lundi 13 février 2012

"Mon corps est un goulag" : Le principe dialogique à l'épreuve de la bande dessinée contemporaine, 1/3

Je voudrais m'intéresser, dans le cadre de mon mémoire, à la question de la représentation du Sujet dans le champ artistique, et des liens qui l'unissent à l'Autre. Je souhaite notamment me demander dans quelle mesure est-ce que ces liens permettent de penser la construction d'une identité subjective dans laquelle autrui jouerait un rôle important ; autrement dit, envisager la construction du Sujet en tant qu'elle passe par la mise en place d'un rapport dialectique et problématique à l'Autre. C'est de cette tension entre ipséité et altérité que je souhaiterai donc parler, et des moyens (stylistiques, linguistiques) de sa mise en œuvre dans le cadre de la bande dessinée.
Dans cette perspective, l'introduction à la pensée de M. Bakhtine, et l'approche de sa théorie esthétique romanesque (et notamment du fameux principe dialogique) peuvent s'avérer particulièrement stimulantes. Je reprendrai ici, en les développant, les différents aspects structurant ce principe dialogique, pour montrer en quoi est-ce qu'ils pourraient me permettre d'élaborer, pour mon travail personnel, le socle de ce que j'aimerais appeler une « pensée de l'altérité ».
J'analyserai l'originalité (et, au regard de mes travaux, la pertinence) de la pensée de Bakhtine en trois temps distincts et progressifs, pouvant coïncider avec trois degrés de complexification de la dialectique sujet/autrui :
  1. la pensée de Bakhtine place l'homme, l'individu, en son centre, et cet homme existe par sa parole, et par elle seule, qui est l'expression empirique de sa conscience individuelle, sans être individualiste : elle (et, à travers elle, la parole qui l'informe) n'existe pas seule (elle n'est pas tournée uniquement vers son centre qui serait le sujet pensant et parlant), mais est au contraire en perpétuel échange avec d'autres voix (dialogue), ou coexistence avec d'autres voix (interdiscursivité), c'est-à-dire d'autres consciences, (dialogisme extérieur), hiérarchiquement égales ; et cette confrontation à l'autre (altérité)
  2. entraîne une scission dans l'ordre de sa propre parole (altération), mettant donc en échec sa prétention univoque (et nous verrons ce que ce terme peut avoir de déterminant – cf la notion de polyphonie), et par là même la coïncidence du sujet parlant et pensant avec lui-même (dialogisme intérieur).
  3. L'ultime degré d'étrangeté est franchi lorsque le Sujet devient cet Autre qui se remet lui-même en question, autrement dit et pour reprendre Ricoeur, lorsque « Soi-même » est envisagé « comme un autre ». Ce dialogisme s'établissant de soi à soi (intralocution) est le point ultime de cette dialectique sujet/autrui, là où l'ego s'altère.
    Ainsi, dans la pensée de Bakhtine, c'est par la confrontation de sa parole à d'autres paroles qu'est remise en cause l'unicité du sujet parlant (''the uniqueness of the speaking subject''1), son monolithisme, et son univocité, à tous les sens du terme.
  1. L'Autre face à Soi : dialogue et altérité.
    1. La bande dessinée, espace de parole(s)
« Dans le roman », dit Bakhtine, « l'homme est essentiellement un homme qui parle ; ce n'est pas l'image de l'homme en soi qui est caractéristique du genre romanesque, c'est l'image de son langage. » Cette assertion reste tout aussi vraie appliquée au champ de la bande dessinée. L'écrasante majorité des bandes dessinées mettent en scène des personnages, et ces personnages sont saisis, la plupart du temps, dans un acte de parole. Et la bande dessinée muette, malgré son appellation, n'échappe pas complètement à la règle : comme j'ai eu l'occasion de le montrer dans mes précédentes recherches, elle met en place tout un réseau de codes visuels (idéogrammes, gestes, icônes) permettant de « faire entendre » la voix des personnages censément muets. Dans cette perspective, la bande dessinée n'est pas tant muette « qu'insonorisée » : l'auteur semble avoir « coupé le son », mais il n'a pas privé ses personnages de parole, au contraire. C'est dans le déchiffrage, lors de l'acte de lecture, de cette parole inouïe, que réside la nouveauté de son statut dans la bande dessinée muette.
Ainsi, dans l'espace de la bande dessinée comme dans l'espace de la prose romanesque, l'homme n'est pas tant, au sens où l'entend Ducrot, appréhendé en tant que sujet parlant (c'est-à-dire un individu doté d'une quelconque réalité extra-linguistique), mais bien plutôt en tant que locuteur – dans la mesure où il ne paraît exister que par et pour son discours. Et le roman, tout comme la bande dessinée, a besoin de ces locuteurs, « qui lui apportent […] son langage propre » (Mikhaïl Bakhtine). Derrière l'énoncé, c'est l'énonciateur (c'est-à-dire l'homme) qu'il faut entendre ; toute représentation du langage nous met en contact avec son énonciateur; nous rendre « conscients » de ce qu'est la langue, c'est nous faire identifier qui en elle parle. Car en effet, si le roman est un genre qui repose sur « la représentation d'une parole », il dépend de ces bouches par lesquelles elle existe ; mais à l'inverse, ces locuteurs sont « tout entier » dans leur parole, et n'existent que par et pour elle. On assiste donc à la mise en place d'une solidarité nécessaire entre l'homme et sa parole, entre « l'homme parlant et son discours » (Bakhtine). A ce stade de notre analyse, nous serions donc tentés de dire qu'être, dans le roman comme dans la bande dessinée, c'est parler.
Mais ceci étant dit, il nous faut immédiatement constater que cette parole, dans l'un comme dans l'autre espace, n'existe jamais seule (et ce constat est à l'origine du principe dialogique). Pour Bakhtine, le langage dans le roman n'existe jamais pour lui-même, en direction de lui-même (ce qui serait davantage le propre du langage poétique, au sens strict du terme), mais comme pris dans un réseau permanent d'autres langages (et nous dirons bientôt de langages autres) : « Il pourrait donc sembler que le terme (singulier) « langage » perde tout son sens », au profit de celui de « langages »; et Bakhtine de conclure : « Le langage littéraire n'est pas un langage, mais un dialogue de langages ». Cette hétérogénéité discursive dit du même coup (les deux étant, ainsi que nous venons de le voir, intimement liés) le vacillement du sujet romanesque; il apparaît divisé, incertain au sein de cette multiplicité de langages. Bakhtine cherche d'ailleurs à valoriser cette dispersion, qui en son sens caractérise l'esthétique de l'époque moderne, dans la mesure où elle est seule à même de rendre compte des consciences individuelles contemporaines; le monde ayant changé, l'art (qui est le moyen de le dire) doit changer aussi. Le héros de roman est cet « homme problématique » dont parle Lukàcs, et dont Bakhtine s'empare pour l'opposer à l'idéalisme moniste hégélien. L'homme moderne est un sujet divisé, fondamentalement hétérogène, et dont la parole « fendue » dit ce vacillement. C'est dans cette optique qu'il qualifie ainsi les personnages dostoïevskiens : « conglomérat monstrueux des matières les plus hétérogènes et des principes de formation les plus incompatibles. Le héros de Racine est égal à lui-même; le héros de Dostoïevski ne coïncide pas un instant avec lui-même. »
  1. La présence de l'Autre
Ce renoncement à l'unité du « je » trouve sa contrepartie dans l'affirmation d'un statut nouveau pour le « tu » d'autrui. Par la valorisation de sa voix et de sa parole dans l'espace pluraliste de l'œuvre, l'Autre cesse d'être un simple « objet » de mon propre discours, pour devenir « sujet » d'un discours autre, mais hiérarchiquement égal au mien. Bakhtine souhaite ainsi « affirmer le moi d'autrui non comme objet, mais comme un autre sujet, ''tu es''. ». Au-delà du simple champ romanesque, Bakhtine élabore ainsi une théorie esthétique où l'Autre joue un rôle décisif : il est impossible de concevoir l'être en dehors des rapports qui le lient à autrui : « je ne deviens conscient de moi, je ne deviens moi-même qu'en le révélant pour autrui, à travers autrui et à l'aide d'autrui. (…) L'être même de l'homme (extérieur comme intérieur) est une communication profonde. » On entre ainsi véritablement dans cette « pensée de l'altérité » dont je parlais en introduction, qui n'envisage la construction d'un sujet autonome que par les rapports dialectiques qu'il entretient avec autrui.
Employant le terme de « communication », Bakhtine souligne bien le fait que cette construction réciproque de notre identité trouve dans les zones d'interactions verbales un lieu d'épanouissement privilégié; c'est là que le contact avec autrui est le plus important, c'est notre parole qui est la plus à même de com-prendre l'Autre, et du même coup de révéler sa présence, son influence déterminante à celui qui écoute. Si cela est vrai dans n'importe laquelle des situations langagières, c'est elle qui doit en outre être l'objet central de tout traitement esthétique ayant pour but de représenter l'homme. Dans cette perspective, le monologue n'a plus d'intérêt : « Le monologue est accompli et sourd à la conscience d'autrui, ne l'attend et ne lui reconnaît pas de force décisive. Le monologue se passe d'autrui, c'est pourquoi dans une certaine mesure il objective toute la réalité. Le monologue prétend être le dernier mot. ». Seuls importent le dialogue, et toute forme d'interaction verbale. Il nous faut donc revenir sur notre première définition et dire que dans la pensée de Bakhtine, être ça n'est plus simplement parler, c'est avant toute chose « communiquer ». 


      3. Dialogue, Dialogal, Interdiscursivité.

Le premier degré de confrontation à l'Autre et à son discours passe par le dialogue direct, in praesentia, des locuteurs. Le dialogue est, en quelque sorte, la forme prototypique (car la plus explicite) de toute interaction verbale. Il sert de base à toute la théorie bakhtinienne de l'énonciation, dans la mesure où celui-ci définit l'énoncé, extérieurement, à partir d'un élément essentiel du dialogue : l'alternance des locuteurs. Il le définit par ailleurs intérieurement à partir d'un autre élément du dialogue : la catégorie de réponse : « un énoncé ne peut pas ne pas être également, à un certain degré, une réponse à ce qui aura déjà été dit sur l'objet donné, quand bien même ce caractère de réponse n'apparaîtrait pas dans l'expression extérieure. » Nous allons tâcher de traiter ici l'une puis l'autre de ces définitions.
Le moyen de représentation privilégié du dialogue en bande dessinée est bien évidemment le recours à la bulle, qui rattache, par son embrayeur, tout énoncé à son énonciateur, alternant clairement les tours de parole entre les différents locuteurs. Ce type d'interaction verbale constitue véritablement la base du statut de la parole en bande dessinée, que viendront contester, par exemple, certains jeux sur le hors-champ, la suppression des embrayeurs - voire des bulles, le recours au récitatif – et, bien évidemment, les infinies variations permises par la représentation graphique des locuteurs2. Pour désigner tout ce qui a trait au « dialogue externe » dont parle Bakhtine, le praxématicien J.Bres propose de réserver le terme strict de dialogue, et l'adjectif qui s'y rattache, dialogal : « Les phénomènes dialogaux tiennent à l'alternance in praesentia des locuteurs (…) et ils sont immédiatement perceptibles (ils s'entendent, ils se voient). Ils concernent la structure externe, manifeste, de surface de l'énoncé. » Le dialogue en bande dessinée que j'évoquais plus haut se rattache ainsi à d'autres phénomènes du champ littéraire, tels que le dialogue de type « dramatique », où certains marqueurs typographiques (tirets, guillemets, verbes d'énonciation) signalent l'alternance des répliques (et donc des locuteurs), ou encore tels que le discours rapporté tel quel (discours direct), où le « corps étranger » du discours de l'Autre est inséré dans mon propre discours : je « fais de la place » dans ma propre voix pour faire apparaître (la plupart du temps entre guillemets) la voix de l'Autre. Bakhtine part de ce type d'énoncés, où l'hétérogénéité est manifeste, pour fonder par complexification progressive sa pensée dialogique. Le dialogue est en quelque sorte un « pré-degré » (au sens de « pré-requis ») de ce processus.
L'interdiscursivité (le terme est encore de J.Bres) constitue en ce sens le premier véritable degré de cette complexification. Ce terme recouvre, dans la pensée de Bakhtine, le fait qu'aucun objet de notre propre discours ne soit complétement vierge de discours antérieurs ; chaque objet est un « concentré de voix hétérologiques » : « notre discours, dit-il, rencontre le discours d'autrui sur tous les chemins qui mènent vers son objet, et il ne peut pas ne pas entrer avec lui en interaction vive et intense. » On ne parle jamais dans un quelconque « désert énonciatif » (seul Adam aurait pu, d'après Bakhtine, goûter ce privilège !); on ne dit jamais rien, on ne fait que re-dire. L'interdiscursivité désigne donc un type de relations entre énoncés où le dialogue avec la parole de l'autre s'effectue in absentia, et à une échelle globale (sorte de macro-dialogue), simplement à travers la conscience que nous avons (que nous pouvons avoir) des discours antérieurs ayant été tenus sur l'objet de notre discours actuel – et celui-ci a besoin de ceux-là, sans lesquels, dit Bakhtine, « il ne sonne pas », il reste « insaisissable »
La surface externe de chaque énoncé apparaît donc comme prise dans un réseau dense de relations aux discours d'autrui. Il nous faudrait donc désormais poursuivre notre analyse de la pensée de Bakhtine dans son entreprise de durcissement de la pensée dialogique, et basculer cette fois dans la structure interne de l'énoncé, pour y déceler les traces que l'on y peut trouver de l'Autre et de son discours.

1 ScaPoLine
2 Il va sans dire que cette question de la représentation proprement dite des différents énonciateurs dans le champ de la bande dessinée, et des variations de cette représentation que j'évoque ici, constituera un point crucial de mon travail. Cependant, il m'a semblé que cette question était par trop étrangère à l'analyse de Bakhtine, qui s'appuie, comme l'on sait, exclusivement sur l'étude du champ romanesque – et pour qui, donc, le paramètre visuel ne compte (presque) pas. Il m'a paru plus intéressant d'étudier ici les éléments de sa pensée pouvant établir certains points de contact explicites entre le roman et la bande dessinée, avant bien sûr de m'émanciper d'une telle approche, qui serait par trop réductrice. 

1 commentaire :

  1. Bonjour,
    J'ai trouvé votre analyse très intéressante, d'autant plus qu'étant actuellement en Master Texte/Image spécialité Bande dessinée, il se trouve que mon sujet de mémoire traite de la notion de polyphonie (chez Nicolas de Crécy en particulier). Je trouve malheureusement très peu d'analyses qui s'intéressent aux notions bakhtiniennes en bande dessinée, ce que je trouve fort dommage. Y a-t-il eu des suites à l'article " "Mon corps est un goulag" : Le principe dialogique à l'épreuve de la bande dessinée contemporaine" ? D'autre part, me serait-il possible de le citer comme référence pour mon travail de recherche ? Pour me contacter : m.landry@eesi.eu
    Je serais heureuse d'en discuter
    Bien à vous.

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