samedi 3 mars 2012

Le tirage unique en photographie : Introduction - le modernisme

Georges Braque - Violon et cruche
Étudiant la photographie contemporaine, je ne peux m'empêcher de faire remonter mes analyses à un moment particulièrement important dans le développement postérieur de l'art, l'après-guerre aux États-Unis. Au commencement, en effet, il y aurait le modernisme. Mouvement artistique, si l'on peut l'appeler ainsi, dont Clement Greenberg fut le penseur majeur et le défenseur zélé, notamment à travers notamment deux articles, Avant-garde et kitsch et  L'état de la culture, rassemblés tous deux aux éditions Macula sous le titre Art et culture.
Willem de Kooning - Excavation
Les deux articles datent de 1939 et 1953 et l'on peut dire que le modernisme, s'il fallait en dessiner la chronologie, est un mouvement bicéphale : la première figure qu'il prendrait serait celle des "primitifs modernes", peintres européens en grande partie situés en France au tournant du XXème siècle. De Manet et Cézanne aux expérimentations cubistes et  à Kandinsky, on pourrait tracer la lignes des artistes influencés par l'impératif moderniste de Baudelaire et dont on a gardé une trace importante dans l'histoire de l'art contemporaine. La seconde face de ce "mouvement" prendrait place après la seconde guerre mondiale, aux États-Unis, sous l'influence plus ou moins immédiate et plus ou moins avouée des écrits de Greenberg sur l'art de son temps mais aussi sur l'époque précédente dont nous venons de parler. La première personnalité à laquelle on pense est bien sûr Jackson Pollock, père du dripping et figure de proue de "l'école" des Expressionnistes abstraits(1), suivi par exemple de Kenneth Noland, Franck Stella, Rothko, Still ou de Kooning qui s'engagèrent, plus ou moins durablement, dans les concepts que Greenberg forgeait à la peinture(2).
Clyfford Still
 
Greenberg réinvestit l'histoire de l'art de manière marquante, d'abord par son style, franc et polémique. Assumant fermement des positions tranchées, il suscite toujours la réaction ; par exemple, il est hors de question pour lui d'abandonner les distinctions entre "grand art" et "art mineur", qu'il appelle aussi kitsch, comme certains penseurs ou artistes de cette époque pouvaient essayer de le faire ; il refuse de ce fait de s'abandonner à la démagogie qui consisterait à abolir l'Art des élites en le remplaçant par "les arts" de chacun. Sa critique artistique est pourtant marquée par le marxisme ambiant des milieux américains gauchistes des années 30 et il analyse les mouvements artistiques par les rapports qu'entretiennent les différents médiums avec les conventions sociales qui les régissent ; ses études sur l'art moderne du début du XXème siècle l'amènent à penser que l'art est en voie d'analyse autocritique, se redéfinissant lui-même et les critères qui le gouvernent. L'art serait ainsi, pour aller vite, en cours d' "auto-purification", ce qui comprend notamment l'élimination de toutes "les conventions non essentielles à la viabilité d'un moyen d'expression"(3) ; Greenberg entend par là que les artistes interrogent leur médium pour trouver ce que celui-ci a de particulier ou d'absolument unique, pour dévoiler l'essence de chaque médium. Pour la peinture, par exemple, c'est l'expérience de la planéité qui sera mise en question par les Expressionnistes abstraits, l'expérience de la composition qui sera déconstruite avec la notion de all-over(4). L'art n'est plus fenêtre comme l'affirmait Alberti, il est alors miroir.

Monet - les Nymphéas
Ce que l'histoire de l'art retiendra de ce mouvement, l'autonomisation kantienne de l’œuvre d'art poussée à son extrême, ainsi que la conservation rigide et classique des différences entre les disciplines artistiques, sera ce qui a fait sa force, mais aussi l'objet des attaques les plus violentes de la part des autres mouvances artistiques de l'époque ou postérieures.

Mark Rothko
(1) Le terme école ne peut être utilisé qu'approximativement et avec précaution, les peintres ayant toujours refusé d'être regroupés sous la même bannière : "Nous nommer serait catastrophique", déclara de Kooning en 1950 (cité par Denys Riout, Qu'est-ce que l'art moderne ?, p.98).
(2) En fait, tous ces artistes ont ensuite été divisés en deux catégories par les historiens de l'art : Action painting pour ceux qui, comme Pollock ou de Kooning, "soumettent la matière picturale à une gestuelle vive, parfois violente" (Denys Riout, op.cit., p.98) ; color-field pour ceux qui utilisaient la couleur pour s'émanciper tout à fait de la dimension tactile, épaisse, de la peinture pour en créer un espace purement optique, qui "échappent la notion "d'objet"" (Clement Greenberg, "Peinture à l'américaine", Art et culture")
(3) Clement Greenberg, ibid, "Peinture à l'américaine"
(4) La notion de all-over est fondamtentale ici : elle désigne un tableau débarrassé des impératifs de compositions auxquels la peinture fut soumise des siècles durant. Modèle absolument visuel, le all-over donne la même importance à toutes les zones de la toile, refusant toute hiérarchie, "tout commencement, milieu ou fin" (Clement Greenberg, "Peinture à l'américaine", Art et culture"). Prenant notamment les nymphéas de Monet comme exemple originel, Greenberg invoque, de façon très rimbaldienne "la sensation apparemment pure" (ibid, "La crise du tableau de chevalet").

Franck Stella

4 commentaires :

  1. et le all over n'aurait pas existé si le cadrage photographique ne l'avait précédé (cf. les "équivalents" de Stieglitz)

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  2. "Chaque art possède un domaine propre et unique [...] coïncidant avec tout ce que la nature de son médium a d'unique"
    C. Greenberg, "Modernist Painting", Art and Litterature, n°4, 1965, trad française dans "Peinture, cahiers théoriques n°8-9", 1974

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  3. Il semblerait que le modernisme ne soit pas un mouvement si cohérent que cela : Fried et Greenberg se sont opposés, notamment autour de la question de l'objet oeuvre d'art ; le premier défendant ce qu'on pourrait appeler une conception matérialiste de l'art contre la vision idéaliste du second...

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  4. Cherche pas les Krauss17 mars 2012 à 10:19

    En lisant Rosalind Krauss et son légendaire "L'originalité de l'avant-garde et autres mythes modernistes", on peut dire deux choses :
    d'abord qu'il y a deux acceptions du mot "modernism" en anglais : un sens restreint qui ne l'entend que par la version greenbergienne la plus radicale et qui n'admet qu'un petit cercle d'adeptes ; un sens plus large qui s'ancre dans l'impressionnisme pour dessiner l'histoire de l'art dans sa tendance à la réflexivité et à l'autodéfinition.
    l'autre chose répond plus à l'article sur le Postmodernisme, que je m'en vais de ce pas commenter.

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