On nous a longtemps dit que l'art contemporain, l'art qui se dit contemporain, se révoltait justement contre l'art, on a même utilisé le terme "anti-art" (il faut bien entendu prendre ce terme au second degré car les personnes qui exerçaient dans "l'anti-art" n'étaient ni des artisans, ni des commerçants, ni des publicitaires, bref, il est clair qu'ils ne peuvent être classés et compris qu'en tant qu'artistes eux-même). Cette révolte contre l'art - et contre son corrélat a priori nécessaire, l’œuvre - prend, lit-on habituellement(1), surtout deux visages (et, bien sûr, tous les degrés entre les deux) : celui de l'éphémère et celui de l'immatériel. L'éphémère avec toutes les performances, les happenings, sous la houlette de Beuys par exemple ; l'immatériel prendrait comme sources certainement Duchamp lui-même qu'on place très souvent comme père du mouvement conceptuel qui est bien sûr l'avènement de l'immatériel : les statements de Weiner pourraient en être une bonne illustration.
Beuys - I like America and America likes me |
Cet immatériel est problématique à plusieurs endroits : il distingue d'abord l'espace du temps, il est la caractéristique de quelque objet utopique qui donnerait du temps et pas d'espace ; est immatériel ce qui ne prend pas place dans l'espace. Une chose - qui ne serait pas une chose, justement - qui existerait mais qui serait intangible. C'est la grande légende, le grand mythe de notre siècle informatique ; et tous les artistes de l'immatériel peuvent au moins se targuer de l'avoir anticiper.
Nous sommes en effet dans l'époque du virtuel, du mouvant, de l'inconsistant, de l'incorporel. On me comprendra mieux si l'on se rappelle que le terme qui s'oppose à virtuel n'est pas réel comme l'usage commun peut le laisser supposer, mais, avant tout, actuel. Ce qui est virtuel n'est pas irréel ou immatériel ou intangible, car rien ne l'est (nos espaces de données ont bel et bien un lieu et un temps, en témoignent les douloureux et trop courants crash de disques durs ; et en dernière instance il nous faut bien admettre que nos idées mêmes ont bien un lieu où exister), il est seulement inactuel ou bien mieux encore, pour réutiliser un terme que l'informatique nous prête utilement : réactuel.
Il en va de l'art-immatériel comme de l'informatique, il est à la lettre réactuel, c'est-à-dire que l'on peut le mettre à jour, le rendre actuel, le faire apparaître là où il n'était pas. Selon les mots de Kosuth, quiconque dans la rue peut se réapproprier ses œuvres à condition qu'il puisse se souvenir et dire ou écrire les phrases en quoi consistait l’œuvre. L’œuvre n'avait pas disparue en attendant, elle n'est pas re-créée à chaque moment, elle n'est pas re-matérialisée, elle n'avait jamais cessé d'être matérielle, parce qu'elle existe effectivement la plupart du temps dans les collections d'art à travers le monde, parce qu'elle est le plus souvent aussi enregistrée aussi sur les disques durs du monde entier, imprimée sur des milliers de livres, mais aussi parce qu'elle était encore vivante dans le souvenir que quiconque pouvait en avoir.
Ce que je veux dire ici, afin de clarifier un peu ce point, c'est que l'immatériel, ou le réactuel, n'est pas une question d’espace, mais bien une question de temps. L’œuvre n'est jamais abattue. Par ce que nous avons dit plus haut de la position des personnes qui prétendaient mettre fin à l'art il y a quelques dizaines d'années et qui prétendaient le faire depuis le champ de l'art, mais aussi par ce que nous avons dit ensuite, que toutes ces œuvres "d'anti-art", ces œuvres "immatérielles", existent bel et bien quelque part, ont été créées - au sens d'origine de "l’œuvre", l'opera des maçons et des ouvriers ; enfin, parce qu'il existe toujours in fine un objet, une chose, que l'on montre, que l'on vend, que l'on distribue.
Il n'est cependant pas question de dire que les trois modalités de l’œuvre que nous avons rapidement évoquées sont équivalentes, loin de là. Elles nous présentent en fait des expériences fondamentalement différentes du temps : de l’œuvre durable qui est presque immuable dans le temps (au moins à une échelle humaine) et qui suppose certainement, mais ce serait là l'objet d'un autre débat, une humilité au réactuel qui suppose une consommation (et nous pouvons donner ici à ce terme complexe ses deux sens d'utilisation d'une chose et de consomption de cette chose) en passant par l'éphémère qui pourrait être une expérience intermédiaire, il nous reste à tracer ou à imaginer les frontières que ces termes peuvent suivre.
Peut-être ces précisions clarifieront un rapport parfois trouble à l’œuvre, dénoncée par ceux-là même qui ne parviennent pas à s'en défaire, un rapport à l'immatériel qui vire parfois au ridicule avec la récente vente aux enchères au Palais de Tokyo de "l'immatériel"(2) ! Sous couvert toujours de causticité, de corrosion du vieux monde de l'art croulant sous le poids de ses œuvres bourgeoises, le Palais de Tokyo ose nous proposer, dans une audace avant-gardiste rare, à qui un cours de dessin avec Fabrice Hyber, à qui boire un thé avec Hiroshi Sugimoto ou encore - mon préféré - avec Bertrand Lavier : "De minuit à minuit et demi, à la date de votre choix, l’artiste vous
emmène pour un tour inoubliable du périphérique dans sa Ferrari."
Si l'immatériel n'a pas réussi à abolir les rapports marchands comme tant de déclarations naïves et candides prétendaient le faire dans les années 60 et s'il a été rattrapé si vite par la folie capitaliste, c'est aussi parce qu'il y avait cette confusion à la base, qui croyait qu'on ne vendrait plus rien si l'on ne faisait plus rien ; il vendait en fait moins ou, mieux encore, moins longtemps, mais toujours pour le même prix, voire plus cher (n'est-ce pas là le rêve de tout entrepreneur capitaliste qui se respecte ?). Le rien est certainement l'art le plus difficile, et nombreux sont ceux qui l'ont mis en pratique, tous ceux qui, au quotidien, ne pratiquent pas l'art, il se pourrait bien que nous soyons tous les héros anonymes et finalement extrêmement banals de l'art véritablement immatériel.
(1) Notons toutefois que Raymonde Moulin trace une autre ligne dans les avant-gardes des années 60-70 : celle qui sépare le presque-rien du n'importe-quoi ; cette ligne qui distingue aussi deux modalités d'agression de l’œuvre n'est pas celle que nous étudierons ici.
(2) Voir http://palaisdetokyo.com/fr/conference/vente-aux-encheres-de-limmateriel
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