vendredi 17 février 2012

"Mon corps est un goulag" : Le principe dialogique à l'épreuve de la bande dessinée contemporaine, 3/3


  1. ''Soi-même comme un autre'' : où l'ego s'altère.
    1) Intralocution : dissension au sein de notre conscience même (« Je est un autre »)
Je voudrais introduire en cette fin d'étude un aspect peu traité, ou de manière très succincte, par Mikhaïl Bakhtine, et qui pourtant m'intéresse au plus haut point, à savoir les interactions dialogiques s'établissant au sein de notre propre voix, dans un rapport de soi à soi. Le dialogisme semble en effet pouvoir s'établir au sein de notre conscience même, dans la mesure où la voix de l'Autre, qui pénètre mon discours et le structure de l'intérieur, peut être la voix d'un Autre moi-même. Je ne développerai pas ici plus en détail cet aspect, dans la mesure où, comme je le disais, il est à ma connaissance majoritairement absent de la pensée de Bakhtine qui, sur ce point, se prive je crois d'un degré de complexification supplémentaire. Il nous faut peut-être en chercher la raison dans le fait que la pensée bakthinienne s'élabore, de manière parfois extrême, toute entière tournée vers autrui1. Le penseur russe (et marxiste) ne peut envisager une construction du sujet qui se passe d'une manière ou d'une autre de la présence de l'Autre. Je ne suis pas loin de le rejoindre sur ce point, si ce n'est que je ne pense pas que cet « Autre » soit nécessairement lié à « autrui » ; il est certaines situations où « soi-même » justement, est prêt de devenir « un autre ». Bakhtine ne semble pas avoir envisagé cette possibilité, peut-être parce qu'il s'est trop interdit de scruter sa propre intériorité ; car qui regarde en soi ne peut ignorer longtemps le caractère fondamentalement multiple de son identité. Ainsi Mattt Konture possède un avatar pour chaque saison, et Jean-Christophe Menu dialogue avec son ectoplasme. Mais la nuance existant entre « l'autre-autrui », et « l'autre-soi » est établie avec le plus de subtilité par Fabrice Neaud, qui se construit en tant que sujet tant par sa confrontation à l'autre-amant (« autre-autrui » éminemment problématique), que par celle à l'autre-aimant (« autre-soi » qu'il ne connaît pas, état amoureux où il ne se reconnaît plus) ; le sentiment amoureux et la manière qu'il a de nous définir est appréhendé ainsi par ses deux versants, intime et extériorisé.
Cette fissuration interne (en « circuit clos ») de l'identité du locuteur est abordée par J.Bres, qui signale tout de même que « le locuteur est toujours son premier interlocuteur, la production de sa parole se fait systématiquement en interaction avec ce qu'il a dit antérieurement, avec ce qu'il est en train de dire, et avec ce qu'il a à dire. » Il désigne ce type de rapports par le terme intralocutif ; on retrouve donc à l'échelle individuelle, intérieure, les différents types d'interactions dialogiques survenant sur l'axe syntagmatique, dont nous parlions précédemment. J.Bres va même jusqu'à mentionner ces situations de dialogue intérieur, où « nous nous parlons à nous-mêmes », mais aussitôt il ajoute : « Dans le cas le plus commun, cette seconde voix est celle du représentant typique du groupe social auquel nous appartenons, et le conflit vécu entre les deux est celui vécu par l'individu confronté à sa propre norme. » On retrouve donc ici la référence à une extériorité de type « social », cette distance prise de soi à soi ne pouvant s'évaluer que dans une référence au monde extérieur, et non pas vis-à-vis de notre espace intérieur.
  1. La Polygraphie : personna, -ae (« Je est d'autres »)
Dernière remarque, afin de ramener ces diverses réflexions vers le champ plus spécifique de la bande dessinée : je mentionnais en passant les avatars de Mattt Konture; ils seront pour moi l'occasion d'introduire un aspect que rend seule possible la bande dessinée, à savoir la création de différents avatars servant à représenter un seul individu, en l'occurrence ici le sujet autobiographique. Mattt Konture ne change pas seulement de voix, mais il change aussi constamment de visage; on retrouve ce principe dans l'œuvre de Menu, qui jalonne son livre d'autoportraits tous dissemblables, et représente parfois le miroir dans lequel il se regarde, complexifiant la question du visage (lieu identitaire extrêmement fort) par celle du reflet (lieu « schizophrénique » non moins fort). Ce flottement que ces œuvres mettent en place autour de l'incapacité à fixer un style graphique, un trait unique servant à la représentation de soi, sera pour moi l'occasion d'étudier une nuance polyphonique propre à la bande dessinée, et que nous pourrions qualifier de polygraphie.
J'espère avoir montré, au terme de cette rapide étude, en quoi est-ce que la pensée de Bakhtine pouvait être à même de servir de point de départ à la réflexion que je souhaite développer dans le cadre de mon mémoire, autour notamment de la question de la représentation de soi, envisagée dans ses rapports problématiques à autrui. Représentation de soi (par la représentation d'une parole singulière et complexe) et de l'autre (dialogisme extérieur – le dialogue sous toutes ses formes), et de l'Autre en soi (dialogisme intérieur – hybridation, stylisation, polyphonie) – voire même, de soi considéré comme un autre (intralocution, ''polygraphie''), le principe dialogique permet, il me semble, d'aborder ces différents points de manière particulièrement intéressante.
Autre point essentiel, que j'ai déjà mentionné au cours de mon étude, mais sur lequel je voudrais conclure : on sait (comment pourrait-on l'ignorer ?) que Bakhtine faisait du roman le champ d'actualisation générique idéal de ce principe dialogique. La gageure qu'il me reste donc à relever va être de réussir à trouver les points d'articulations (s'ils existent) de cette pensée avec le champ de la bande dessinée, qui m'occupe, et de trouver en son sein, au-delà d'évidents phénomènes dialogaux, d'autres phénomènes dialogiques, voire polyphoniques. Ainsi, ce travail d'analyse de la pensée bakhtinienne ne doit être envisagé que comme une toute première étape dans mon travail de recherche, que je vais être rapidement amené à reprendre, compléter, nuancer, réfuter – bref, adapter à la bande dessinée autobiographique contemporaine. Nul doute que le travail, si j'ai pu ici quelque peu l'écorner, reste entier.
1Sur ce point, voir l'article de T.Todorov, Mikhaïl Bakhtine et l'altérité, publié dans la revue Poétique.

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