Dans Le spectateur émancipé, Jacques Rancière décrypte nos rapports à la pédagogie, au théâtre et à l'art en général.
Jacques Rancière - Renaud Montfourny |
A propos de pédagogie, il explique la "dialectique du maître ignorant", qu'il dit tenir de Jacotot, écrivain du XIXème siècle : la relation pédagogique classique est fondée sur le rapport du maître à l'élève, le maître essayant de réduire la distance entre son savoir et l'ignorance de l'ignorant. L'ignorant est celui qui ignore qu'il ne sait pas, et qui ignore les façons de connaître ce qu'il ne sait pas. La distance qui le sépare du maître, c'est cette connaissance de l'ignorance ; l'ignorance n'est pas un moindre savoir, elle est alors un non-savoir, le savoir étant non pas une somme de connaissances, mais une position. C'est en tout cas ce qu'enseigne le maître à l'élève, le maître vérifiant ainsi à chaque moment sa supériorité, dans son acte ce qu'il avait présupposé : l'inégalité des intelligences ; vérification interminable que Jacotot nomme "abrutissement".
A quoi il oppose l’émancipation intellectuelle. Celle-ci ne suppose pas l'égale valeur de toutes les manifestations d'intelligence, "l'égalité à soi de l'intelligence dans toutes ses manifestations". L'intelligence est en effet toujours le même processus répété encore et toujours : l'observation et la comparaison ; un fait et un signe, un signe et un signe... L'intelligence traduit les signes en d'autres signes dans un travail poétique de comparaisons et de figures ; dans cette idée, la distance n'est pas un mal à abolir, mais la condition normale de toute communication. Le maître ignorant abdique son savoir de l'ignorance, dissociant "sa maîtrise de son savoir", abolissant les hiérarchies et la fixité des frontières.
Dans l'analyse du théâtre, Rancière part d'un paradoxe connu : le fait que le théâtre ne peut se passer de spectateur. L'idée de spectateur est couplée à une forte mythologie négative : le spectateur serait celui qui ne peut réfléchir ni agir. De là, les nombreux penseurs qui ont utilisé ces prémisses en ont conclu qu'il fallait soit en finir avec le théâtre pour privilégier ce qu'il interdit, la connaissance et l'action : c'est l'option platonicienne. Une seconde option existe qui essaie d'imaginer un théâtre sans spectateur, ce qui ne signifie pas un théâtre qui se joue sans personne, mais un théâtre qui change la position de ceux qui le regardent et fait d'eux des non-spectateurs. C'est l'idée du drame, qui se donne ses spectateurs comme autant de corps à mouvoir, à faire entrer dans l'action ; le drame se caractérise par l'énergie qu'il est censé dispenser à ceux qui le voient. Le drame a lui-même connu deux formulations antagoniques : la première préconise d'arracher les spectateurs à leur abrutissement par un spectacle auquel il ne pourra pas s'identifier, un spectacle inusuel, étrange, problématique lui demandant une participation active pour le déchiffrer ou l'assimiler (Brecht). La seconde est celle défendue par Artaud notamment avec l'idée de théâtre de la cruauté qui supprime cette même distance en englobant le spectateur dans la même énergie que les acteurs, le dépossédant de la maîtrise illusoire de l'observant.
Ces deux propositions visent à transformer le parterre de spectateurs passifs à devenir son contraire et se trouve en accord avec une certaine idée du théâtre héritée du romantisme allemand, le théâtre comme forme de la constitution esthétique de la communauté, associé à l'idée romantique de révolution esthétique. C'est cette assimilation du théâtre à la collectivité vivante qui permet dans un même temps la critique du spectacle et l'apologie d'une "vrai" théâtre. Le spectacle serait, selon Debord, l'extériorité parfaite : "Plus il contemple, moins il est.", écrit-il. Cette idée, issue de la critique Feuerbachienne de la religion, s'adosse à la conception romantique de la vérité comme non-séparation. Debord dénonce alors la séparation de la contemplation et de sa vérité, le spectacle de souffrance associé à cette séparation. La critique de ces critique suppose donc l'étude de tout un jeu d'équivalences et d'oppositions entre public théâtral et communauté, regard et passivité, extériorité et séparation, médiation et simulacre ; oppositions entre le collectif et l'individuel, l'image et la réalité vivante, l'activité et la passivité...
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