère leur distribution.
Un contemporain de Töpffer, bien qu'arrivé un peu plus tard, pourrait aussi être vu parmi les précurseurs :
RépondreSupprimerGustave Dorée (1832-1883)