L’un des choix
les plus évidemment problématiques pour une structure publique de ce
genre réside dans la sélection des travaux qui constitueront son fonds.
Dans le cas de nos institutions, une contrainte est connue dès le départ
il s’agit du centre ou du fonds d’art contemporain. Reste alors à
définir le terme. C’est dans le livre déjà cité de Raymonde Moulin que
l’on trouve l’explication la plus claire de ce terme : « Les définitions
de l’art contemporain se réfèrent soit à un critère juridique,
strictement chronologique, soit à un critère de périodisation
historique, soit à un critère de catégorisation esthétique, soit à la
combinaison de ces deux derniers. »[4] Pour approfondir ici
l’explication de Raymonde Moulin, nous dirons que, d’un point de vue
officiel – douanier, pour être précis –, sont des œuvres contemporaines
les œuvres dont les créateurs sont encore en vie ou, si ce n’est pas le
cas, les œuvres qui datent de moins de vingt ans. Les historiens ainsi
que les grandes maisons de vente aux enchères comme Sotheby’s
définissent l’art contemporain plus largement encore, puisqu’il s’agit
pour eux de l’art qui succède à la Seconde Guerre mondiale. Enfin, les
conservateurs de musée apportent à la classification chronologique un
sens esthétique et historique : qu’il s’agisse de l’art qui a moins de
trente ans ou de l’art qui se fait à partir des années 60, ils
considèrent tous plus ou moins précisément que l’art contemporain est
une catégorie esthétique de l’art, catégorie dont le décernement peut
valoir des luttes internes.
Picasso |
Un autre auteur dans un autre
ouvrage apporte une vision complémentaire et intéressante sur le sujet :
François Soulages dans Photographie contemporaine & art
contemporain conteste radicalement – et paradoxalement – l’aspect
chronologique du terme « art-contemporain » (auquel il adjoint un trait
d’union pour distinguer son concept de l’usage habituel et flou qui en
est fait). « L’art actuel est donc au moins à la fois classique, moderne
et contemporain. […] L’art-contemporain n’est pas contemporain. »[5] De
fait, pour François Soulages, l’art-contemporain désigne une manière
particulière de faire de l’art, manière qui cohabite avec les manières
classiques ou modernes. Pour résumer, l’art-contemporain introduit une
véritable « coupure épistémique » dans le champ de l’art, remettant par
exemple en question des notions qui jusque-là étaient évidentes comme
celles d’artiste ou d’œuvre. Celui qui aurait inauguré
l’art-contemporain serait Marcel Duchamp avec, en 1913, le premier
ready-made intitulé La roue de bicyclette. Ce qui signe la distinction
fondamentale et définitive de l’art moderne et de l’art contemporain est
certainement leur position vis-à-vis de l’œuvre d’art elle-même :
tandis que l’art moderne s’attache à créer une œuvre tangible (ce que
Dickie appellerait « un artefact »[6]), l’art-contemporain prête plus
d’importance à la démarche qu’à l’objet[7].
Duchamp |
[4]
Moulin, Raymonde, L’artiste,
l’institution et le marché, Paris, Flammarion, 1992 p.10
[5]
Soulages, François, Photographie
contemporaine & art contemporain, Paris, Klincksieck, 2012 p. 25
[6]
Dickie définit ainsi l’œuvre d’art en 1969 : « Une œuvre d’art, au
sens descriptif, est 1) un artefact, 2) auquel une société ou un sous-groupe
d’une société a conféré le statut de candidat à l’appréciation. » Dickie, George, « Defining
Art », in American Philosophical
Quartely, vol. 6, 1969, p. 253. Cette définition a donné
lieu à de nombreux débats. Pour approfondir, cf. Michaud, Yves, L’art à l’état gazeux, Paris, Stock,
2003, pp. 157 à 160.
[7]
François Soulages cite Octavio Paz : « Le silence de Duchamp est
ouvert : il affirme que l’art est l’une des formes les plus élevées de la
vie, à la condition que le créateur échappe à un double piège : l’illusion
de l’œuvre d’art et la tentation de prendre le masque d’artiste. L’une et
l’autre nous pétrifient : la première fait d’une passion une prison, la
seconde d’une liberté une profession. »
On retrouve dans Le Photographique, de R. Krauss, une autre citation de Paz sur Duchamp, qui va dans le même sens : « une œuvre qui est la négation même de la notion moderne d’œuvre ».
De plus, il n’est pas inutile de remarquer que cette
définition fait appel au concept d’œuvre immatérielle, lequel a été réellement
mis en œuvre – si je puis dire – dans les années 60 par les artistes
conceptuels. On retombe ainsi sur la définition des conservateurs de musée
proposée par Raymonde Moulin.
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Pour rigoler
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