samedi 10 novembre 2012

A propos de la culture virtuelle. Esquisse de controverse pour un retour à la réalité.

Ce premier - court - article d'introduction constitue le commencement d'une réflexion éparse, brouillonne, concernant la numérisation du monde, et plus particulièrement de la culture. Cette réflexion se veut un cri de guerre à l'encontre des apôtres béats de l'univers numérique ; ou plutôt - tant le risque de passer pour un conservateur (ou pis, un réactionnaire) est important - de pointer et de dénoncer les dérives que cette culture numérique entraîne - car il ne s'agit pas d'appeler à la fin d'internet, mais de s'interroger sur les nouveaux usages que cela entraîne, les nouvelles pratiques, et de mettre en lumière l'effet délétère qu'elles peuvent avoir. Mon esquisse de réflexion se déroulera sur plusieurs temps : tout d'abord, il s'agira de s'interroger sur les nouveaux rapports à la mémoire induits par le fait que le savoir est disponible en permanence sur le réseau. Nous évoquerons ensuite la problématique de la nouvelle création littéraire en ligne - avec ce questionnement sur la notion d'auteur, de création collective que cela implique. Nous pourrions parler, plus tard, du livre numérique. D'autres problématiques surgiront probablement. 

1.Définition épistémologique et historique du concept de mémoire - pour un dépassement intégrateur

Beaucoup s'extasient du changement de paradigme qui est en train de se faire, à propos de la connaissance et de la mémoire. Nous passons, disent-ils, du concept de la mémoire interne – à savoir qu'un individu doit accumuler en lui une quantité de connaissances considérables – à celui de mémoire externe – c'est-à-dire qu'il ne s'agit plus d'intégrer des connaissances, de les connaître par cœur, mais de savoir où les chercher (puisqu'elle sont toujours disponibles en ligne), les trier, les classer. Nous ne serions plus en face d'une connaissance passive, fruit d'un apprentissage par cœur inutile et traumatisant, mais face à une connaissance active, intelligente, critique, indépendante, qui ne dépendrait plus d'un maître, mais d'elle-même. Fort bien. Nous pratiquons tous cette forme de connaissance : quand l'on recherche une information ponctuelle - le nom d'un acteur, ou la capitale d'un pays - il nous suffit de chercher sur Wikipedia et, en quelques secondes, nous connaissons la réponse. Mais cette réponse constitue-t-elle ce que l'on nomme réellement une connaissance ? Non. Il s'agit d'une réponse à une question, pas d'une réflexion. Pour réfléchir, pour argumenter, pour tenir un discours, il faut avoir emmagasiné des connaissances immédiatement mobilisables ; et pour cela, quoi qu'en pensent certains ahuris qui rêvent de disposer d'un iPad à la place du cortex, le cerveau est un outil idéal. Il est normal que certains invertébrés, élevés depuis tout petits dans un monde numérique, gavés de télévision et de jeux vidéos, ne puissent penser autrement – ils sont perdus, à tout jamais, et nous n'en ferons pas notre deuil - ; il est beaucoup plus grave, et plus surprenant, que des figures éminentes du monde intellectuel fassent l'apologie, si ce n'est la propagande, de ce système débilitant.


Que Michel Serres s'extasie devant ces nouveaux outils, et envie cette génération qui est la nôtre, la surnommant affectueusement « Petite Poucette » (faisant allusion au fait que le centre névralgique de l'activité de l'humain ne soit plus situé au niveau du cerveau mais au niveau du pouce) laisse rêveur. Il est vrai que, pour ce genre d'augustes vieillards, la vue d'un écran, et l'infini des possibles qu'il semble offrir puisse paraître prodigieux ; mais que les facultés critiques soient à ce point atteintes est tout bonnement fantastique. On peut pousser cette logique obscène jusqu'au bout, et se dire qu'après tout, il ne sert à rien d'avoir un vocabulaire de plus de trois cent mots ; au diable les synonymes ; fi de la complexité ; trois cent mots suffisent amplement pour s'exprimer, et si on en veut plus, il suffit d'aller sur Wikipedia pour en trouver de nouveaux. Il suffira de balbutier trois mots dans son iPhone, et ce dernier se chargera d'en faire une phrase complète ; plus besoin de les mettre dans l'ordre, le logiciel s'en chargera tout seul ; et puis après tout, pourquoi se soucier de l’orthographe, puisque mon logiciel de traitement de texte corrige les fautes tout seul ? Bienvenue dans la novlangue améliorée de George Orwell. Et puis viendra un jour où le réseau sera déconnecté, et ces grands couillons se regarderont avec des yeux ronds sans savoir quoi faire ; ils émettront de vagues borborygmes qui ne refléteront en rien leur pensée (cela étant, le drame ne sera pas bien grand, puisque de pensée, ils n'auront plus, cannibalisés qu'ils seront par tous leurs bidules numériques, de Google Map à Twitter, en passant par Youtube et ses vidéos de chats).  Le véritable problème, c'est en fait que des personnes telles que Michel Serres, éminents intellectuels, disposent d'une masse de connaissances qui les met à l'abri du besoin ; ils ont une culture telle qu'ils peuvent profiter à la fois des avantages de celle-ci, mais également mettre à profit les possibilités offertes par les outils numériques. Notre nouvelle génération le peut-elle ? Le risque est très grand, il me semble, que la mémoire externalisée phagocyte cette mémoire interne qui est indispensable ; qu'elle se substitue complètement à elle, de manière irrémédiable. 
Diane Arbus, Enfants handicapés

Tout cela me rappelle cette histoire de la blonde qui passait son temps avec des écouteurs sur la tête. Elle ne les enlevait jamais. Ses amis lui demandaient pourquoi, mais elle répondait toujours évasivement, parvenant à se dérober. Et puis un jour, pour rire, ses amis décident de les lui ôter pour découvrir ce qu'elle peut bien écouter, 24 heures sur 24. La voilà tout à coup saisie de convulsions ; elle hoquette, elle tremble, elle devient rouge, puis bleue, ses traits se tétanisent, enfin elle tombe au sol, inerte. Elle est morte ; ses amis sont terrifiés. Et puis l'un d'eux met les écouteurs sur sa tête, et il entend :  « Inspirez...... Expirez......... Inspirez....... Expirez...... »
Bientôt nous risquons fort d'être comme cette blonde, reposant au sol, inanimés.
La culture sera morte, et nous avec.

Pour lire l'entretien de Michel Serres dans Libération :
http://www.liberation.fr/culture/01012357658-petite-poucette-la-generation-mutante
 

 

7 commentaires :

  1. http://culturevisuelle.org/totem/1680

    Internet nous rend-il plus intelligents ? Un article à lire, les commentaires aussi.

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  2. Sans avoir besoin de débrancher internet, les récents articles sur wikipédia ou autres outils du web mettent suffisamment en lumière les problèmes que peuvent poser une dépendance trop forte à internet : http://www.arretsurimages.net/vite.php?id=14689
    http://www.slate.fr/story/63219/youtube-innocent

    Enfin, je pense effectivement que ce genre d'intellectuels (type Michaud, Gunthert...)aime à se rajeunir, à jouer aux dernières modes, à soutenir des paradoxes contre les cercles de l’intelligentsia en se donnant des airs populaires.

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  3. L'analogie avec la blague de la blonde est plutôt bien trouvée.

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  4. Baby fait le buzz, comme toujours !
    A quand la suite ?

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  5. http://www.rue89.com/2012/11/09/dans-les-trous-noirs-de-wikipedia-236896

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  6. Je mets mon grain aussi :
    http://www.franceinter.fr/emission-la-tete-au-carre-limpact-des-nouvelles-technologies-sur-le-cerveau

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