mercredi 17 juin 2015

La loi du marché : film stupide ou crétin ?

La loi du marché (Stéphane Brizé, 2015) met en scène Thierry, ouvrier licencié depuis plus d’un an, à la recherche d’un emploi, entre humiliations quotidiennes, espoir et désillusion. Nous suivons, au plus près, son entrevue à Pôle Emploi, son entretien d’embauche par webcam, la vente de son mobile-home pour tenter de sauver sa maison, sa discussion avec sa banquière… Finalement Thierry trouve un emploi de vigile dans un supermarché : il se rend vite compte – cela lui est expliqué rapidement – que son rôle va être davantage de surveiller les employés eux-mêmes plutôt que les clients. 

Le cinéma de Stéphane Brizé est naturaliste : pas d’effets de mise en scène, la vérité brute, nue, des plans longs, à la limite parfois de l’ennui – confer la visite puis la négociation entre Thierry et sa femme et un couple d’acheteur pour le mobile-home. 

Oui, Thierry a une femme ; et puis un fils, handicapé. Stéphane Brizé n’en ferait-il pas trop, dans un mélange incertain entre Zola et Dickens ? À trop vouloir faire de pathos, son film risque de perdre toute crédibilité. Heureusement, des instants lumineux, émouvants, entrecoupent la grisaille : le cours de danse, la scène familiale… c’est, peut-être, l’une des seules qualités du film : parvenir à maintenir l’espoir, une certaine légèreté.


Parce que sinon, La loi du marché est un film insignifiant. Enfin, il fait sens, mais pas dans la direction que voudrait lui imprimer Stéphane Brizé.
Le dispositif cinématographique, avant tout : occupé à produire un effet de réel, quasi documentaire, le réalisateur oublie, tout simplement, de faire du cinéma (1). Rivé au réel, Stéphane Brizé obère ce qui fait le cinéma : la grâce, l’évadée, la création… On ne lui demande pas, bien sûr, de colorer son film version pop et de faire danser et chanter ses comédiens, ni de faire de grands mouvements de grue ou un bel éclairage à la Rembrandt, ni d’inviter Woody Allen, mais tout de même… on a souvent stigmatisé – à raison - Sebastiao Salgado pour son esthétisation de la misère la plus noire, la plus sordide, pour en faire de beaux tableaux encadrés dans les galeries, offerts au bourgeois, mais cela justifie-t-il la pauvreté du cinéma de Stéphane Brizé ? 

Sebastiao Salgado, Réfugiés, Éthiopie, 1984
(Le montage n'est pas le fait du photographe)


Cinématographiquement, La loi du marché n’existe pas. Le film ne vaut que pour son propos, assez juste au demeurant : la brutalité du capitalisme, qui met en concurrence les travailleurs les uns avec les autres, les obligeant même à se surveiller mutuellement et se dénoncer les uns les autres, au point de perdre leur dignité même. Ainsi, reptation et imploration constituent-elles les deux mamelles du capitalisme moderne, et Thierry se voit bien obligé de surveiller, sur ses écrans, les caissières pour vérifier qu’elles ne s’empareraient pas des bons de réduction oubliés par les clients – confondues, deux d’entre elles seront licenciées – l’une d’elle se suicidera sur son lieu de travail.
Cela vaut-il que l’on oublie de faire du cinéma ? Non. Un film comme
Louise Wimmer (Cyrille Menegun, 2012), très dur lui aussi, mettait en scène cette précarité de manière bien plus intelligente - je pense également à Bird (Pascale Ferrand, 2015).


Cela dit ce film, sans le vouloir, pose bien cette question : quelle place pour l’engagement politique en art ? Bernard Génin, dans le magazine Positif de juin 2015, disait, en conclusion de sa critique du film Un Français (Diastème, juin 2015) : « Le film ressemble à un tract rédigé à la hâte et lourdement explicatif. Cela dit, à l’heure où le Front national tente de maquiller sa façade, tout ce qui peut rappeler que rien n’a changé dans l’arrière-boutique, et surtout dans quelle ignominie plongent ses racines, est le bienvenu ». Le propos prend ainsi, comme dans La loi du marché, le pas sur la forme, transformant le film en un manifeste tristement didactique, et partant, sans aucun intérêt artistique. Appauvrir la forme au profit du fond, c’est condamner l’esprit humain à la rétractation, l’assèchement, le recroquevillement, alors qu'il a besoin, comme toujours, de création, de réflexion, si ce n'est de sublime ; de souffle, d'envolée, de lyrisme... Quel triste monde que celui de Stéphane Brizé, qui n'a à nous offrir que le naturalisme de Zola sans le style d'Émile ! 




1. Le processus naturaliste - si ce n'est néo-réaliste - est poussé à l'extrême puisque, aux côtés de Vincent Lindon, l'on ne voit que des amateurs, jouant peu ou prou dans le film le rôle qu'ils jouent dans la vie. Cela dit, c'est Vincent Lindon qui repart avec le prix d'interprétation (alors qu'il est arrivé que des acteurs soient primés à titre collectif), et pas les amateurs (faut pas déconner non plus), qui ne servent finalement que de caution, de faire-valoir à la stratégie de Stéphane Brizé, dont l'insincérité fondamentale est ici mise à nu, et partant l'insincérité ontologique du système qui le porte au pinacle. Mais comment des jurés dont l'esprit est entièrement bouffépar l'esprit du star et du mass-système pourraient-ils ne serait-ce qu'effleurer cette vérité ? 

10 commentaires :

  1. Bon tract, mais mauvaise oeuvre d'art, alors ?

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  2. Absolument.
    Et encore, mais je développerai plus tard, ce film fait mine de s'intéresser au "petit peuple", mais finalement ne dit rien. Il n'y a pas de profondeur de vue, pas d'analyse globale, juste de l'anecdote, passablement racoleuse.
    Des arguments viendront plus tard étayer ces derniers propos péremptoires.

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  3. JeanPatrick M.19 juin 2015 à 16:23

    Analyse stimulante d'un film qui ne l'est pas tant, je ne peux que souscrire à la première thèse exposée ici selon laquelle la charge pathétique du film nuit globalement au projet d'ensemble du réalisateur, qui se prend les pieds dans le tapis de la surenchère là où tout son dispositif filmique crie par ailleurs ses velléités de sécheresse. L'apitoiement culmine en certaines scènes du film où Thierry, en plus de ne pas avoir de travail, s'avère n'avoir pas plus de sens du rythme - et où le professeur principal de Mathieu, le fils handicapé, signale tout de même à ses parents que les résultats ne sont pas bons. Tout va mal, donc, dans le monde de Thierry - trop mal, et c'est bien là l'une des principales lacunes de ce film pathogène qui prétend par ailleurs à l'objectivité.
    En revanche, et concernant justement cette question de l'objectivité, je ne pense pas que La Loi du marché soit un objet cinématographiquement nul ; s'il s'y exhibe en effet un parti pris permanent d'austérité confinant à la froideur, cela n'empêche pas pour autant Stéphane Brizé d'avancer certaines propositions filmiques qui, pour discrètes qu'elles soient, n'en sont pas moins du cinéma : cinéma, la focalisation permanente sur le personnage de Thierry, même et surtout lorsque celui-ci n'est pas au centre de l'action (interrogatoires, enterrement, bashing en formation) ; cinéma, l'usage des caméras de surveillance de manière aussi frontale ; cinéma, la longueur des plans, leur fixité - et leur interruption, souvent brutale.
    Il faut donc se garder d'évaluer la dimension esthétique d'un film (ou d'un livre, ou d'une bande dessinée) au seul prisme du sublime, qui ne saurait épuiser tout ce que l'on est en droit d'attendre d'une oeuvre d'art. Il y a une vraie force du style blanc, du retrait, du neutre, qui ne se confond pas avec une absence de style. Et la pudeur peut elle aussi susciter création, réflexion, souffle, envolée, lyrisme ...

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    1. Absolument d'accord en ce qui concerne le retrait, le style blanc, etc. En l'occurrence, il me semble qu'il s'agit ici d'avantage d'un "non style non-pensé" que d'un "non style pensé". Ou alors, il est mal pensé, et le résultat est ici très pesant.

      En ce qui concerne mon utilisation du mot sublime, je renvoie à une publication précédente sur "La vie de Judas", pour insister sur la différence fondamentale entre le sublime et le grandiose, le grandiloquent. La vie de Judas est sublime, Apocalypse Now (Coppola, 1979) est grandiloquent et boursouflé.

      Pour résumer :

      a/ le sublime n'est pas nécessairement grandiose (et peut être d'autant plus saisissant qu'il part de peu)
      b/ l'absence de sublime n'est pas forcément rédhibitoire, et un travail sur le style "neutre" peut être tout à fait intéressant.

      Mais, par exemple, Jean Patrick Manchette, c'est du non-style qui est peut-être pensé mais qui, au bout de cinq minutes, tombe des mains de toute personne saine d'esprit. De même, à l'opposé du spectre, la série des San Antonio, avec son style exacerbé, permanent et tape à l'oeil, n'est pas supportable, tout simplement parce qu'ici le style tente de cacher l'absence totale de fond et qu'il n'est qu'au service de lui-même, et que le spectateur, au bout de trois lignes, épuisé, n'a plus qu'une envie : lire du Manchette.

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  4. Rholala le match est relancé, ça s'annonce passionnant comme u ne coupe du monde de football féminin (ou féminine ?)

    On en revient toujours là, mais je me demande en quoi le fait qu'il soit "pensé" ou "non-pensé" ajoute de la valeur ou du plaisir à un style, ou à une oeuvre. Homère avait-il conscience de faire des épithètes homériques ? Dieu savait-il qu'en écrivant la Bible il allait changer le monde ?
    Sans vouloir affirmer avec Duchamp que c'est le regardeur qui fait l'oeuvre, je pense qu'il faut trouver un entre-deux ; n'y a-t-il pas aussi de la beauté dans l'immaîtrisé, dans la perte de contrôle ?
    Et le non-style existe-t-il ? Je ne connais ni le réalisateur, ni ce film ni aucun des autres films qu'il a pu faire, mais peut-on vraiment imaginer qu'il ait atteint un tel niveau de reconnaissance sans jamais avoir réfléchi à sa pratique, sans jamais avoir pris de décision stylistique ? Est-ce que tout est guidé par le hasard (mais n'est-ce pas déjà un choix ?) ou par l'habitude (qui n'est pas neutre non plus) ? J'ai du mal à y croire.
    Ou alors faut-il comprendre l'assertion "ce n'est pas du cinéma" comme un autre grand classique "ce n'est pas de l'art", simplement pour dire que c'est du mauvais cinéma, ou du mauvais art ?
    Dans ce cas, c'est particulièrement violent, et l'on sait, après Nathalie Heinich (1998 ; 2000) que cela brouille inutilement des notions et un débat qui sont déjà complexes.

    Le style neutre, ou blanc, ou je ne sais pas comment on pourrait l'appeler, libre à chacun de l'apprécier ou non. Mais il me semble qu'on ne peut pas non plus nier son importance historique, si ?
    Mais si je me rappelle bien, tu réfutes aussi le rôle de l'histoire dans l'appréciation des oeuvres ?

    Ceci dit, je n'ai ni vu le film en question, ni lu san antonio ou JPM, je donne mon avis, c'est juste pour relancer le débat.

    Bien à vous,
    VdB

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  5. Cher Vent Debout,

    Merci pour vos excellentes remarques qui ne peuvent que contribuer à enrichir le débat.

    Quand je parlais de non-style, je parlais du style "utilitaire", utilisé "par défaut", en quelque sorte. Ainsi, par exemple, Guillaume Musso fait-il partie (j'ai lu deux de ses ouvrages) de cette catégorie : il n'y a, chez lui, rien. C'est à dire que les mots servent seulement à faire avancer une intrigue (remarquable de médiocrité), sans recherche, sans surprise, sans relief... il ne s'agit pas ici d'une recherche sur un style "neutre", ou "blanc", mais juste de poser des mots les uns à côté des autres. Tout comme, au cinéma, de nombreux films se contentent de faire avancer l'intrigue par la juxtaposition d'images - de plans - sans aucune recherche, se contentant de la base de la grammaire cinématographique (l'utilisation systématique, ou quasi, du champ-contrechamp lors de scènes dialoguées, par exemple). C'est cela que j'appelle le non-style : l'application simpliste de la "grammaire", qui sert juste à illustrer une histoire. Et ça, c'est nul.

    En ce qui concerne La loi du marché, mon assertion établissant la présence d'un non-style non-pensé est, dans le fond, fausse, puisque Brizé et Lindon revendiquent ce mix entre documentaire et fiction (et, dans la bouche de Brizé, cela semble être une innovation majeure - il oublie peut-être qu'il y a une catégorie qui s'appelle le docu-fiction ; et qu'en outre, comme un critique le faisait remarquer dans Les Cahiers du Cinéma, ça existe déjà, ça s'appelle "Entre les murs", et ça a reçu la palme d'or en 2008 (et soyez certain que j'exècre ce film aussi, ainsi que le livre homonyme dont il est tiré).

    Donc, dire que Brizé est juste un nullos qui a choisi cette forme stylistique par défaut serait malhonnête. Cela étant, cette démarche, je la critique en l'occurrence parce que j'estime qu'elle ne mène à rien, et que dans le cas présent, c'est mal traité et maladroit.

    ensuite, ce n'est pas parce qu'il bénéficie d'une certaine reconnaissance (ce qui est le cas), éventuellement doublé d'un réel succès public (700 000 entrées pour le film) que ça ne pourrait pas être un médiocre, voire un tartuffe. On peut tout à fait se permettre de critiquer un artiste établi en considérant que sa démarche est malhonnête, qu'il est médiocre, sur-coté, fasciste, xénophobe, etc. Ainsi, Le Ruban Blanc d'Haneke (palme d'or 2009) était pour moi un film inepte sur tous les points, malgré mon respect pour certains films d'Haneke. Bien qu'encensé, je me suis permis, dans ma petite tête, de conchier ce film, avec une batterie d'arguments que je ne développerai pas ici.
    Et Salgado alors ? Et les romantiques ? Ne peut-on pas les conchier, ces derniers ? estimer qu'ils ont fait beaucoup de mal ? Qu'ils sont, souvent , insupportables ? (Et encore je crois ne pas être, parmi les membres de cette auguste assemblée, le plus fort contempteur des romantiques). Bref, l'argument de la légitimité - et il faut poser la question : qui légitime, pourquoi, quelle époque, etc. - n'est pas valable en soi - et je pense que nous sommes d'accord là dessus.

    Quant à dire "ce n'est pas du cinéma", ou "ce n'est pas de l'art", ce serait stupide : le film de Brizé, même si à mon sens il se rapproche du degré zéro de la cinématographie, est bien un film (à mon avis, extrêmement mauvais), tout comme Musso est effectivement un écrivain - toujours selon moi, un très mauvais écrivain.
    Si j'ai pu laisser croire dans mes propos que je ne considérais pas La loi du marché comme un film, je m'en excuse.

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  6. Mon cher CantalIndépendant,

    J'aimerais profiter de la tribune que vous m'offrez pour préciser deux détails pour nous éviter de sombrer dans l'approximation, ou la mauvaise foi.
    Les mots que vous me prêtez ne sont pas exactement ceux que j'ai écrits : je n'ai pas dit qu'un film reconnu ne pouvait pas être médiocre, mais plutôt j'ai voulu dire qu'il s'agit d'un élément permettant de penser qu'il avait peut-être un peu réfléchi à ce qu'il faisait (non pas une preuve, certes).
    Je voudrais dire aussi que je préfère cent fois lorsque vous admettez que tel film a un style, mais que ce style vous déplait, et que vous expliquez pourquoi cela vous déplait que lorsque vous lui déniez un style dans le but de le stigmatiser. Car je pense qu'il n'y a jamais de non-style (ni de non-choix), mais que cela ne signifie pas que tous se valent et que tous sont bons.

    Merci de nous aider à rester éveiller,
    Fort à vous,
    Van, pour les intimes

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