mercredi 15 février 2012

"Mon corps est un goulag" : Le principe dialogique à l'épreuve de la bande dessinée contemporaine, 2/3

  1. L'Autre en Soi : dialogisme et altération.
    1. Bivocalité/interlocution : dialogisme de l'énoncé-phrase
Deuxième degré de confrontation à la parole de l'Autre, les divers phénomènes du dialogisme intérieur (bivocalité, interlocution, stylisation) intriquent les différents discours (et donc les identités distinctes) en un seul et même énoncé « stratifié » (le mot est de Bakhtine). J.Bres propose de réserver le terme de dialogisme à ce seul phénomène, (distinction que n'opère pas Bakhtine), et qu'il définit comme suit : « capacité de l'énoncé à faire entendre, outre la voix de l'énonciateur, une ou plusieurs autres voix qui le feuillettent énonciativement. ». La parole de l'autre n'est plus située en vis-à-vis de ma propre parole, dans l'espace ou dans le temps, mais contenue en son sein même, incorporée pour ainsi dire à mon propre discours. Le dialogisme relève en ce sens du principe de bivocalité, désignant tout type de construction hybride où se mêlent en un locuteur unique deux énoncés pas clairement partagés, relevant d'horizons sociologiques ou sémantiques différents, renvoyant en outre simultanément à deux contextes d'énonciation distincts (présent/antérieur). Il s'opère en un énoncé unique, d'un point de vue syntaxique, une fusion d'éléments paradigmatiques distincts. Autrement dit, et pour reprendre les termes de J.Authier-Revuz, le principe dialogique consiste ici à révéler « l'autre dans l'un ». Je ne suis plus lorsque je parle complétement autonome : le discours de l'autre exerce sur moi une influence, si ce n'est une pression, que je ne suis plus à même de tenir à distance.
L'insertion du discours d'autrui dans mon discours propre peut prendre différentes formes (discours non-assumé, « unreliable narrator », zones de personnages...), s'opérer en différents lieux (objets ou allocutaire), ou selon différents degrés (stylisation, parodie...). Nous définirons pour chaque type de traitement une modalité spécifique :
les zones de personnage : ce terme désigne le « rayon d'action » de la voix d'un personnage, au-delà même de sa « prise de parole » proprement dite. La voix du personnage exerce une sorte de présence diffuse, « en tache d'huile », et finit ainsi par se mêler à celle du narrateur. Les voix en quelque sorte ne sont pas étanches, mais bien plutôt perméables les unes vis-à-vis des autres. Ce concept est transposé de manière particulièrement efficace dans l'œuvre de Mazzuchelli, Asterios Polyp, où les personnages, s'exprimant, semblent parfois « contaminer » l'espace de représentation environnant, fonction de leurs affects : ainsi de la chaise sur laquelle ils sont assis, ou de la tasse qu'ils tiennent, et qui est tracée du même trait que leur visage.
l'interlocution : ce terme (encore J.Bres) signale le fait que lorsqu'il parle, le locuteur a la plupart du temps conscience de à qui il parle, et cherche dès lors à orienter son discours par rapport à l'horizon de son allocutaire. Cette orientation laisse des traces dans notre discours, comme autant de marqueurs de la présence de l'Autre. Cette rencontre avec le discours potentiel d'autrui s'effectue au sein d'un contexte syntagmatique nouveau, le discours d'autrui appartenant alors ici plutôt à l'avenir (nous sommes dans la logique de l'anticipation) qu'au passé (cf supra, « interdiscursivité »).
la stylisation : il s'agit ici d'un procédé plus proprement littéraire, qui consiste en la représentation du style d'autrui, et qui du même coup présente, en un même énoncé, deux consciences individualisées : celle du stylisateur, celle du stylisée. La représentation du style d'autrui étant plus ou moins explicite, et plus ou moins critique, la stylisation peut varier en degré, depuis la simple imitation jusqu'à la parodie1, en passant par l'hommage, ou le plagiat. On imagine aisément la fortune que peut avoir une telle pratique dans le champ de la bande dessinée, la stylisation verbale pouvant se doubler (et avec quelle force !) d'une stylisation graphique, en un exercice s'avérant typiquement oubapien (ainsi de J.Gerner s'amusant à reprendre la forme des bulles spécifique à quelques grands maîtres : Jacobs, Ware, McCay..., ou d'Uderzo, qui dans Astérix chez les Belges, imite la ligne claire lorsqu'il fait surgir les Dupondt, en une sorte de clin d 'œil.)
    1. Le principe polyphonique, ou l'artisticité de la prose.
Degré ultime de perfectionnement dialogique dans la pensée de Bakhtine, la polyphonie étend ce principe d'hétérogénéité énonciative intégrée (plurivocalité) à l'échelle de l'énoncé-tour-texte. J.Bres la définit ainsi : « montrer comment l'énoncé signale, dans son énonciation, la superposition de plusieurs voix ». Empruntée à la sphère musicale, cette notion permet de penser la production de la parole en termes non de réponse, mais de mise en scène énonciative. C'est le roman tout entier qui devient dialogique, c'est-à-dire travaillé par un ensemble de voix hétérogène ; le principe dialogique s'étend alors de l'énoncé-phrase à l'énoncé-texte. Cette notion de mise en scène permet en outre de penser la polyphonie comme un procédé s'épanouissant spécifiquement dans le domaine artistique; ainsi, elle se différencie du dialogisme du fait qu'elle s'applique au champs d'études littéraires (et désigne pour Bakhtine un type particulier de roman), alors que le dialogisme est un principe qui gouverne toute pratique langagière, et au-delà toute pratique humaine. On sort du champ exclusif de la linguistique pour entrer dans celui de l'esthétique. Triomphant en régime de fiction, la polyphonie est une synthèse du principe dialogique en même temps qu'un indice de la romanicité du roman (au même titre, pour Bakhtine, que la prose et l'inachèvement). Elle permet en effet selon lui de faire coexister, au sein de ce macro-énoncé qu'est un texte littéraire, différentes voix, hiérarchiquement égales, et qui résonnent d'une manière ou d'une autre avec celle de l'auteur. Ces voix peuvent être celle du milieu socio-idéologique dont il est issu (et correspondra alors au discours doxal), celle des personnages, celle du ou des narrateurs, celle, supposée, du lecteur (Bakhtine parle ici de « roman dans le roman ») – celle enfin de textes antérieurs : le principe dialogique s'ouvre alors sur le vaste champ de l'intertextualité. En bande dessinée, ce principe peut s'enrichir de multiples harmoniques graphiques (voir notamment Ma Vie mal dessinée de Gipi, où les sauts entre autobiographie et fiction (deux types d'énoncés fondamentalement distincts) se traduisent par un passage du noir et blanc à la couleur).
A noter que pour Bakhtine, la polyphonie, en plus d'être d'ordre énonciatif, peut également être d'ordre générique (il parle alors de « genres enchâssés », ou « intercalaires ») ; le roman devient dès lors une sorte de méta-genre, œcuménique et protéiforme, susceptible d'accueillir en son sein un nombre illimité de discours génériques hétérogènes (vers, essai, monologue/dialogue théâtre, etc.). (A noter qu'une bande dessinée comme Le Photographe, de E. Guibert, F. Lemercier et D. Lefèvre, fonctionne à peu près selon le même principe, dans la mesure où deux univers esthétiques distincts, celui de la photographie et celui de la bande dessinée, cohabitent au sein de la même œuvre. Un auteur comme Dave McKean systématise même davantage ce paramètre, puisqu'il ajoute à la photographie et à la bande dessinée tantôt des bouts de pellicules cinématographiques, tantôt des morceaux de tissus, tantôt des taches de peinture qui rapprochent l'œuvre davantage de la peinture que de la bande dessinée).
1Où s'opère un double effet de dialogisme : le premier est celui, classique de la voix du stylisateur qui se mêle à celle du stylisé; mais dans le cas de la parodie (ou de l'ironie), un dialogisme s'établit aussi entre ce que dit le stylisateur de manière explicite, et ce qu'il sous-entend de manière implicite sur le style du stylisé (relation de commentaire).

1 commentaire :

  1. Dommage que les exemples de bande-dessinée ne soient pas accompagnés d'images !

    RépondreSupprimer