dimanche 9 octobre 2011

Alain Bashung, le langage et son double, partie 5/5


Partie précédente

Je voudrais pour finir évoquer deux procédés qui, s'ils ne rentrent pas pleinement dans les catégories factices forgées par mes soins, n'en demeurent pas moins des « points de surgissement » du sous-texte, des voies (voix ?) d'accès aux galeries qui parcourent les textes d'A.Bashung. Le premier de ces procédés est un hybride entre ce que j'ai pu dire sur le principe de l'allophone et le jeu sur le cotexte : citons ainsi, pour illustrer cette catégorie, des phrases telles que « les délices qu'on ampute pour l'amour du connasse », ou « tu sauras où l'acheter le courage », ou encore « et que ne durent que les moments doux ». Cette figure se déploie en deux temps : d'abord Bashung sélectionne un terme, que l'on peut croire neutre mais qui en réalité contient en son sein la possibilité d'une seconde lecture (ici seconde écoute ) ; puis il lui accole un second terme qui, par affinité sémantique, actualise en quelque sorte la seconde lecture possible du premier. Par exemple, il ne vient pas spontanément à l'idée d'entendre « lâcheté » où l'on nous dit « l'acheter ». Mais par l'association du mot « courage », son exact antonyme, cette métamorphose (dualité, ambivalence) devient immédiate et évidente. Ainsi, chacune de ces phrases peut s'entendre « en plusieurs dimensions ».

Loup


Enfin, la dernière figure que j'aimerais citer simplement pour mention (car rare dans sa forme pure, mais entrant selon moi parfaitement dans les critères de « sous-jacence »), est celle de la syllepse(1), qui présente selon moi le double avantage de constituer un point de basculement du texte (sorte de virage à 180°), et par là même un point de vacillement dans notre compréhension. C'est une figure qui, de ce point de vue-là, met en déroute tant le texte que l'auditeur ; le texte hésite, et l'on hésite avec lui. Ainsi : « […] un concours de circonstance qu'aurait engendré ce paysage désolé/de n'être pas resté ». Le basculement s'opère ici au niveau du mot « désolé », qui s'accompagne en plus dans la chanson d'une pause dans la scansion. (On notera que l'expression « un paysage désolé » peut constituer également une forme d'expression figée – au moins dans un certain type de littérature.) Ce terme, sur lequel s'opère la jonction de deux sens, propre et figuré, les unit, et fait résonner la solitude de l'un dans l'embarras de l'autre. Dire (ou faire dire) le plus de choses avec le moins de moyens (ici, le moins de mots), voilà ce qui pourrait constituer une sorte de programme esthétique pour A.Bashung.

Voilà donc dans les grandes lignes ce que j'aurais eu envie de dire quant à l'écriture d'A.Bashung, à ce que je crois être son fonctionnement, ses mécanismes, ses spécificités. Ce que je me suis efforcé de faire, rapidement, était de cerner les modalités d'existence du langage chez Bashung, ses différentes organisations, sa structure. Et de cette structure, le concept qu'il me semble falloir retenir est cette idée de densité, de permanence des images et de leur intégration en un plus vaste réseau. La langue d'A.Bashung est une langue qui me paraît trouée en même temps qu'elle est stratifiée, où les différentes lectures possibles se déposent en une multitude de couches, qu'il nous appartient de feuilleter. Voilà en fin de compte ce que nous pourrions identifier comme le système poétique propre à Alain Bashung ; et comme face à tout système, l'étude qu'il nous faudrait désormais entreprendre serait l'analyse des (éventuelles) failles dans ce système. A ce propos, l'un des textes qu'il me vient immédiatement à l'esprit comme se démarquant absolument de ce réseau de renvois permanents, est le sublime Samuel Hall, de Fantaisie Militaire. Tout y semble d'un absolu premier degré : absences d'images, de figures de style, de sous-texte, pauvreté du lexique, élocution hachée (bien que tout cela nécessite une plus profonde attention, évidemment). Tout est fait pour que, à l'instar du héros, ce texte se marginalise du reste de la production de Bashung. Et c'est finalement dans cette perspective macrostructurelle que s'accomplit à mon sens sa beauté, et qui en fait un alien dans l'œuvre du maître, et en ce sens, incarne la trace insurpassable de l'Autre.


(1)« Ce qui m'a toujours frappé chez mon père, ce sont ses mains. »

5 commentaires :

  1. Ultime commentaire à propos de ce beau travail. Je trouve un peu artificiel ce découpage de la forme, ici brillamment analysée, et du sens - dont il n'est finalement pas dit un mot. Ce parti-pris un peu structuraliste, de la clôture du texte, en définitive le dessert - car il le scinde, il le creuse d'un manque profond, l'unité formelle de l'oeuvre dont la forme EST le sens et dont les jeux de mots désespérés sont plus beaux de dire le désespoir. L'art est ici encore, forme donnée à l'angoisse.

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  2. Cher M.Notenov,
    Il est vrai que cet article prend résolument comme angle d'attaque l'étude de la forme de l'expression chez Alain Bashung, parfois et certainement au détriment de la forme du contenu. Mais cette dernière, indissociable de la première, loin d'être reniée, est plutôt ici atténuée. Et ce tout simplement parce que j'ai voulu dans cette étude poursuivre (ainsi que je le dis en début d'article) la réflexion amorcée par vous-même dans votre article sur Bashung, et qui, s'il traitait précisément de la forme du contenu, m'avait donné envie de me pencher sur cette forme de l'expression qui lui est si propre. Et je reconnais ne pas pouvoir me défendre de certaines influences structuralistes ... Je souhaite simplement que cet article, comme ç'avait été le cas avec le vôtre, puisse donner envie d'être approfondi, complété, poursuivi, dans une sorte de questionnement perpétuel, "car c'est des réponses que l'Homme meurt" ...

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  3. Oui, j'aime assez cette idée de la république des lettres, on parle avec des morts ou avec des vivants, on répond à des morts et à des vivants, à des hommes, en somme, que j'aime autant sans majuscule : il y a là un grand espace ouvert pour l'intelligence et pour la civilité. Je ne sais pas exactement de quoi l'on meurt, ni ce qu'est une réponse - je crois en vérité qu'il n'y en a pas, jamais, pour rien. Ce qui n'empêche pas, selon moi l'affirmation. Et l'homme porte une opinion aussi bien qu'un linceul. Je crois juste qu'il est bon, dans ces matières, de porter quelque chose. Comme à l'auberge espagnole, en somme. Croyez cependant que j'ai lu votre travail avec intérêt et profit. Et c'est d'un tout petit regret que nous glosons ainsi longuement.

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  4. D Mond, comme on dirait chez les musiciens pour désigner un auteur connu français10 octobre 2011 à 20:35

    tu gloses, tu gloses, c'est tout ce que tu sais faire looool

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  5. Envergure louable du projet mais difficulté d'en embrasser d'un regard la totalité, de l'assimiler complètement, de le digérer. Comme dans tout Bashung, il reste quelque chose qui résiste.
    Merci.

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