jeudi 6 octobre 2011

Alain Bashung, le langage et son double, partie 4/5

Cette remotivation de la langue trouve son accomplissement le plus radical dans le traitement que fait Bashung des locutions et autres expressions figées, qui surabondent dans le cours de son écriture. Je ne me lancerai pas dans un compte-rendu exhaustif de chacun des cas particulier de ce procédé, dans la mesure où il pourrait constituer à lui seul un article conséquent, mais je tâcherai de dégager les principes de sa mise en place, et ce que cela engage dans notre rapport au texte – et, partant, au langage. La locution, explique Le Grand Robert, est un « groupe de mots (syntagme ou phrase), fixé par la tradition (je souligne). ». Elle se caractérise également par le caractère « intangible » et « stable » de sa forme. On pourra également ajouter qu'elle constitue, par le fait même de son intangibilité, la modalité d'expression favorite du discours doxal (pour mémoire, « ensemble des opinions reçues sans discussion, comme une évidence naturelle, dans une civilisation donnée. »(1)). Il s'agit donc en un certain sens d'un matériau verbal – et poétique – plutôt vil. Or la prose de Bashung regorge véritablement de ces locutions, expressions figées, tics de langage : « avoir les mains sales » (Station Service), « pleuvoir des cordes » (Rognons 1515), « sans crier gare » (id.) , « sur le bout des doigts » (Mes bras), « faire une fleur » (J'ai longtemps contemplé), « se perdre en [...] » (Kalabougie), « fausser compagnie » (Fantaisie militaire), « le plus clair de mon temps » (J'passe pour une caravane), « la caravane passe » (id.), « partir en fumée » (Volutes), « être noir de monde » (Noir de monde), etc. Ce qui importe désormais est de saisir le traitement qu'il impose à ces locutions, ou autrement la manière dont il arrive à se sortir des sables mouvants de la langue, comme est-ce qu'il parvient in fine à la (re)mettre en branle. Il procède pour cela de trois manières différentes : soit par un jeu sur le contexte dans lequel il insère la locutions ; soit par un jeu sur son cotexte (à savoir les termes immédiatement présents dans l'environnement de la locution, d'un point de vue strictement syntaxique : quels sont les mots qui bornent, encadrent la locution, qui se situent dans son entourage immédiat ?) ; soit, empruntant à l'attitude surréaliste, par défigement de l'expression. Pour ne pas appesantir cet exposé déjà fort long, je ne retiendrai qu'un exemple pour chacun des types de traitement.

Concernant la relation au contexte général de la chanson, sa concrétisation à mon sens la plus éloquente est celle que l'on peut trouver dans le texte de Station service, extrait de l'album (précoce, mais néanmoins enthousiasmant) Roulette russe, à savoir : « Aujourd'hui j'ai plus les mains sales(2)». Cette phrase, qui intervient à de nombreuses reprises dans le texte (qui, d'une certaine manière, le rythme), subit l'action rétroactive du contexte de deux manières distinctes mais non contradictoires : en effet, le morceau dépeint, d'une part, la mort d'un « vice-président du conseil […] à l'arrière de sa DS », et de billet de « 100.000 lires » que l'on tend en faisant « promett[re] de n'jamais rien dire ». Ce genre d'affaire (on croirait du Manchette) justifie pleinement qu'en « lâch[ant] son job », on n'ait plus les mains sales, et la conscience tranquille. « Avoir les mains sales » aurait donc bien ici le sens (figuré) qu'on lui connaît, celui de se compromettre dans d'obscures affaires. Mais (et c'est le deuxième sens possible de l'expression), l'action se passe, ainsi que le titre l'indique, dans une « station service » (qui, ayant son permis de conduire, aura eu l'occasion de se rendre dans pareil lieu, connaîtra ce geste si particulier du garagiste qui au lieu de tendre la main, tend le poignet pour vous saluer, afin de ne pas encrasser la vôtre, de main, ce qui me donne irrémédiablement l'impression de serrer le moignon d'un manchot, et Dieu que cette phrase était longue) : on peut donc recevoir l'expression « avoir les mains sales » au sens propre (et sans mauvais jeu de mots), dans la bouche de celui qui en arrêtant son « job » n'a plus, enfin, à se soucier de l'état de ses mains, et à subir les remontrances de son épouse parce que quand même merde, fais gaffe au linge. Partant de là, l'habileté de Bashung réside dans le fait qu'il fasse converger les deux sens (propre et figuré) sur la même expression, sans qu'ils n'entrent jamais en conflit, et sans que l'on soit jamais capable de décider lequel des deux il nous faut retenir : on ne peut jamais trancher quant à l'orientation qu'il nous faut donner à cette phrase (nous pourrions parler d'un flou d'ordre « sylleptique » : flottement quant au sens, propre ou figuré, de l'expression). La seule chose dont nous puissions être sûr, c'est que par la mise en place d'un contexte spécifique appliqué à une expression particulière (ou, inversement, par le choix d'une locution spécifique dans un contexte particulier), il nous pousse à reconsidérer cette dernière dans toute son épaisseur : j'entends par là qu'il nous oblige, par une subtile mise en contexte, à repenser l'origine de l'expression. Nous sommes forcés de nous confronter à la dualité principielle de toute locution (qui prend sa source dans une situation concrète avant que de s'imager en se fixant), mais que l'usage nous fait perdre de vue.
Loup
En ce qui concerne le rapport au cotexte, on peut distinguer deux façons de procéder, toutes deux s'appuyant sur un usage particulier du lexique : par analogie, ou par antagonisme. Par analogie, j'entends que l'on trouve parfois dans l'environnement immédiat de la locution certains termes ressortissant du même champ lexical qu'elle, et que de cette proximité naît la figure. Ainsi pour la phrase suivante : « Je me tue à te dire / qu'on ne va pas mourir » (Mes bras) : la présence du verbe « mourir » fait immédiatement écho au verbe « tuer » (champ lexical de la violence et de la mise à mort), que pourtant l'usage nous à appris à ne plus entendre pour lui-même lorsqu'il s'inscrit dans la locution « se tuer à dire (qqch – à qqun -) » C'est la co-présence des deux termes qui nous pousse à revenir sur la locution (mais ce retour se fait inconsciemment), et qui nous permet d'entendre, ici, la violence sur laquelle elle se fonde. (A noter que l'énoncé devient dès lors caduc – une forme de paradoxe « Je meurs pour te dire qu'on ne mourra pas ». A noter également que ce type de pratique est valable dans le cas d'expressions telles qu' « un train s'en va sans crier gare », « il pleut des cordes sur ma guitare » (Rognons 1515), etc.). Mais cette prise de conscience peut également passer par le recours à deux termes antagonistes : « se perdre en retrouvailles » (Kalabougie) (ou encore « le plus clair de mon temps dans la chambre noire » (J'passe pour une caravane) (3)) : c'est donc ici le fait de rapprocher l'idée de « perte » et celle de « retrouvailles » qui fait sens. Le phénomène majeur qu'entraîne ce jeu sur le cotexte (qu'il fonctionne par antagonisme ou par analogie), est qu'il nous pousse à reconsidérer la locution dans toute sa matérialité – ou, si je puis dire, dans toute sa texture. Bashung confronte d'une certaine manière l'espace figé de la locution, et l'espace dynamique de la phrase (ou du syntagme). L'auditeur bâtit le sens de manière progressive, et c'est cette entreprise de dévoilement qui le conduit à reconsidérer la locution, une fois opérée la compréhension du syntagme dans son ensemble. La présence du cotexte provoque en quelque sorte le vacillement de la locution, par un mouvement de va-et-vient permanent sur l'axe syntagmatique, d'un espace à l'autre. Même s'il ne s'agit pas d'un « défigement » en règle (au sens où pouvaient l'entendre les surréalistes -cf. infra -), cela participe tout de même d'une forme « d'ébranlement » de la locution. Le terme d' « expression figée » signifie bien que le récepteur identifie le syntagme comme un bloc, dont les différentes composantes restent inconsidérées pour ce qu'elles sont. En rétablissant des liens de type lexical, Bashung rend perceptible un ou plusieurs éléments en particulier de la locution – il lui rend son particularisme. De cette manière, il nous fait entendre en quelque sorte les « rouages » de la langue. Plus que de « remotivation » au sens linguistique du terme, je préfèrerais parler ici de réactivation de la locution.

Enfin, la troisième manière d'exploiter ces « phénomènes linguistiques » particuliers que sont les locutions (et assimilés), est le « défigement » de certaines « expressions figées », justement, tel que le pratiquait les surréalistes, c'est-à-dire par l'intervention directe sur la configuration interne de l'expression (notamment par modification de sa structure syntaxique) : ainsi Madame ne rêve pas à des « foudres de guerres », mais bien « de foudres et de guerres » (Madame Rêve). De la même manière, ça n'est plus « la caravane qui passe », mais bien « Je [qui] passe pour une caravane ». L'expression est donc mise à nue, en une sorte de dissection, puis « remontée », de sorte qu'elle nous apparaisse comme neuve -ou du moins, inouïe.

Par tous ces procédés, A.Bashung participe en quelque sorte d'une remise en cause de la transitivité de la locution : on ne glisse plus sur elle comme sur ce bloc syntaxique que l'usage nous a appris à ne plus considérer pour lui-même, mais pour ce à quoi il renvoie : on est forcé de l'appréhender de manière individuelle. L'informulé (ou le non-formulé depuis trop longtemps, sur lequel se construit toute locution) remonte à la surface, se fait véritablement entendre. Bashung débarrasse la locution de son surpoids doxal, et elle devient ainsi, par son incongruïté et son intransitivité fraîchement acquise, un matériau à fort potentiel poétique(4).


(1)« Chaque parler (chaque fiction) combat pour l'hégémonie. S'il a le pouvoir pour lui, il s'étend partout dans le courant et le quotidien de la vie sociale, il devient doxa, nature : c'est le parler prétendument apolitique des hommes politiques, des agents de l'État, c'est celui de la presse, de la radio, de la télévision, c'est celui de la conversation (…) R.Barthes, Le Plaisir du texte, p.47
(2)Avoir les mains sales : Se compromettre (on pense à Ponce Pilate) (3)« Le plus clair de mon temps, je le passe à l'obscurcir » B.Vian, L'Ecume des jours (4)« La tâche de l'art est d'inexprimer l'exprimable » R.Barthes, Essais Critiques
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3 commentaires :

  1. Par rapport aux photos, ça me fait penser : allez voir We need to talk about Kevin, c'est une tuerie.

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  2. L'illusion de la dissertation universitaire si bien tissée se déchire un peu dans cet article... Lassitude, excentricité, réappropriation de la pensée ?

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  3. C'est vrai qu'en certains points, on peut lire une sorte de vacillement du discours "universitaire" - lors du passage sur Station Service notamment, isn't it ? Quant à savoir pourquoi ... Peut-être que, parlant de défigement, mon dire à contaminé mon dit, la forme dissertative étant, en un certain sens, doxale elle aussi. Et puis, Desproges ...

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